El Salvador, la sécurité au prix de la démocratie


Des prisonniers à moitié nus et menottés, les uns à la suite des autres ou à genoux en rang, entourés par d’innombrables gardiens, vous êtes bien sur l’un des réseaux sociaux du Président d‘El Salvador.

Ce petit pays de 6 millions d’habitants, que la majorité d’entre nous ne pourrait pas placer sur une carte sans y réfléchir à deux fois, est sans doute l’un des endroits les plus bouillants d’Amérique Latine et pour cause, il fait partie des plus dangereux du monde. Depuis des décennies, les rues sont contrôlées par la mafia, les maras, bandes de trafiquants de drogues établis à travers l’Amérique Centrale.

Mais la situation change très rapidement. Depuis son élection en Mars 2019, son président, Nayib Bukele, a mis en œuvre une campagne très efficace, et violente, de lutte contre les gangs du pays.

Alors que son premier mandat arrive bientôt à terme, il est aujourd’hui l’homme le plus populaire d’Amérique Latine, loin devant le Pape. Et ce succès tient beaucoup à ce que Mr. Bukele s’est révélé un maître de la communication, en particulier sur les réseaux sociaux (étant un ancien du milieu de la publicité, il sait utiliser avec d’excellents résultats la communication en ligne, f).

Sa réussite face aux criminels lui a permis d’accumuler des pouvoirs suffisants pour remettre en cause la démocratie au Salvador. Une recette à faire baver d’envie les apprentis autocrates.

Le succès inouï de sa guerre contre le crime

Au 8 Novembre 2023, ce sont plus de 73.800 hommes (entre 18 et 29 ans) qui ont été incarcérés dans les prisons du pays en 2 ans, avec comme motif “appartenance à un gang criminel”. Au total, ce sont plus de 100.000 personnes qui sont sous les barreaux, soit 1.7% de la population du pays (le plus haut taux au monde, devant les Etats-Unis).

Au Salvador, n’importe qui suspecté de faire partie d’un gang, avec un tatouage suspect ou même seulement sur la base d’une dénonciation anonyme est mis en prison sans procès. Seule une partie d’entre eux passent dans un tribunal, mais toujours par groupe de plusieurs centaines de suspects pour un seul juge.

Depuis sa nomination comme Président, Nayib Bukele se félicite d’avoir fait baisser le taux d’homicide de 51/100.000 habitants (2018, juste avant l’élection) à 7,8/100.000 (2022). Et, le 12 Mai 2023, il publiait sur Instagram une vidéo annonçant que 365 jours avaient passé sans un seul homicide dans le pays, une première depuis son indépendance.

Et, si des analystes pointent du doigt le fait que le nombre de meurtres diminuait déjà drastiquement avant son mandat (grâce à des efforts de négociations entre les gouvernements précédents et les chefs des différents gangs), c’est bien Nayib Bukele qui en ramasse tous les lauriers.

Taux d'homicide au Salvador 2014-2022 (nombre d'homicide / 100.000 habitants)

Source : https://www.statista.com/

En effet, malgré l’aspect très discutable de ses méthodes, il est indéniable que la peur a changé de camp dans le pays.

Il y a quelques années seulement, les membres de gangs se pavanaient librement dans la rue, extorquaient les habitants en plein jour et s’en sortaient sans aucune poursuite. Ceux assez braves pour aller voir la police (terriblement corrompue, est-ce nécessaire de le préciser ?) ne pouvaient rien espérer, car aucun criminel n’était jamais condamné par manque de témoignage devant les juges, pour les raisons que l’on imagine (enlèvements, massacre des membres des familles, etc…)

Aujourd’hui, ce sont ces mêmes narco-trafiquants qui se cachent, maintenant qu’une simple lettre anonyme suffit à les envoyer croupir dans des prisons surchargées et ultra-violentes sans espoir de jugement favorable. Ils se cachent donc dans les villes et villages, chassés continuellement par la police et l’armée. Par exemple, le 3 décembre 2022, le gouvernement a fait encercler et assiéger la ville de Soyapango, 2ème ville du pays, par 10.000 soldats, menant à l’incarcération de 140 criminels présumés. L’armée en a profité pour détruire tous les tags et symboles de gangs de la ville.

