L’onto-phénoménologie de Sartre, dans la continuité et le dépassement de Husserl


Jean-Paul Sartre en 1939, photographie de Gisèle Freund.


La phénoménologie inaugurée par Husserl s’installe dans le paysage intellectuel français lorsque Sartre fait ses études. Suivant les conseils de Raymond Aron, Sartre commence à s’intéresser à la phénoménologie et lit notamment l’étude de Levinas de 1930 portant sur Husserl. Il réalise alors un séjour à Berlin dans les années 1933-1934, lit Husserl et s’inspire grandement de sa méthode tout en formulant sa propre philosophie ; en effet la philosophie sartrienne n’est aucunement réductible à la phénoménologie husserlienne. Bien que Sartre ait pris comme point de départ la phénoménologie de Husserl, son projet philosophique ne sera jamais le sien. Il est incontestable que la découverte de Husserl de l’intentionnalité marque profondément tous les ouvrages philosophiques de Sartre. Les premiers écrits de Sartre sont fondamentalement des compréhensions phénoménologiques de l’existence humaine, notamment en mettant au centre de ses réflexions l’intentionnalité de la conscience. Sartre apprend la phénoménologie, se sert de ses enseignements, mais prend une certaine distance vis-à-vis d’elle. Dans un sens, Husserl est à la fois son maître de pensée mais aussi celui contre qui il s’oppose afin d’élaborer ses propres développements. En effet, dès les années 1930 avec La Transcendance de l’Ego et L’Imaginaire, Sartre souhaite inscrire la démarche husserlienne dans une nouvelle perspective philosophique.

Sartre cherche dans cette mesure un « néo-réalisme », terme que l’on retrouve notamment dans ses Lettres et dans ses Carnets. Tout le projet sartrien est de prouver que l’intentionnalité permet de dépasser à la fois l’idéalisme et le réalisme, l’idéalisme provoquant un relativisme du monde par rapport au sujet, et le réalisme étant une voie sans issue. Sartre conçoit dès lors un réalisme qui doit donner lieu au rejet de l’idéalisme de la phénoménologie sans pour autant faire fi de la pensée husserlienne. Son but est par conséquent de parvenir à une phénoménologie qui n’assimile pas l’être à la connaissance, qui ne réduit pas le pour-soi en en-soi. Dans cette optique, il écrit L’Être et le Néant en 1943, ouvrage qui inscrit pleinement la phénoménologie dans un réalisme ontologique, éloigné évidemment de Husserl. Ce livre est en effet une entreprise de fondation d’une ontologie phénoménologique qui prend pour objet d’étude le phénomène général d’être. Sartre revendique donc une continuité avec la pensée de Husserl mais il la réinterprète fondamentalement. Il s’agit pour lui de trouver le sens véritable de l’intentionnalité, sens que Husserl aurait méconnu. Ce dernier fait du noème un irréel, or cela mène à considérer la réduction de manière idéaliste, ce que Sartre critique. L’autre reproche que Sartre formule à Husserl réside dans le fait qu’il serait resté dans une conception de l’intentionnalité trop proche de l’immanence. Ce qui oriente toute l’entreprise philosophique sartrienne, c’est donc la formulation d’un réalisme compatible avec la phénoménologie. Il reprend l’attitude phénoménologique mais se sépare de Husserl dans la mesure où il n’est pas, à ses yeux, un réaliste. Sartre réévalue par conséquent la phénoménologie en adoptant, au fil des années, une approche davantage ontologique.

L’Être et le Néant est en effet un ouvrage ayant pour projet principal de fonder une ontologie et, de ce fait, ne participe pas vraiment au développement de la phénoménologie au sens où Husserl l’entend. Sartre renverse la dualité traditionnelle entre l’être qui est et le néant qui n’est pas – nous retrouvons notamment cela chez Platon dans le Parménide mais aussi chez Malebranche. Sartre défend dans ce livre l’idée que l’être n’est pas et que le néant, ou non-être, est : tandis que l’être renvoie à l’en-soi, le néant renvoie au pour-soi. L’en-soi est l’être qui n’est que ce qu’il est, c’est un être qui n’est pas ouvert sur le monde dans la mesure où il n’est ouvert que sur soi. L’en-soi est par conséquent rempli d’être. Au contraire, le pour-soi est l’être qui n’est nullement réductible à son être, c’est l’être qui est autre chose que ce qu’il croit être. Le pour-soi est l’être qui se dépasse sans cesse en dirigeant son regard vers ce qui est absent et ce qui est possible. Cela signifie que l’homme est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est. L’Être et le Néant reprend finalement des analyses d’Être et Temps de Heidegger tandis que La Transcendance de l’Ego et L’Imaginaire sont deux livres qui sont dans la continuité de Husserl. Cet ouvrage est en définitive la rencontre entre la phénoménologie husserlienne et la lecture qu’il réalise du livre de Heidegger, Sartre voulant intégrer de l’existentiel au sein même de la phénoménologie. Bien que Sartre soit en quelque sorte le disciple de Husserl et qu’il soit un lecteur attentif de Heidegger, il formule sa propre philosophie, qui est une phénoménologie existentielle ou plutôt une onto-phénoménologie. Rappelons en effet que le sous-titre de L’Être et le Néant est « Essai d’ontologie phénoménologique ». Le projet philosophique de Sartre, et c’est ce qui constituera sa propre pensée, est par conséquent d’allier Husserl et Heidegger en déployant l’idée fondatrice de néant. Ce qu’il veut essentiellement fonder, ce sont les modes d’être fondus dans la phénoménalité ; dans cette perspective il revendique la phénoménologie tout en la mettant à l’épreuve. Cela étant, Sartre s’éloigne de plus en plus de Husserl à partir de cette période.

