Politique et rhétorique dans la philosophie de Cicéron
Depuis la naissance de la philosophie, celle-ci est entrée en conflit avec la rhétorique, conflit se manifestement clairement dans l’opposition de Platon aux sophistes. Car, tandis que la philosophie consiste à rechercher la vérité, la rhétorique est l’art de bien parler, de parler de façon convaincante. La rhétorique est l’ennemi de la philosophie en ce qu’elle utilise le langage pour autre chose que la recherche de la vérité mais, nous le verrons avec Cicéron, elle est aussi son ami dans la mesure où les deux disciplines se développent au sein même de la langue. Toujours est-il que la rhétorique et la philosophie ont souvent été séparées.
Concernant la rhétorique en elle-même, nous pouvons remonter à Aristote qui distingue trois genres de discours, en l’occurrence le genre judiciaire – les plaidoyers devant les tribunaux –, le genre délibératif – le discours prononcé pour orienter l’opinion ou pour faire prévaloir un point de vue devant une assemblée délibérative – et le genre démonstratif – le discours de l’éloge, de l’oraison funèbre. Selon cette distinction aristotélicienne, la rhétorique se restreint au discours parlé et s’oppose de fait à la poétique. La rhétorique, étant toujours une parole en public, a des tâches différentes selon l’auditoire auquel l’orateur s’adresse et selon le but poursuivi par le discours lui-même. Les divisions de la technique oratoire sont constituées de trois tâches dans l’optique cicéronienne : ce qu’a à dire l’orateur, à quelle place et comment ; cependant il n’y a que le comment qui fait réellement la réputation de l’orateur. Retenons aussi que la rhétorique a en elle-même un paradoxe puisqu’elle est un raffinement propre aux civilisations les plus développées mais elle est aussi ce qu’il y a de plus commun, en l’occurrence parler.
La rhétorique provoque nécessairement un engagement dans la manière de vivre, idée que défend pleinement Cicéron. Ce dernier est en effet opposé au fait de se restreindre au manuel pour apprendre l’éloquence dans la mesure où elle est ce qui rend compte de l’être d’un individu. La rhétorique n’est pas seulement une assimilation scolaire d’un art oratoire défini mais aussi et surtout une façon de se rapporter au monde par l’intermédiaire de relations entre la totalité des savoirs. Ce qui fait surtout défaut aux divers manuels portant sur la rhétorique, c’est l’absence de réflexions philosophiques concernant l’argumentation, la persuasion ou encore, plus généralement, sur les raisonnements opérés pendant le discours. D’un côté la rhétorique est une discipline théorique mais d’un autre côté elle n’existe réellement que par la pratique. Cela fait donc dire à Cicéron que l’orateur se définit, non par le fait d’émettre des idées ni par la construction du discours, mais par la maîtrise de la langue, eloquens en latin signifiant celui qui épuise l’infini du langage.
Cicéron est un homme politique avant d’être philosophe. Il défend une vraie philosophie de la liberté et, dans cette perspective, allie la pratique de l’éloquence et la recherche de la vérité. Ainsi réintroduit-il totalement de la valeur à la rhétorique. Cicéron ne se pose pas la question de savoir ce qu’est la rhétorique ; il se pose la question de la définition de l’orateur lui-même et de son énergie déployée lorsqu’il pratique cet art. La rhétorique est philosophiquement constituée par Cicéron et Quintilien mais elle ne se présente pas comme un système clos dans la mesure où elle est toujours effective par l’orateur lui-même, qui ne peut pratiquer son art en suivant strictement un système.
Plus important sans doute, nous ne pouvons pas étudier les ouvrages de Cicéron sur la rhétorique, notamment et surtout l’Orator, sans les remettre dans leur contexte politique et sans étudier leur caractère purement polémique. L’Orator ouvre en effet une nouvelle période de l’histoire vis-à-vis de l’éloquence : l’art oratoire est sur le déclin car la République romaine elle-même l’est aussi. Cicéron est conscient de cette décadence et est aussi conscient que l’éloquence telle qu’il l’a pratiquée est en train de disparaître. A son époque, la liberté politique du sénat s’effondre ; il juge alors personnellement sur la philosophie et son rôle dans la cité en se positionnant contre la déliquescence de la République.