Pour les habitants, la fin de la mainmise des maras sur le pays ressemble à un conte de fée. Nayib Bukele est soutenu, selon plusieurs sondages internes comme externes au pays, par entre 80 et 90% de la population.

Et cette situation est aussi favorable à l’économie nationale : en 2016, la violence de gang coûtait près de 16% du PIB du pays (et cela ne prend pas en compte le coût de la corruption endémique). Et les habitants peuvent même ouvrir des magasins sans craindre de devoir verser une compensation chaque mois à quelques mafieux.

Dans cette partie du monde qui connaît la violence et la peur sans fin depuis des siècles, la sensation de sécurité semble être un cadeau du ciel, ce qui explique la popularité sans précédent de Bukele.


Vers un démantèlement de la démocratie salvadorienne ?

Mais ce succès hors du commun vient à un prix : plus le temps passe et plus El Salvador glisse vers l'autoritarisme.

D’abord, la politique d’incarcération sans jugement provoque aussi la mise en prison d'innocents, dénoncés par jalousie, haine ou qui sait quelles autres raisons. Plus de 7000 ont déjà été libérés, mais le gouvernement ne semble pas pressé d’admettre ses erreurs et sa responsabilité.

En Mai 2021, le Parlement, dominé par son parti Nuevas Ideas, a voté la destitution de tous les juges de plus de 60 ans (soit des juges), dont la grande majorité étaient opposés à sa politique, menant l’opposition et la communauté internationale à qualifier l’acte de “purge” et de “dérive autoritaire”. Il n’empêche qu’en plaçant des juges loyaux à la tête de la Cour Suprême, Bukele s’est ouvert la voie pour mettre en branle son projet de lutte contre les gangs, mais aussi pourquoi pas à une extension accrue de ses pouvoirs

Cela passe aussi par une réforme du système politique : sur une proposition du Président, le 7 Juin 2023, l’Assemblée Législative a réduit le nombre de sièges au Parlement de 84 à 60, en fusionnant plusieurs circonscriptions. Sans surprise, la plupart des sièges disparus appartenaient à l’opposition.

Pour forcer l’application de cette politique sécuritaire, Bukele a fait déclarer l’état d’urgence par le Parlement. Depuis le 27 Mars 2022, il est constamment renouvelé tous les 30 jours après un vote (toujours 67 voix pour et 17 contre). 

Cet état d’urgence donne au Président des pouvoirs étendus, notamment législatifs. 

C’est ainsi qu’il a pu faire voter et adopter une loi visant les organes de presse d’opposition (El Faro, El Pais, La Prensa Gráfica entre autres). A partir d’Avril 2022, peuvent être condamnés à entre 10 et 15 ans de prison les journalistes accusés de “propager les messages des gangs et l'anxiété”.

Assez vague pour cibler à peu près n’importe qui.

De plus, entre 2019 et 2022, ce sont 35 journalistes qui ont découvert être espionnés à travers le logiciel Pegasus.

Ces pressions ont poussé la rédaction d’El Faro à fuir et s’installer au Costa Rica pour échapper aux accusations par le gouvernement de blanchiment d’argent, étrangement juste après que ce même journal ait révélé qu’entre 2019 et 2020, Bukele et ses ministres ont négociés avec les principaux gangs pour diminuer le taux d’homicide et une aide lors des élections en échange de meilleures conditions en prison.

Les tribunaux étant à la solde du gouvernement, la fuite était l’unique option.

Ce contrôle de l’outil judiciaire a aussi aidé le gouvernement Bukele a échapper à des poursuites pour corruption. En effet, en 2021, la Commission internationale de lutte contre l’impunité au Salvador (instaurée par le président lui-même juste après son élection en 2019) a révélé des preuves de corruption au sein du gouvernement. Cette commission fut instantanément démantelée.

Et cette atmosphère de secret s’est étendue à tout l’outil politique : toutes les données et statistiques de l'État sont maintenant “Secret Défense”, aussi bien celles sur les taux de crime et de meurtres, mais aussi celles des disparitions ou des achats nationaux de Bitcoins (la lubie coûteuse et sans résultats probants du Président).