Vis-à-vis des critiques concernant Husserl, Sartre est dans ses premiers textes assez ambivalents dans la mesure où il dit à la fois qu’il est réaliste et qu’il ne l’est pas. Dans ces Lettres de 1940 il dit qu’il garde tout de lui, bien qu’il le condamne en partie ensuite dans L’Être et le Néant. Ainsi y a-t-il une tension énorme chez Sartre concernant la phénoménologie de Husserl. Quoi qu’il en soit, il baigne dans cette pensée, sa propre philosophie se déployant et prenant forme à partir d’elle. Mais alors comment la notion centrale de conscience intentionnelle évolue-t-elle chez Sartre ? Comment fait-il pour allier phénoménologie et ontologie, phénoménologie et réalisme ? Que reprend-il précisément de la phénoménologie de Husserl et comment s’en détache-t-il ?

Tout d’abord, fidèle à Husserl, Sartre reconnaît que le vécu intentionnel n’est pas assimilable à une activité psychique dans la mesure où le pour-soi est un mode d’être. Mais l’approche sartrienne de l’intentionnalité de la conscience est foncièrement nouvelle car il l’ouvre au réalisme sans pour autant condamner sa constitution ; en effet Sartre se défait de la constitution noético-noématique husserlienne en posant une constitution du dévoilement. En outre Sartre se méfie grandement de la réduction phénoménologique husserlienne, qui est à ses yeux la preuve d’un idéalisme. La réduction est en effet chez Sartre absorbée par une recherche des modes d’être au sein même de l’attitude naturelle. Enfin, Sartre critique vivement l’intersubjectivité mise en place par Husserl, ce dernier déployant l’idée qu’autrui fait l’objet d’une Einfühlung dans le sens où cette intuition spécifique me fait percevoir une autre conscience à travers un autre corps. Sartre remet en cause cela en expliquant que Husserl a plaqué l’être sur la connaissance pour fonder son intersubjectivité. Tandis que Husserl montre comment je constitue autrui, Sartre de son côté montre comment une autre existence me traverse et me dévoile sous son regard.

 

La conscience intentionnelle

Dans son Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance, Husserl distingue la conscience comme vécu, la conscience intentionnelle et la conscience comme prise de position. La conscience comme vécu est celle qui se rattache au vécu empirique, le vécu étant un fait réel placé dans le monde. La conscience intentionnelle se constitue à travers les aperceptions et se rapporte ici à l’objectivité. Enfin la conscience comme prise de position, comme conscience attentionnelle, est la conscience qui prend position par rapport à une objectivité. La conscience, tout d’abord constitue un rapport avec l’objectivité, et prend position ensuite vis-à-vis d’elle : « Une conscience d’objet doit être là afin que la prise de position trouve quelque chose sur quoi elle puisse prendre position »[1].

L’intentionnalité est l’activité fondatrice de la conscience : la conscience se fait acte, autrement dit vise, pointe sur. L’intentionnalité vise et s’accomplit toujours dans des actes qui sont des événements. Husserl emprunte cette notion à Brentano, un philosophe de langue allemande qui a notamment travaillé longuement sur la psychologie. Chez Husserl l’intentionnalité est ce qui émerge du flux du vécu tout en distinguant deux types de vécu, en l’occurrence les vécus hylétiques – qui sont simplement un matériau pour la vie de la conscience – et les vécus intentionnels – qui participent à l’intentionnalité, ces vécus prenant en quelque sorte en charge les vécus hylétiques. L’intentionnalité est la notion centrale de la phénoménologique en tant que constitution des transcendances ; elle concerne en effet tous les vécus, c’est pourquoi elle est fondamentale. « C’est l’intentionnalité qui caractérise la conscience au sens fort et qui autorise en même temps à traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l’unité d’une conscience »[2]. L’intentionnalité se caractérise par le fait que les vécus soient une conscience de quelque chose. Tout cogito provenant du moi pur se dirige vers un objet, sur un état de chose ; et par cela nous pouvons avoir conscience de l’objet, de l’état de chose. L’essence du cogito implique en effet la conscience de quelque chose. La pensée, dans le cadre de l’intentionnalité, est toujours pensée de et, donc, l’objet est ce que je pense. L’intentionnalité n’est dès lors plus la liaison entre un fait physique et un fait psychique mais l’implication d’un objet par une conscience ; cela rend donc possible le fondement de la transcendance sur l’immanence. Cela signifie que pour Husserl la conscience n’est pas un contenant mais un mouvement vers l’objet ayant du sens. L’intention propre à la conscience signifie que la conscience vise l’objet, prend position en tant que visée de l’objet ; l’objet est donc complètement visé quand l’intention de la conscience rencontre pleinement l’objet correspondant à son attente. Il n’y a que ce qui est visé par la conscience qui a un sens, autrement dit cela signifie que nous ne pouvons pas déterminer les lois objectives de la conscience.