Les écrits de Cicéron sur la rhétorique entrent essentiellement dans un contexte historique lié à Rome. Son œuvre s’élabore en effet alors que la vie politique romaine est bouleversée et que la violence se déchaîne. La rhétorique pour Cicéron est un moyen de combattre la décadence étatique de Rome ; cela signifie que l’éducation oratoire se définit par l’acquisition d’une puissance d’être et d’agir sur le monde et non seulement par l’acquisition d’une connaissance ou d’une science. En ce sens, la rhétorique cicéronienne entre en conflit avec les analyses de Platon, Cicéron formulant des objections majeures à l’égard de ses écrits. Cela n’est qu’un début pour Cicéron, la critique de la rhétorique selon Platon n’étant qu’un moyen pour lui de défendre l’union de la philosophie et de la rhétorique. L’orateur idéal doit en effet selon Cicéron avoir reçu une formation philosophique dans la mesure où philosophie et rhétorique sont intimement liées, et pas seulement parce que la philosophie donne accès à une culture. L’oratoire doit donc réunir en lui l’aptitude à la réflexion et la capacité de la parole, réunion que les Grecs désignent par le terme de sapienta. Cela signifie que la philosophie s’occupe de la formation des idées et la rhétorique est le langage par lequel elles sont communiquées.
Lorsque Cicéron décide d’écrire l’Orator en 46 avant Jésus-Christ après avoir été sollicité par Brutus, Rome est encore touché par la guerre civile. A cette période, il est retiré de la vie politique romaine, désenchanté de la victoire de César à Pharsale et fortement touché par le suicide de Caton. Cicéron écrit cet ouvrage alors même que les conditions de possibilité de l’art oratoire ne sont plus d’actualité. Comme l’écrit Patrice Soler : « Ses textes sont le « tombeau » de l’Orateur, « tombeau » de la République tombée entre les mains de César »[1]. Les livres de Cicéron sur la rhétorique sont finalement des actes politiques dans le sens où ils mettent en place des débats propres à la tradition institutionnaliste de Rome, tradition remise en cause par César. L’Orator est un ouvrage où Cicéron, en tant qu’homme d’Etat, débat de questions stylistiques avec Brutus, lui-même homme politique ayant beaucoup de connaissances. Brutus, proche du stoïcisme, est contre l’idée d’une éloquence d’Etat tandis que Cicéron pense qu’elle a la capacité de sauver la République romaine de la déliquescence.
La rhétorique chez Cicéron consiste à ajuster le discours oratoire au contexte politique et social de la fin de la République romaine, qui est un système politique oligarchique où l’égalité est juridique et non politique. La société romaine repose fondamentalement sur l’influence qu’exercent certains individus sur les autres ; ainsi Rome repose sur l’auctoritas, qu’il soit exercé ou subit. Cicéron réalise un excellent parcours professionnel en tant qu’orateur et avocat et accède notamment à la plus haute magistrature de la République romaine. Appartenant à l’origine à la classe des chevaliers, il réalise une incroyance ascension sociale, ascension qu’il a réussie en proposant ses services d’orateur et de connaisseur du droit aux clients des procès. Dans cette optique, il participe à l’introduction de l’éloquence dans les milieux prestigieux et dans les normes sociales et politiques de Rome. Ainsi participe-t-il à l’affirmation de l’orateur dans le milieu politique dans la mesure où il réfléchit aux conditions par lesquelles un individu guide la communauté par la parole.
Dans le De officiis, Cicéron distingue la contentio su sermo ; la contentio suppose une recherche de style et une haute parole tandis que le sermo est une conversation familière, une parole échangée du quotidien. Cela a pour conséquence, finalement, de séparer la parole privée de la parole publique. Toutefois n’oublions pas que cette séparation ne va pas fondamentalement de soi dans la mesure où, pour les Romains, la vie privée est fondue dans les affaires publiques, la cité absorbant l’individu, le citoyen englobant l’homme lui-même. La distinction cicéronienne entre contentio et sermo n’est donc pas une opposition brutale dans le sens où les liens sont entretenus entre ces deux types de parole.
Dans la République romaine, le droit est ce qui fait la médiation entre la philosophie et l’éloquence, cette médiation remettant donc en cause la rhétorique développée chez les Grecs. L’éloquence à Rome a d’ailleurs pris une importance considérable avec l’évolution des institutions judiciaires. Le droit est de fait essentiel à la vie sociale et privée de Rome et est aussi un moyen d’exercer concrètement la philosophie morale en travaillant sur le concept d’équité. A l’époque de Cicéron, les douze Tables du droit au Forum étaient à la disposition de tous les individus et les enfants devaient les apprendre par cœur, donc avec leur cœur, avec enthousiasme. « C’est sous l’impulsion des lois, nous le voyons, que nous nous faisons obligation d’accomplir par-dessus tout ce que nous nous devons à nous-mêmes, de récompenses, d’éclat, tandis que les vices, les actes de mauvaise foi sont frappés de sanctions, marques d’ignominie, prison, exil ou mort »[2], écrit Cicéron dans le De Oratore. Un orateur accompli doit par conséquent connaître pleinement le droit civil. D’ailleurs, au début du De Oratore, Cicéron réfléchit sur l’époque républicaine qui, avant les troubles politiques qu’elle endure, permettait l’activité libre des citoyens.