Ce qui marque surtout les évènements des dernières années au Salvador, c’est que tous les outils utilisés pour mettre au pas et en prison les membres de gangs peuvent être utilisés contre à peu près n’importe qui : aucune loi touchant à la sécurité ne nomme précisément la cible comme étant les criminels des maras

Il serait donc assez facile d’emprisonner des opposants trop vocaux.

Un autre danger de cette politique sécuritaire est que toutes les précédentes, partout dans le monde, ont souffert du même défaut : les criminels ont tendance à resserrer leurs liens en prison. Que se passera-t-il quand ils sortiront ?

Mais une meilleure question est : sortiront-ils seulement ?

Car c’est là le chef d'œuvre politique de Bukele : si l’opposition, au nom des droits de l’homme, annonce vouloir faire libérer tous les criminels détenus dans preuves formelles (donc, presque tous en somme), la campagne de Nayib Bukele est gagnée d’avance. Il lui suffira de dire : “Si vous ne m’élisez pas, tous les criminels sortiront de prison”.


Quel futur ?

Au final, que peut-on attendre des prochains mois et années au Salvador et dans le reste de l'Amérique Latine ?

D’abord, Bukele est bien parti pour être réélu pour un second mandat le 4 Février 2024. La Constitution interdisait pourtant au Président de se représenter une seconde fois, il devait attendre 10 ans. Mais, contrôlant le monde politique autant que judiciaire, Bukele a fait amender la Constitution et supprimer cette limite. Qu’est-ce qui pourrait bien ensuite l'empêcher de faire une manœuvre à la Poutine pour rester au pouvoir ? L’immense majorité du peuple est aujourd’hui derrière lui, ce qui lui a fait dire : 

“La démocratie s’écrit du bas vers le haut […]. 

Le 4 février 2024, le peuple salvadorien aura le dernier mot.”


En Juillet 2023, le Latinobarómetro, un organisme de sondage commun à toute l’Amérique Latine, a révélé que Nayib Bukele, grâce à ses résultats en matière de sécurité, est l’homme le plus populaire, et de très loin, de la région, du Mexique au Cap de Magellan.

Et déjà, il fait des émules car son modèle est facile à exporter dans les pays souffrant de haute criminalité et avec de faibles institutions (par exemple, le Mexique ou le Vénézuela en Amérique Latine, mais pourquoi pas aussi en Papouasie Nouvelle-Guinée ou en Afrique du Sud ?)

Celui qui se surnomme lui-même sarcastiquement (ou pas) le “World Coolest Dictator” influence fortement ses voisins rongés par les mêmes problèmes : au Guatemala, le principal sujet des élections en Juin 2023 a été l’ouverture d’une nouvelle prison pour gang, au Honduras, un état d’urgence est en place pour combattre les criminel depuis Décembre 2022, et a été reconduit jusqu’à au moins le 17 Novembre 2023 (il est probable qu’il soit encore une fois étendu).

L’une des leçons à tirer de l’exemple de Nayib Bukele est que, lorsque l’outil politico-judiciaire démocratique ne parvient pas à gérer les criminels en se reposant sur la loi, un populiste peut arriver au pouvoir et bafouer ces mêmes lois tout en restant extrêmement populaire (en tout cas suffisamment pour pouvoir briguer encore plus de pouvoir).

Je laisserais le mot de la fin à un ami mexicain avec qui je discutais de la situation à la fois au Salvador et au Mexique. Ayant longtemps vécu entre Mexico City et Bruxelles, il me disait que l’esprit occidental ne pouvait plus vraiment appréhender à quel point la sécurité était un besoin humain fondamental, et que, entre avoir le choix de voter de temps en temps ou de ne plus avoir peur tous les jours pour sa vie et celle de sa famille, le choix naturel était forcément le second.

Il est donc facile de comprendre la dynamique du Salvador, où la mutation brutale (dans tous les sens du terme) de la société rend la majorité du peuple euphorique : tout semble possible lorsque la violence endémique s’efface.

Mais, si jamais ce même peuple décide un jour de se passer de Bukele et de son État quasi-policier, vu la dynamique actuelle, il sera sans doute très difficile de le faire “démocratiquement”.

Vers plus de troubles politiques et sociaux dans les décennies à venir ?

Nicolas Graingeot

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