L’intentionnalité est une présence, est ce qui relie l’homme à ce qu’il perçoit dans le monde. « La conscience husserlienne est une conscience qui n’a pas de « dedans », pas d’ « intériorité », c’est une conscience qui est tout entière dirigée vers les choses et qui, de ce fait, ne peut pas se confondre avec une chose »[3]. Ainsi existe-t-il deux types de réalité : la réalité objective, extérieure et matérielle, et la réalité intentionnelle, la réalité des choses perçues. La conscience ne fait pas partie du monde mais est toujours un point de vue sur lui ; c’est-à-dire que, bien que le monde englobe la conscience en tant que la conscience est un élément compris dans un ensemble, la conscience englobe le monde parce qu’elle est à la fois inclusion et distinction vis-à-vis de lui. « La conscience et le monde des choses forment alors un tout lié, résumé dans ces unités psycho-physiques individuelles que nous nommons êtres animés (animalia), pour former au sommet l’unité réelle (realen) du monde total »[4]. La réalité naturelle et la conscience s’exclue mutuellement mais cela n’est nullement incompatible avec l’implication de l’objet dans la vie intentionnelle de la conscience. C’est par la réflexion de la conscience que le monde apparaît comme « autre », comme exclu de l’être que constitue la conscience.

L’intentionnalité est selon Sartre, pour reprendre le titre d’un de ses articles, « une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl ». Dans celui-ci Sartre définit l’intentionnalité de la conscience husserlienne en défendant notamment le fait que la conscience ne s’assimile pas à un assemblage ni à une unification de ces contenus, contrairement à ce que peut dire « la philosophie digestive » propre au « psychologisme ». Cela signifie que la conscience n’assimile pas les objets comme le corps assimile les nutriments. Les objets du monde – un arbre par exemple – ne sont pas de même nature que la conscience, c’est pourquoi ils ne peuvent y entrer. L’arbre n’est pas moi, par conséquent je ne peux pas le posséder dans ma conscience. La conscience, c’est toujours ce qui saisit autre chose qu’elle-même sans que cette chose saisie soit pour autant en elle : la conscience est hors de soi, elle n’a pas de dedans, « elle n’est rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui la constituent comme une conscience »[5]. Toute conscience est ouverte, non refermée sur elle-même, autrement dit être dans le monde c’est toujours « éclater dans le monde, c’est partir d’un néant de monde et de conscience pour soudain s’éclater-conscience-dans-le-monde »[6]. Husserl nomme intentionnalité cette caractéristique fondamentale de la conscience selon laquelle celle-ci ne peut exister que comme conscience d’autre chose qu’elle-même. On ne peut se connaître et se découvrir qu’en allant dans le monde, qu’en prenant conscience que notre conscience se constitue à travers ce qui lui est étranger. L’intentionnalité n’est pas simplement une détermination psychologique mais est l’être même de la conscience, Sartre reprenant la définition de Husserl formulé dans les Méditations cartésiennes : « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même »[7]. Pour Sartre l’intentionnalité de la conscience signifie que l’objet visé par la conscience se ne trouve pas en elle et que, fondamentalement, la conscience n’a ni intérieur ni extérieur. Cette notion husserlienne permet dès lors à Sartre de récuser le substantialisme cartésien de la conscience reposant sur l’idée d’une chose pensante. Descartes, avec son cogito, est « tombé dans l’erreur substantialiste » et Husserl, selon Sartre, s’instruit de cette erreur fondamentale dans le sens où il rester enfermé dans ce cogito. Il écrit : « […] il mérite d’être appelé, malgré ses dénégations, phénoméniste plutôt que phénoménologue ; et son phénoménisme côtoie à chaque instant l’idéalisme kantien »[8].

Dans l’article qu’il consacre à Husserl, Sartre distingue la conscience propre à la philosophie de l’immanence, c’est-à-dire la conscience repliée sur elle-même, de la conscience propre à la philosophie de la transcendance, autrement dit la conscience qui est toujours conscience d’autre chose qu’elle-même. Nous pouvons donc dire que Sartre reprend la notion d’intentionnalité de Husserl et l’inscrit dans sa philosophie de la transcendance. La transcendance de la conscience désigne le fait que la conscience appartient au régime du manque et du désir de ce qu’elle n’est pas mais aussi du désir de ne pas être ce qu’elle est. La conscience est néantisation perpétuelle, c’est-à-dire qu’elle est toujours dirigée vers l’impossible conquête de l’en-soi-pour-soi qui hante son être. Sartre, par la transcendance, veut soumettre le véritable sens de l’intentionnalité que Husserl a méconnu.