Avant l’écriture de l’Orator Cicéron a déjà beaucoup écrit sur l’éloquence mais il est confronté ensuite à une nouvelle vague de nouveaux orateurs et se trouve obligé de répondre à Brutus, leur guide. Ce dernier lui demande en effet quel est le meilleur style entre le simple, le modéré et le sublime. Répondant à cette question, Cicéron remet en question son art oratoire et, surtout, se donne comme tâche de définir l’orateur idéal. L’Orator est donc particulièrement polémique dans la mesure où il entre en conflit avec Brutus et les néo-attiques par les prises de position que Cicéron développe.
Cicéron rédige l’Orator alors qu’un conflit est déclaré entre les Attiques et les Asianistes. Les Attiques, que l’on appelle les néo-attiques, prennent pour modèle Thucydide et Lysias et élaborent un style sobre de l’éloquence, sans passions ni ornements. L’éloquence de Cicéron, quant à elle, est passionnée et animée par une multitude de figures de style. Cela ne signifie pas que Cicéron rallie les Asianistes, ces derniers pratiquant un style exagéré et proprement théâtrale. Brutus, appartenant aux néo-attiques, attaque Cicéron car il est certain qu’il appartient au courant asianiste. Toutefois Cicéron ne cède pas à cette attaque et engage la conversation en prenant l’exemple de Démosthène. Brutus et Cicéron le considèrent comme le fidèle et parfait représentant de l’atticisme ; mais ils n’ont pas la même conception de ce mouvement. Car, selon Brutus, l’orateur attique est celui qui manie à la perfection le genre simple tandis que, selon Cicéron, il est celui qui arrive à manier tous les styles. Par conséquent, dans ce texte, Cicéron rappelle à la jeune génération ce qu’est l’authentique atticisme en faisant l’éloge de Démosthène et d’Isocrate. Aux yeux de Cicéron, Démosthène est celui qui se rapproche le plus de l’orateur idéal, tandis que la mention d’Isocrate lui permet de blâmer les erreurs de la jeune génération. Tous ses développements ne convainquent pas Brutus et les deux individus resteront en profond désaccord. Toute la querelle évoquée par l’Orator repose par conséquent sur l’atticisme et son opposition à l’asianisme. L’asianisme se caractérise par la supériorité des mots sur la pensée mais aussi par l’incapacité de se maîtriser intérieurement. Cicéron est considéré comme un asianiste et on l’oppose à Lysias, attique ayant une éloquence fine, claire et élégante. Toutefois l’atticisme est un courant de l’éloquence ambigu, c’est pourquoi Cicéron élabore une distinction au sein même des orateurs considérés comme attiques. Il distingue ainsi l’atticisme, mortel pour la République romaine car incapable de soutenir le débat politique, du véritable atticisme dont Rome a besoin et qui a comme modèle Démosthène.
Grâce aux ouvrages de Cicéron, nous pouvons comprendre davantage la pensée romaine mais aussi ce qu’elle doit de la pensée grecque. Il a fondé la relation nécessaire qu’entretiennent la rhétorique et la philosophie. Cela signifie que, pour Cicéron, la philosophie a le devoir de se mettre au service de la société par l’intermédiaire de l’éloquence. Ainsi écrit-il dans le De Republica : « Il ne suffit pas de posséder la vertu, comme une technique que l’on connaît sans l’utiliser, et dont on conserve la connaissance théorique tout en ne la mettant pas en pratique ; non, la vertu est tout entière dans sa mise en pratique, et la forme le plus haute de celle-ci, c’est le gouvernement de la cité, la réalisation intégrale, dans les faits, non dans les mots, des principes que ces philosophes proclament dans leurs coins »[3]. Cicéron utilise des métaphores vitalistes pour parler de l’orateur ; en effet il utilise le terme agere pour signifier le dire, agere signifiant étymologiquement « pousser ». Dans cette optique l’orateur est celui qui pousse devant lui la cité, autrement dit il est l’arbitre prenant la mesure de la cité, celui, comme le mentionne saint Augustin, qui incarne la médiation entre la hauteur de la philosophie et l’élan passionné du peuple. Le discours est ainsi vu comme une transfusion de l’orateur jusqu’à l’auditoire, Cicéron utilisant dans le De Oratore l’image du sang dans l’organisme pour décrire ce phénomène. L’orateur doit en outre connaître l’esprit de son peuple afin que son discours soit en adéquation avec lui et, ainsi, lui faire agréer ses affirmations. Il faut donc que l’orateur fasse attention, surtout devant les assemblées populaires, de ne pas faire preuve d’arrogance ni de dureté pour ne pas susciter leur crainte ni leur hostilité.
La rhétorique a donc une fonction sociale et politique chez Cicéron, ce dernier ne voulant pas renoncer à la réalité. Cicéron oppose les stoïciens des épicuriens, les épicuriens voulant sortir de la société dans la mesure où le sage ne participe pas à l’action politique. Il combat fermement cet état d’esprit. Chez les stoïciens, le sage participe à la vie de la cité, et Cicéron reprend cela : joindre la théorie et la pratique est par conséquent très présent dans sa philosophie.
Crassus, que Cicéron met en scène, voue un culte à l’orateur, celui-ci étant l’accomplissement de l’homo loquens qui délivre la paix aux Etats et qui lutte contre les citoyens déloyaux. Cela fait néanmoins dire à certains, comme Tacite dans le Dialogue sur les Orateurs, que l’éloquence n’est utile et n’existe véritablement qu’en temps de troubles politiques. Dans cette optique l’éloquence ne peut pas se développer dans un Etat qui fonctionne dans la mesure où elle sert principalement à soigner les maux de la cité. Toutefois il faut bien reconnaître, avec Cicéron, que la parole est ce qui a permis la réunion des individus au sein d’une cité ; en effet c’est elle qui a permis la sortie de l’animalité et l’entrée dans l’humanité. L’une des questions propres à la pensée concernant la rhétorique est donc de savoir si celle-ci est un bienfait ou un méfait pour la société. Dans l’Orator, Cicéron souhaite en finir avec les accusations de Socrate concernant la rhétorique en défendant le fait que la philosophie est nécessaire à la formation de l’orateur parfait et que la rhétorique est nécessaire à la bonne santé de la cité, encore faut-il que l’éloquence ne se fasse pas complètement absorber par la philosophie.
Comme nous l’avons mentionné et comme le mentionne Samuel IJsseling, « le conflit entre la philosophie et la rhétorique s’est déclaré dans toute son ampleur au cours des discussions polémiques de Platon contre les Sophistes, qui étaient en premier lieu des orateurs »[4]. Platon est en effet particulièrement hostile à la rhétorique ; cela apparaît significativement dans le Gorgias et de façon plus nuancée dans le Phèdre. La rhétorique est définie dans le Gorgias comme l’art de persuader, comme l’art de discourir afin d’introduire des opinions dans les âmes. Socrate montre dès lors que la rhétorique, en tant que parole persuasive, ne produit que des convictions – doxa – et non de connaissance véritable – épistémè. La rhétorique n’est qu’une flatterie qui n’a rien de sérieux ; ainsi est-elle l’équivalent du maquillage, qui permet à l’homme d’être plus séduisant mais qui n’ajoute rien à la beauté authentique du corps lui-même. L’enjeu du Gorgias est d’une importance majeure : qui du philosophe ou de l’orateur peut user légitimement du logos ? Platon défend le fait qu’il n’y a que le philosophe qui puisse distinguer le vrai du faux et le juste de l’injuste car les sophistes et les autres orateurs sont motivés par le pouvoir et servent les instances dominantes ; la critique de la rhétorique mène donc nécessairement à une critique de la démocratie athénienne. Les sophistes ont confiance dans les mots mais Platon s’oppose à cette confiance dans la mesure où un mot peut conduire à une erreur. Dès lors la force de séduction, propre au langage poétique et oratoire, est fondamentalement dangereuse. En définitive, Platon distingue les philosophes qui ont la volonté de savoir et les orateurs qui possède la volonté de pouvoir. La réunion de ces deux volontés est-elle pour autant irréalisable ?