Dans cette perspective, la conscience transcendantale devient selon Sartre une conscience impersonnelle. Dans La Transcendance de l’Ego, il se pose la question de la possibilité qu’il existe une conscience purement impersonnelle ne reposant sur aucune personnalité. Ces conséquences sont défendues par Sartre en opposition avec les derniers travaux de Husserl. Ce dernier pense en effet que la conscience s’unifie dans le temps, or Sartre remet en cause l’utilité mais aussi l’intérêt du Je transcendantal et unificateur au sein de la phénoménologie. Sartre écrit dans cette optique : « Le Je transcendantal, c’est la mort de la conscience »[9]. Le Je n’a pas sa place dans une conscience irréfléchie, autrement dit dans une conscience qui n’est pas elle-même son objet. Lorsque nous agissons, nous faisons l’expérience de la conscience irréfléchie. Sartre prend l’exemple de la lecture. Lorsque nous lisons, nous avons conscience du livre et du contenu de ce livre mais nous n’avons pas conscience de notre propre conscience, c’est-à-dire que la conscience est non-positionnelle par rapport à elle-même. Dans l’action de lire, il n’y a pas de Je. Néanmoins nous pouvons avoir conscience de cette conscience irréfléchie dans la mesure où nous pouvons mobiliser nos souvenirs. C’est donc par un souvenir réflexif que nous retrouvons la conscience. Cependant, « la réflexion modifie la conscience spontanée »[10] ; en effet lorsque nous agissons notre conscience n’a pas conscience d’elle-même, c’est-à-dire que, par définition, le Je y est absent. En définitive, il y a une transformation du vécu par introduction de conscience là où, à l’origine, il y a de la conscience irréfléchie. Puisque la conscience s’unifie dans le temps et est conscience d’elle-même, elle dit forcément « Je » lorsqu’elle retourne sur elle ; or, en faisant cela, elle s’illusionne en projetant le pôle d’unités constituant l’ensemble de ses actes à la source même de son identification à elle-même. La conscience voit alors dans ses actes une explication intelligible et rassurante.

Sartre stipule par conséquent dans cet essai, qu’il dit avoir écrit « contre Husserl »[11], que l’intentionnalité de la conscience mène à considérer l’absence de tout ego. Mais comment une conscience vide peut gagner son ipséité ? Sartre, dans La Transcendance de l’Ego, se place dans l’héritage de Descartes et de Kant en discutant du thème relatif au transcendantal. Il trouve de fait chez Husserl une réponse, en l’occurrence l’idée centrale husserlienne de conscience pure, qu’il développement notamment dans ses Idées directrices. Comme le montre Sartre, c’est d’elle-même que cette conscience s’individualise, s’unifie et réalise sa conscience de soi. Seule la réflexion fait surgir un Je ; par conséquent nous n’avons pas besoin d’un ego pour rendre compte de l’action de notre conscience. La conscience ne possède donc ni d’inconscient freudien ni de personnalité psychique : elle agit dans le monde en tant qu’intentionnalité. Il est incontestable que Sartre reprend la théorie de Husserl concernant la conscience, celle-ci étant toujours conscience de quelque chose, donc n’ayant pas de contenu. Tout objet est opaque et porte en lui une infinité d’existences possibles et réalisables. Mais Sartre défend ensuite le fait que la conscience est conscience positionnelle du monde, c’est-à-dire que, pour saisir un objet, elle se dirige vers ce dehors qu’est cet objet pour l’atteindre. La conscience d’un objet suppose donc l’intention d’une conscience actuelle, suppose la transcendance d’une conscience pour saisir l’objet en question. Mais cette conscience positionnelle du monde est néanmoins non-positionnelle vis-à-vis d’elle-même dans la mesure où c’est la conscience spontanée qui constitue ma conscience perceptive. En définitive, c’est la conscience non-réflexive, la conscience spontanée, qui est la condition de possibilité de la réflexion.

Sartre retient donc de Husserl que la conscience est toujours conscience de quelque chose mais il le critique aussi dans la mesure où Husserl a selon lui additionné à la conscience une sorte de personnage n’étant réel que par le « Je ». Sartre reconnaît que Husserl a débarrassé la pensée d’une psychologie intérieure, la conscience étant toujours ouverte sur le monde ; cependant Husserl place l’ego au-dessus de la pensée, ce que Sartre lui reproche car il considère que la conscience peut se suffire à elle-même, celle-ci étant pleinement transparente. Le pour-soi est en effet la conscience ek-statique qui ouvre une spontanéité non substantielle, c’est-à-dire que la conscience ne peut pas se retirer en elle car elle est ouverture sur le monde. Nous comprenons mieux pourquoi Sartre s’attache donc autant à la notion de négation ; en effet, par la négation, il oriente sa pensée vers le réalisme et désubstantialise la conscience en lui donnant l’unique fonction d’être une ouverture vers l’apparaître. En conséquence de quoi, l’intentionnalité ne renvoie pas au passage de la conscience aux objets dans la mesure où l’accès aux objets se réalise de façon immédiate. De ce fait, « selon Sartre, Husserl aurait donc indûment négligé le sens le plus obvie d’une donation, qui affiche ce qu’elle est à partir du fait de son être, par la faute d’un idéalisme constitutif incapable de penser le sol ontologique de toute effectuation de conscience »[12]. Dans cette perspective, l’approche sartrienne de l’intentionnalité est inédite et se sépare de l’intentionnalité husserlienne reposant sur la constitution noético-noématique d’inspiration idéaliste.