Comme nous l’avons dit cependant, Platon est plus nuancé dans le Phèdre. La question principale qui nous intéresse ici dans le Phèdre est celle-ci : comment écrire et tenir un discours ? Cet ouvrage pose donc la question de la technique rhétorique. Se distinguent dès lors la bonne et la mauvaise rhétorique. La bonne rhétorique est celle qui repose sur la philosophie et la rationalité tandis que la mauvaise est celle qui est enseignée dans les écoles d’orateurs. La bonne rhétorique défendue par Socrate est la rhétorique en tant qu’art parvenant à la vérité par le discours. La dialectique est par conséquent la seule forme de la véritable rhétorique philosophique. La mauvaise rhétorique possède la force de faire passer le mal pour un bien et, par conséquent, de manipuler malicieusement les masses : « Er lorsque l’orateur, ignorant ce que sont le bien et le mal, trouve une cité qui l’ignore également et entreprend de la persuader, non pas en faisant l’éloge de l’ombre d’un âne comme si c’était un cheval, mais en faisant l’éloge d’un mal comme si c’était un bien ; lorsque, après s’être informé des opinions de la foule, il la persuade d’agir mal et non pas bien, - quel fruit penses-tu que la rhétorique récolte de ce qu’elle a semé ? [5]» Par exemple Phèdre apprend du début à la fin les discours, donc il a un amour passif de la rhétorique et de la philosophie car il ne pense pas soi-même la philosophie. Lysias commet des erreurs dans son discours car il ne donne pas de définition, ici de l’amour, donc son discours est faux puisqu’il est ignorant de ce qu’est l’amour. Ainsi méconnait-il la véritable nature du sentiment amoureux. Cela signifie qu’il n’y a pas de philosophie dans son discours : il est mort et mortifère. De l’autre côté, la vraie rhétorique suppose une connaissance du vrai et des arts pour conduire les âmes. Le Phèdre nous montre donc un Platon moins radical concernant la rhétorique. Bien qu’il garde l’idée que la rhétorique fait plaisir à l’âme s’en prendre soin d’elle, il démontre qu’une rhétorique est possible en posant deux conditions : il faut connaître l’âme pour conduire les autres âmes vers le bien, et il faut connaître le vrai. Pour Platon la véritable rhétorique n’existe que si celle-ci est pratiquée par un homme bon et juste dans le sens où le bien parler est indissociable de la vertu. La science du bien dire est la science où le bien parle. Toutefois, après Platon, les philosophes se méfient globalement des orateurs, ces derniers ne proférant qu’un discours vraisemblable qui reste dans le domaine de la doxa.
Mais des critiques ont été formulées à l’encontre de Platon sur ses réflexions concernant la rhétorique. Les membres de la Nouvelle Académie, dont fait partie Cicéron, ont un énorme respect pour la philosophie de Platon, bien qu’il y ait une distance vis-à-vis de la critique platonicienne de la rhétorique dans le Gorgias. Cet ouvrage est primordial dans l’histoire de l’éloquence dans la mesure où il inaugure la pensée concernant la rhétorique, c’est pourquoi Barbara Cassin écrit dans La rhétorique au miroir de la philosophie : « L’histoire de la rhétorique est […] une série de notes au bas de page du Gorgias »[6]. Dans cette perspective, Cicéron formule à Platon des objections majeures ; il rejette par exemple l’opposition de la philosophie et de la rhétorique et essaye dans cette optique de réconcilier ces deux domaines. Car si la philosophie se détache de la rhétorique, elle s’éloigne inévitablement de la réalité quotidienne qui repose sur des relations de pouvoir. L’un des paradoxes que soulève Cicéron, c’est que Platon néglige l’art oratoire tout en étant lui-même un grand orateur. Cicéron montre que même un texte philosophique qui a la prétention d’être purement rationnel est imbibé d’une rhétorique implicite. La philosophie, n’en déplaise à Platon, est toujours déjà assujettie à des instances de pouvoir. Comme nous l’avons dit, la rhétorique depuis Platon est dévalorisée ; dès lors l’objectif de Cicéron, ce dernier apercevant les problèmes éthiques et philosophiques de la rhétorique, est de fonder les conditions acceptables de celle-ci.
Selon Cicéron, l’orateur et le sophiste ne s’opposent pas par leur style ou leur discours mais par l’intention se cachant derrière. Tandis que le sophiste a comme but de calmer les âmes, l’orateur quant à lui a l’intention de les perturber. Tandis que le sophiste tend vers la séduction absolue de son auditoire, l’orateur de son côté manie la séduction non comme une fin en soi mais comme un moyen subtil et discret pour sortir victorieux du débat.
La puissance de l’éloquence est haute, c’est pourquoi elle doit être liée à une haute sagesse car « mettre la force de la parole entre les mains d’individus privés de ces vertus, ce n’est pas faire des Orateurs, c’est comme livrer des armes à des forcenés ! »[7], comme l’écrit Cicéron dans le De Oratore. Dans cette optique, Cicéron défend avec zèle le fait que la sagesse ne s’ajoute pas à la rhétorique mais qu’elle est l’exercice de la parole elle-même. La rhétorique élaborée par Cicéron est par conséquent une éducation de la pensée et non, comme cela est formulé dans le Gorgias, un art reposant essentiellement sur le mensonge politique et moral.
Cicéron maintient la liaison nécessaire et vitale entre la rhétorique et la philosophie, cette liaison menant à la potentielle réalisation de l’orateur idéal qui agit comme un médecin de l’âme, pour reprendre l’idée de Platon. Le but de l’orateur est d’agir sur les âmes et cela est impossible sans une approche philosophique. L’orateur utilise la philosophie pour orienter et nourrir les développements de ses discours ; la philosophie est donc le matériau nécessaire de la rhétorique. Ce n’est pas tout car l’orateur doit connaître deux autres disciplines, en l’occurrence le droit et l’histoire. La philosophie est toutefois toujours craintive vis-à-vis de la rhétorique, celle-ci ne prônant que la valeur des mots, négligeant la rationalité et trompant ceux qui écoutent. La rhétorique se présent ainsi, aux yeux des philosophes, que comme une recherche de la vraisemblance voulant à tout prix conserver et asseoir son pouvoir aux autres. Elle ne serait en définitive qu’une sorte d’endoctrinement qui ne mène aucunement à une véritable connaissance. De l’autre côté, la rhétorique reproche globalement à la philosophie de ne pas s’intéresser au langage lui-même, les philosophes négligeant souvent leur style au profit de leur pensée. Ce que la philosophie sous-estime et que la rhétorique glorifie, c’est le pouvoir du langage, qui est un pouvoir politique, effectif, réel, contrairement au pouvoir des idées.
Cicéron est, selon Dross, celui qui a commencé à représenter la philosophie à Rome, les représentations cicéroniennes reposant sur des procédés rhétoriques. Cicéron représente en effet, par l’intermédiaire de la rhétorique, la notion même de philosophie. Il écrit dès lors énormément sur le rapport entre la philosophie et la rhétorique et insiste constamment sur l’union de ces deux domaines. De fait Cicéron écrit dans l’Orator que « sans la philosophie ne peut être réalisé l’homme éloquent que nous cherchons »[8]. En effet la philosophie ne peut pas se penser sans rhétorique tout comme une rhétorique dénuée de philosophie est vide. Comme l’écrit Dross : « l’orateur doit être philosophe, et le philosophe, orateur »[9]. Il semble toutefois contradictoire, par exemple, de prétendre vouloir convaincre un individu de devenir philosophe tout en manipulant en quelque sorte ses affects. La rhétorique, avec ses représentations pathétiques, semble dès lors toujours incompatible, du moins en apparence, avec la sagesse propre à la philosophie.
La dialectique socratique sépare la science de bien penser de la science de bien parler ; or Cicéron défend le fait que ces deux sciences peuvent se réunir dans la mesure où sagesse et éloquence ne sont pas dans une totale opposition. Dans l’ouvrage Rhétorique et philosophie chez Cicéron. Essai sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, publié en 1960, Alain Michel réévalue les rapports entre la philosophie et l’éloquence en prenant l’exemple de Cicéron, ce dernier ayant assimilé les réflexions des philosophes grecs dans la perspective de définir l’orateur idéal.
Le bon orateur est, dira-t-on, une perle rare, encore plus rare que les philosophes, que les mathématiciens, que les musiciens et que les poètes. Les excellents philosophes et mathématiciens sont plus nombreux que les excellents orateurs. Cela s’explique par le fait que l’orateur doit exceller dans tous les domaines, que ce soit le fond du discours – le savoir – ou sa forme, c’est-à-dire le choix des mots eux-mêmes. A cela s’ajoute la capacité de charmer ou bien de plaisanter mais aussi l’action du corps par les gestes et la variation de la voix. « Cessons alors de nous étonner de la pénurie d’Orateurs, puisque l’éloquence réside dans un ensemble de compétences dont chacune exige un travail considérable, et exhortons plutôt nos enfants et ceux dont la gloire et l’honneur nous tiennent à cœur, à mesurer en eux-mêmes la grandeur de cet art, et qu’ils ne s’imaginent pas atteindre au but désiré avec les règles, maîtres, exercices auxquels tout le monde a recours »[10], écrit Cicéron dans le De Oratore. L’orateur doit être dialecticien, philosophe, poète ; il doit avoir la mémoire des jurisconsultes, la voix des tragédiens et les gestes des acteurs. Pour être un orateur accompli, il faut savoir maîtriser tout cela à la fois. L’orateur idéal est celui qui mobilise toutes ses facultés et tout son savoir afin de persuader, autrement dit il est celui qui parvient à susciter une parfaite adhésion, tant sur le plan intellectuel que sur le plan émotionnel. Ce qui donne un objectif à Cicéron dans l’Orator est l’orateur idéal. Il suit ce chemin de pensée dans sa polémique avec l’atticisme et ce débat lui sert afin de définir l’essence même de l’éloquence.