 

La réduction phénoménologique

Chez Sartre se trouve donc cette idée que la spontanéité de la conscience échappe à la réflexion dans le sens où la réflexion, lorsqu’elle opère un retour en arrière, déforme cette spontanéité propre à la conscience. Ce qu’il cherche par la conscience, c’est finalement ce qui n’est jamais l’objet d’une connaissance réflexive. « La conscience, c’est un savoir vif de soi-même. Ce savoir est certain parce qu’il est direct et spontané. Je le découvre comme toujours déjà donné à moi »[13]. Cela signifie que l’être s’échappe toujours de lui-même lorsqu’il réfléchit sur lui-même, la réflexion tenant à distance l’être de son être saisi par la conscience. Avec ses développements, Sartre s’éloigne évidemment de la phénoménologie de Husserl, notamment parce qu’il défend le fait que c’est l’existence irréfléchie et spontanée de la conscience qui façonne la vie humaine. Tandis qu’Husserl ne peut admettre l’existence d’un sujet véritable qu’en lui donnant un moi consistant et une réflexivité, Sartre défend le fait que la conscience est au monde de façon irréfléchie et instantanée.

Le savoir de la conscience n’est donc ni intellectuel ni objectif et se détache de l’ego transcendantal husserlien pratiquant la réduction phénoménologique. En effet chez Husserl, tandis que spontanément nous saisissons l’objet par les sens, par l’acte réflexif nous saisissons la perception de l’objet ; cela signifie que par la réflexion nous tournons notre regard sur l’acte de conscience qui saisit spontanément l’objet. La réflexion naturelle s’oppose par conséquent à la réflexion phénoménologique transcendantale, qui repose sur la réduction universelle transcendantale. La réflexion phénoménologique transcendantale a pour tâche d’observer le contenu saisi par la réflexion naturelle, d’observer sa spontanéité originelle. Husserl émet alors l’hypothèse d’un dédoublement du moi, l’un étant intéressé au monde de façon naïve et l’autre étant désintéressé du monde, le moi phénoménologique.

Dans les Idées directrices, Husserl met en place ce qu’il appelle la suspension de la thèse naturelle du monde qui est au fondement de la création de la conscience, création appelée constitution transcendantale. La thèse du monde réside dans l’illusion que la perception est plus certaine que la réflexion ; elle est la croyance naïve en soi du monde. Il porte ensuite son regard sur l’intentionnalité de la conscience, c’est-à-dire sur le fait que la conscience soit toujours conscience de, qu’elle soit une visée transcendantale. Cette analyse tend à s’affranchir de l’attitude naturelle et donc à se séparer du naturalisme qui en est une des manifestations. En définitive, la « région » conscience est autre que la « région » nature : elle est autrement existante et autrement perçue. De plus, il démontre le fait que la conscience est autre que la réalité et que la réalité est relative à la conscience. La conscience devient ainsi nécessaire et absolue, et la nature devient contingente et relative. La réduction phénoménologique est dès lors un retour à la conscience comme condition a priori de possibilité de l’objectivité, réduction qui s’oppose ainsi à la thèse du monde. Cette réduction phénoménologique consiste à limiter la conscience dans sa croyance au monde mais aussi à son voir vis-à-vis de celui-ci. La phénoménologie développée par Husserl est par conséquent un idéalisme transcendantal. Ce que Husserl veut prouver, c’est que tous les vécus de la conscience sont des irréalités, autrement dit des hors du monde réel, une fois la réduction transcendantale exécutée. Au lieu de pratiquer le doute universel de Descartes, Husserl introduit l’epokhe phénoménologique. Son but est de découvrir un nouveau domaine scientifique par la méthode de la mise hors circuit. Ce qui est mis hors-jeu dans cette perspective phénoménologique, c’est tout ce qui relève de l’essence de l’attitude naturelle ; cela signifie que la réduction est limitée au monde comme à la conscience. L’epokhe n’est pas similaire à une négation totale du monde ni à un scepticisme à son égard mais est une interdiction de porter tout jugement sur l’existence objective.

Dans cette perspective, Husserl pose la conscience comme le principe de la connaissance. Ce qu’il appelle le principe des principes[14], c’est le fait que toute intuition originaire est donatrice de sens, donc que ce qui est premier à la conscience ne s’acquiert que par l’intuition. Ce qui fonde la connaissance chez Husserl, c’est ce qui se tient devant moi et qui m’est indubitable. Le fondement de la connaissance, et donc de la philosophie, c’est l’intuition donatrice, c’est la présence des choses. C’est dans cette recherche qu’il développe son idée de réduction phénoménologique, celle-ci étant « la décision de s’en tenir aux pures données immanentes de la conscience et donc de mettre entre parenthèses croyances, présomptions, visées objectivantes qui forment le tissu de l’attitude naturelle »[15]. La réduction phénoménologique est donc l’héritière de la suspension du jugement des stoïciens, mais aussi du doute cartésien. Cependant, à la différence du doute méthodique de Descartes, la réduction phénoménologique ne supprime rien mais rend possible la posture faisant apparaître comment la conscience transcendantale élabore les choses du monde sans s’en apercevoir. L’attitude réduite de la conscience provoque un changement de posture, le monde n’étant plus une entière apparition mais un objet qui est réfléchi par la conscience. Cette réduction est fondamentale et nécessaire pour Husserl afin d’analyser ce qu’est un phénomène.

Vis-à-vis de la réduction, les réflexions sartriennes ne s’accordent pas vraiment dans la mesure où il reconnaît à la fois sa possibilité théorique et son caractère hypothétique. Néanmoins Sartre, d’une manière générale, se méfie grandement de la réduction, qui est à ses yeux la preuve d’un idéalisme. La réduction chez Sartre est finalement absorbée par une recherche des modes d’être au sein même de l’attitude naturelle. Que ce soit dans La Transcendance de l’Ego ou dans son article sur l’intentionnalité, Sartre renverse finalement les analyses husserliennes en affirmant que Husserl n’a pas réussi à admettre que l’être ne se réduit pas à la connaissance, ce qu’il insinue par la réduction phénoménologique. En outre doter la conscience de hylè, c’est-à-dire de matière phénoménologique propre à la formation de l’intentionnalité, comme Husserl le fait, est pour Sartre annihiler la pureté de la conscience. Cette critique de Husserl rejoint les considérations propres à La Transcendance de l’Ego où Sartre exclut l’ego de la conscience mais aussi à L’Imaginaire, où la conscience transcendantale se constitue à partir de la structure néantisante. La hylè est essentiellement étrangère au mode d’être de la conscience, c’est pourquoi Sartre s’en détourne et lui oppose la thèse selon laquelle la réduction de la conscience s’assimile à une pure spontanéité. La conscience devient dès lors chez Sartre absolue et non-substantielle. Selon lui la hylè est contradictoire et le noème vide. Sartre, contre Husserl, défend le fait qu’une conscience dotée de hylè fait parvenir à un noème dont l’esse s’assimile à un percipi ; or la conscience doit nécessairement avoir une assise ontologique solide. La notion de hylè balayée, Sartre détruit de même la réduction husserlienne reposant sur le couple noèse/noème. L’être, dans la perspective sartrienne, doit impérativement échapper au percipi pour qu’une relation intentionnelle ait lieu. Chez Husserl cette relation est fondée sur la noèse, autrement dit sur le percipiens, mais pour Sartre cela revient à confondre le fondement de la conscience et l’être de la conscience.

L’esse est percipi renvoie à l’idée de mesurer l’existence par la connaissance. Mais si l’être du phénomène est dans son percipi, alors cet être a comme caractéristique la passivité, celle-ci étant une modification dont l’être n’est pas à l’origine. La passivité concerne donc nécessairement la relation d’un être à un autre. Sartre écrit dans L’Être et le Néant : « Ainsi l’esse est percipi exigerait que la conscience, pure spontanéité qui ne peut agir sur rien, donne l’être à un néant transcendant en lui conservant son néant d’être : autant d’absurdités. Husserl a tenté de parer à ces objections en introduisant la passivité dans la noèse : c’est la hylè ou flux pur du vécu et matière des synthèses passives. Mais il n’a fait qu’ajouter une difficulté supplémentaire à celles dont nous montrions tout à l’heure l’impossibilité »[16]. La hylè ne peut pas être de la conscience selon Sartre, d’autant plus que Husserl a donné à celle-ci aussi bien les caractéristiques propres à la chose qu’à la conscience. Dès lors Sartre en remet une couche : « […] Husserl définit précisément la conscience comme une transcendance. En effet : c’est là ce qu’il pose ; et c’est sa découverte essentielle. Mais dès le moment qu’il fait du noème un irréel, corrélatif de la noèse, et dont l’esse est un percipi, il est totalement infidèle à son principe »[17]. En effet selon l’analyse sartrienne la conscience est constituée par la transcendance, c’est ce que signifie la thèse selon laquelle la conscience est conscience de quelque chose ; autrement dit la conscience émerge lorsque celle-ci vise un être qui n’est pas elle. C’est ce que Sartre appelle la preuve ontologique : la conscience est l’être qui, par son existence, implique l’essence et qui est conscience de l’essence d’un être qui implique l’existence. Cela permet à Sartre d’introduire sa théorie du pour-autrui, théorie qui engage une discussion belliqueuse avec les développements de Husserl dans la cinquième méditation cartésienne. Originairement toute conscience possède un rapport étroit avec l’être, autrement dit l’esse ne s’assimile pas au percipi. Tandis que la corrélation noético-noématique de Husserl repose sur l’esse est percipi, Sartre de son côté refuse cette équivalence. « La « réalité » de la subjectivité husserlienne qui proclame « l’irréalité » de ce qui ne lui appartient pas devient pour Sartre l’aveu et le signe d’une perte du monde »[18]. Par son ontologie phénoménologique négative, Sartre détruit la nécessité de la hylè, explicite l’unicité du monde par les multiples consciences et dépasse à la fois le réalisme et l’idéalisme, Sartre revendiquant, rappelons-le, un nouveau réalisme.

 

La constitution d’autrui

La cinquième méditation cartésienne de Husserl s’intéresse à la constitution d’autrui, comme nous venons de le mentionner. Comment faire d’autrui un autre ego que le mien sans même sortir de ma conscience ? Comment transférer à autrui la certitude que j’ai de moi-même et de mes propres vécus ? Finalement, comment être absolument sûr qu’autrui est un autre moi-même ? Dans cette cinquième méditation, Husserl utilise le lexique leibnizien de monade pour décrire la situation de l’ego. L’objectivité est définie par Husserl d’intersubjective dans la mesure où elle dépend d’une constitution d’une multitude de sujets. L’intersubjectivité suppose l’affirmation de l’existence d’autrui, or l’idéalisme transcendantal husserlien contredit cette affirmation dans le sens où il définit que le sens de l’être se trouve dans l’ego. Comment mon ego peut constituer autrui alors même qu’il reste à l’intérieur de son être ? Comment constituer un autre, autrement dit comment conférer à autrui un sens existentiel qui est hors de ce qui le constitue ? Ce problème est fondamental car la constitution d’autrui est la condition de possibilité du monde objectif lui-même. En effet en constituant autrui, le monde n’est plus seulement le mien, il devient véritablement objectif, commun à toutes les consciences. Husserl se pose donc la question suivante : « […] comment […] puis-je aboutir à une explicitation complète du sens d’autrui ? [19]» Si la phénoménologie ne résout pas le problème de l’intersubjectivité, elle sera accusée d’être un solipsisme transcendantal. Husserl conçoit dès lors l’objectivité du monde en prenant appui sur une intersubjectivité monadique.