La discipline qu’est la rhétorique ne laisse rien au hasard et permet à un individu d’acquérir une habileté dans le parler. La rhétorique est tout d’abord l’art de convaincre et partage cet objet avec la dialectique ; néanmoins, contrairement à la dialectique, la rhétorique, par l’intermédiaire de l’orateur, ne vise qu’à la création d’une opinion. La rhétorique a des rapports avec la dialectique et, donc, avec la philosophie. « Il [l’orateur] ne doit pas seulement être armé de dialectique, mais avoir la connaissance et la pratique de tous les thèmes de la philosophie »[11], écrit Cicéron dans l’Orator. Bien que la rhétorique s’allie avec la philosophie, cela ne signifie pas que le style de l’orateur correspond à celui du philosophe qui « ne s’arme pas de traits et de mots fait pour le public » et qui « n’a ni colère, ni haine, ni violence, ni pathétique, ni ruse »[12]. Ajoutons par conséquent que pour Cicéron le philosophe n’aura jamais le dessus sur l’orateur dans la mesure où, tandis que l’orateur possède la sagesse philosophique, le philosophe quant à lui ne possède pas l’éloquence : « Chez l’Orateur parfait habite toute la science du philosophe, mais chez le philosophe avec ses connaissances n’habite pas de façon ininterrompue l’éloquence »[13], écrit-il dans le De Oratore.
Revenons à l’orateur idéal, complet, parfait. Dans l’Orator, Cicéron donne une importance majeure à l’enseignement de la rhétorique. Cicéron définit alors trois grands styles, en l’occurrence le grand style – qui soulève les passions par la gravité et la majesté du discours –, le genus tenue – qui est un discours subtil, fin et précis – et le genus medium – qui est un discours ayant une ornementation discrète et mesurée. Il distingue ces trois styles et cette distinction domine complètement l’Orator. Avec la question initiale de Brutus, Cicéron est obligé de choisir lequel des trois genres d’éloquence est pour lui le meilleur. Lui répondant en s’opposant à l’atticisme, Brutus obtient ce qu’il veut, en l’occurrence que Cicéron admette qu’il n'est pas de ce bord.
Quoi qu’il en soit, Cicéron affirme qu’aucun orateur n’a excellé dans les trois genres de style ; or, pour être l’orateur idéal, il faut être capable de manier ces trois genres avec habileté. L’orateur idéal, personne ne l’a rencontré mais nous pouvons néanmoins concevoir l’idée qui s’y rapporte. Cicéron admet toutefois que celui qui se rapproche le plus de l’orateur idéal est Démosthène, d’où l’importance qu’il lui accorde dans l’Orator. Beaucoup d’orateurs ont excellé dans un des trois styles mais aucun n’est parvenu à exceller partout, excellence étant le propre de l’orateur idéal, à part sans doute Démosthène : « […] je me souviens d’avoir également mis loin devant tous le seul Démosthène et d’avoir assimilé son génie à l’éloquence telle que je me la représente, et non à aucune que j’aie connue en quelqu’un : il n’y a personne qui ait montré plus de poids que lui, ni plus de finesse, ni un meilleur équilibre »[14].
Cicéron admet donc l’union de la rhétorique et de la philosophie et définit, dans cette lignée, l’orateur idéal. Il en tire alors une conclusion fondamentale : ce qui unit et lie les individus au sein d’une communauté, qui doit être une totalité organique, c’est le langage. C’est en effet la parole qui crée un rapport étroit entre les citoyens. Dès lors, partant de ce principe, il élabore en tant qu’orateur une théorie de l’éloquence avec comme concept principal la convenance. En rhétorique la convenance désigne la capacité que possède l’orateur de s’adapter aux circonstances lorsque celui-ci prend la parole. Elle est par conséquent la mesure qui définit l’orateur idéal, parfait. En conséquence de quoi la rhétorique est fondée sur la sagesse, aussi bien des idées que des mots employés. Cette convenance a diverses implications que nous allons analyser ici.