Ce que je trouve constamment en tant que conscience, c’est la présence d’une unique réalité spatio-temporelle que je partage avec toutes les autres consciences. Le monde est toujours présent comme Wirklichkeit. Husserl introduit l’expérience du corps propre et du corps étranger : le corps d’autrui ne peut pas être appréhendé comme un autre corps car c’est un autre moi-même. Il est en définitive un sujet incarné ; ce que je prête à autrui, c’est la relation au corps que j’ai aussi. Cela signifie qu’on ne peut pas se limiter à seulement dire « je suis moi ». Dans cette mesure Husserl passe d’un paradigme égologique à un paradigme monadologique. L’ego est une monade dans le sens où il a son monde propre. Mais cette monade qu’est l’ego n’est pas refermée sur elle-même car elle se rapporte toujours de façon intentionnelle à toutes les autres monades existantes. Husserl en tire donc la conclusion selon laquelle la subjectivité est toujours intersubjectivité, c’est-à-dire qu’autrui est toujours déjà présent à moi-même. En définitive, selon Husserl, l’intentionnalité de ma conscience me jette toujours et déjà dans un monde que je partage avec autrui. Donc, bien que nous constituions le monde de façon monadologique, il n’y a d’ego seul que dans une communauté d’ego.

Sartre de son côté réfute d’abord le solipsisme dans La Transcendance de l’Ego mais il reprend cette réfutation dans L’Être et le Néant, trouvant que sa première explication n’est pas assez approfondie : dans la troisième partie de l’ouvrage, il défend le fait qu’on ne constitue pas autrui mais que la présence d’autrui se manifeste à moi en dehors de toute connaissance. Husserl évite le solipsisme avec la notion d’intersubjectivité ; il mentionne en effet l’idée qu’autrui fait l’objet d’une Einfühlung, c’est-à-dire d’une empathie, dans le sens où cette intuition qu’est l’Einfühlung me fait percevoir une autre conscience à travers un autre corps. Husserl montre en effet comment un sujet constitue autrui mais Sartre de son côté refuse cette constitution prouvant l’existence d’autrui, qui n’est finalement pour lui qu’une façon pour Husserl de sauvegarder l’objectivité du monde. Sartre préfère dès lors prendre une autre voie, celle d’autrui me dévoilant sous son regard. Le regard d’autrui prouve mon existence, prouve le fait que je sois ce que je suis. En effet le regard de l’autre m’objective et dans cette objectivation ma propre transcendance devient une transcendance transcendée. Ici, le sentiment de honte est fondamental pour comprendre la pensée sartrienne dans la mesure où elle est ce qui révèle l’existence d’autrui. Par exemple lorsque je réalise un geste vulgaire, je suis ce geste, mais si un individu me surprend je m’apparais alors tel que cet autrui m’a vu. Dès lors le sentiment de honte a deux conséquences : par la honte je reconnais l’existence des autres et je reconnais aussi ma propre existence puisque je reconnais que je suis l’objet honteux. Dans cette optique, autrui se présente comme une négation de l’expérience de mon être dans le sens où il est celui qui me saisit comme objet et non comme sujet.

La structure constitutive de l’être-autrui est donc foncièrement négative car autrui est le moi qui n’est pas moi, celui que je ne suis pas. Ce néant n'est pas constitué par autrui ni par moi-même, ni même par la relation que j’entretiens avec autrui mais est le fondement originel de toute relation entre autrui et moi-même, en tant qu’il est justement absence de relation. Ce que Sartre démontre, c’est que l’existence d’autrui est nécessaire en tant que nécessité contingente, tout comme la nécessité de fait caractérisant le cogito[20]. La solution sartrienne au problème de l’existence d’autrui se caractérise donc par le fait d’affirmer l’être-autrui en dégageant son fondement et non de le prouver. « Ainsi c’est au pour-soi qu’il nous faut demander de nous livrer le pour-autrui, à l’immanence absolue qu’il faut demander de nous rejeter dans la transcendance absolue : au plus profond de moi-même je dois trouver non des raisons de croire à autrui, mais autrui lui-même comme n’étant pas moi »[21]. Autrui apparaît au cogito comme un être qui n’est pas moi et cette négation n’est pas externe mais interne, c’est-à-dire qu’autrui et moi-même nous constituons par une liaison synthétique niant réciproquement l’autre.