La convenance est une prudentia, donc est liée à la sagesse ; cela signifie que les moyens utilisés pour persuader l’auditoire ne constituent pas la fin ultime de la rhétorique. L’éloquence chez Cicéron doit être en adéquation avec la morale qu’il développe et qui repose sur la recherche de la vérité, du bien, sur la mesure et le respect. Ainsi tente-t-il d’allier la beauté morale et l’utile avec l’exercice de la rhétorique. La convenance implique donc premièrement une éthique du comportement de l’orateur. Deuxièmement elle a des implications techniques – le style, le ton et les arguments doivent être appropriés – et psychologiques – l’orateur doit tenir compte de la psyché des individus afin d’ajuster son tempérament. Troisièmement, la recherche éthique qu’implique la convenance s’accompagne nécessairement, dans l’optique cicéronienne, de la recherche du beau dans la formation du discours. Cette alliance du beau et du bien est issue de Platon et Cicéron la reprend pour fonder l’éloquence et aussi pour penser l’orateur parfait. Cette recherche, dira-t-on esthétique, bien que cela soit anachronique, se traduit chez Cicéron par la lecture des poètes et la référence à l’art en général. Enfin, la convenance s’applique évidemment dans un certain cadre socio-politique, l’orateur devant tenir compte des réalités sociales de sa cité. Cette convenance, nécessaire à la pratique de la rhétorique, renforce l’idée cicéronienne selon laquelle la rhétorique et la philosophie se complètent et se nourrissent mutuellement.
La rhétorique de Cicéron s’inscrit dans un contexte politique précis, en l’occurrence la fin de la République romaine, et dans un contexte polémique au sein même de l’éloquence opposant l’atticisme et l’asianisme. La pratique oratoire est pour Cicéron une manière de contrer la déliquescence politique ambiante et, donc, d’affirmer le pouvoir de la rhétorique qui consiste à orienter les âmes vers le bien. L’éloquence doit se pratiquer avec soin et les orateurs doivent utiliser l’art de bien parler de la bonne manière ; si cela n’est pas le cas, alors la critique platonicienne de la rhétorique se justifie pleinement. Dans cette optique Cicéron développe une conception de la rhétorique qui ne peut pas faire fi de la formation philosophique. Dès lors, dans un discours, la philosophie est le fond tandis que la rhétorique est la forme. Clara Auvray-Assayas écrit par exemple dans Cicéron : « Cicéron montre comment la première étape de l’apprentissage rhétorique est aussi l’étape indispensable de l’apprentissage philosophique »[15]. La philosophie et la rhétorique sont deux disciplines conciliables, deux domaines de la connaissance qui ne peuvent pas être séparés. Cicéron défend donc, contre le Platon du Gorgias, une bonne rhétorique, une rhétorique véritable, comme le mentionne Socrate dans le Phèdre. Car, pour Cicéron, en apprenant à bien parler, l’orateur sert le bien commun ; et bien parler requiert une formation philosophique, une vaste culture ainsi que la connaissance préalable du bien lui-même.
L’éloquence atteint son sommet à Rome avec Cicéron ; grâce à lui, elle a exprimé le plus savamment ses ressources et sa technique. Néanmoins, après lui, la disparition de la République a fait disparaître la possibilité que l’éloquence telle qu’il la conçoit puisse s’exercer. Il faut attendre Quintilien pour redonner une place à l’enseignement de la rhétorique de Cicéron, bien que ce dernier n’ait jamais cessé d’être lu.
[1] SOLER Patrice, Cicéron, Quintilien, Saint Augustin. L’invention de l’orateur, Paris, Gallimard, 2021, p. 17
[2] In SOLER Patrice, Cicéron, Quintilien, Saint Augustin. L’invention de l’orateur, Paris, Gallimard, 2021, p. 104
[3] Ibid., p. 177
[4] IJSSELING Samuel, « Rhétorique et philosophie. Platon et les Sophistes, ou la tradition métaphysique et la tradition rhétorique », Revue Philosophique de Louvain, tome 74, n°22, 1976, pp. 193-194
[5] PLATON, Phèdre, Paris, Librairie générale française, 2007, pp. 271-272
[6] In SOLER Patrice, Cicéron, Quintilien, Saint Augustin. L’invention de l’orateur, Paris, Gallimard, 2021, pp. 88-89
[7] Ibid., p. 170
[8] CICERON, L’Orateur. Du meilleur genre d’orateurs, Paris, Les belles lettres, 1964, p. 6
[9] DROSS Juliette, Voir la philosophie. Les représentations de la philosophie à Rome, Paris, Les belles lettres, 2010, p. 16
[10] In SOLER Patrice, Cicéron, Quintilien, Saint Augustin. L’invention de l’orateur, Paris, Gallimard, 2021, p. 83
[11] CICERON, L’Orateur. Du meilleur genre d’orateurs, Paris, Les belles lettres, 1964, p. 41
[12] Ibid., p. 23
[13] In SOLER Patrice, Cicéron, Quintilien, Saint Augustin. L’invention de l’orateur, Paris, Gallimard, 2021, p. 189
[14] CICERON, L’Orateur. Du meilleur genre d’orateurs, Paris, Les belles lettres, 1964, p. 8
[15] In SOLER Patrice, Cicéron, Quintilien, Saint Augustin. L’invention de l’orateur, Paris, Gallimard, 2021, p. 171
Jean
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