Pour Husserl la relation originelle entre autrui et moi-même se réalise par la connaissance ; en effet il explique que la constitution de monde objectif n’est réalisable que par l’élaboration d’autrui, le monde étant dès lors « intermonadique » comme le souligne Sartre. « Mais malgré ces incontestables avantages la théorie de Husserl ne nous paraît pas sensiblement différente de celle de Kant. C’est que, en effet, si mon Ego empirique n’est pas plus sûr que celui d’autrui, Husserl a conservé le sujet transcendantal, qui en est radicalement distinct et qui ressemble fort au sujet kantien »[22]. Autrui semble chez Husserl une catégorie s’additionnant aux autres dans le seul but de constituer le monde objectif. Sartre écrit encore : « Husserl s’est d’ailleurs ôté la possibilité même de comprendre ce que peut signifier l’être extramondain d’autrui, puisqu’il définit l’être comme la simple indication d’une série infinie d’opérations à effectuer »[23]. Je ne peux pas connaître autrui tel qu’il se connaît lui-même ; Sartre défend donc le fait qu’atteindre autrui ne se réalise pas par la connaissance car cela reviendrait à m’identifier intérieurement à autrui. Autrui est ce qui se refuse, il est fondamentalement fuite et ce qui existe véritablement est seulement mon intention qui le vise : autrui, c’est la visée intentionnelle vers autrui en tant qu’il apparaît concrètement dans la sphère de mon existence comme une transcendance.

Comme nous l’avons mentionné, Sartre revient dans L’Être et le Néant sur sa réfutation du solipsisme présente dans La Transcendance de l’Ego, cette réfutation reposant sur l’abandon de la théorie du sujet. Cette réfutation lui semble à présent obsolète dans la mesure où elle ne fait pas avancer le problème de l’existence d’autrui ; en effet elle ne remet pas en cause le fait de prouver l’existence d’une affectation de ma conscience transcendantale par d’autres consciences extra-mondaines.

Quoi qu’il en soit, il développe ensuite sa théorie du pour-autrui, où autrui n’est autrui qu’en tant qu’objectivité car la conscience d’autrui ne m’apparaît qu’en tant que donné. Cela signifie que je ne peux pas saisir autrui dans sa subjectivité puisque je ne peux pas me connaître en autrui. C’est ce que Sartre appelle la séparation ontologique : le rapport à autrui est une relation d’être à être qui exclut la relation de connaissance à connaissance et c’est seulement comme cela que le solipsisme peut être véritablement réfuté selon lui. Il critique donc vivement Husserl qui plaque l’être sur la connaissance afin de constituer son intersubjectivité monadique : « Et pourtant, par ma honte même, je revendique comme mienne cette liberté d’un autre, j’affirme une unité profonde des consciences, non pas cette harmonie des monades qu’on a pris parfois pour garantie d’objectivité, mais une unité d’être, puisque j’accepte et je veux que les autres me confèrent un être que je reconnais »[24]. Selon Sartre, Husserl a établi une relation de moi-même à autrui reposant sur la connaissance, ce qui lui fait dire qu’il n’a pas échappé au solipsisme. L’une des modalités de la présence d’autrui à moi-même est l’objectité mais cette objectité est nécessairement incluse dans une liaison originelle où l’existence de l’autre m’apparaît autrement que par la connaissance que j’en prends. La présence d’autrui se manifeste à moi en dehors de toute connaissance. L’autrui-objet se définit par le rapport qu’il entretient avec le monde en tant qu’objet qui voit ce que moi-même je vois, c’est-à-dire que la liaison qui me rattache à autrui se rapporte à la possibilité sans cesse renouvelée que je sois vu par autrui. En définitive, la théorie de l’autre chez Sartre repose sur l’autre qui à chaque instant porte son regard sur moi. Avec L’Être et le Néant, Sartre s’éloigne sans aucun doute de plus en plus de la phénoménologie de Husserl. Chez ce dernier l’existence est ce qui prépare la connaissance et la phénoménologie est une étude de la raison objective ; chez Sartre la phénoménologie participe à une entreprise de fondation d’une ontologie où l’être de la conscience et l’être d’autrui ont un statut majeur.

 

Avec cette étude, nous pouvons donc dire que Husserl a été le maître de Sartre et contre qui il s’est opposé en fondant sa propre pensée. En effet Sartre, bien qu’il écrive ses premiers écrits philosophiques en prenant appui sur la phénoménologie husserlienne, s’en détache progressivement pour élaborer son « néo-réalisme ». Le point culminant de ce détachement est la publication de L’Être et le Néant, où Sartre constitue une onto-phénoménologie éloignée du projet phénoménologique de Husserl. Sartre donne un nouveau sens à l’intentionnalité de la conscience mise en place par Husserl, il éjecte la réduction phénoménologique, la hylè, l’esse est percipi, et il remet fondamentalement en cause la réfutation du solipsisme de Husserl reposant sur une intersubjectivité monadique. Rappelons que Sartre écrit que Husserl n’a pas saisi le sens profond de l’intentionnalité, ce sens étant selon lui ce qui fonde le réalisme ontologique. Autrement dit, tandis que Husserl a comme projet de définir une eidétique de la conscience, Sartre met quant à lui le problème de l’existence au centre de sa philosophie. Ce qui fonde l’onto-phénoménologie sartrienne est la notion de néant. Dès lors l’idéalisme de la conscience est rejeté par la preuve ontologique. Sartre dépasse donc selon lui l’alternative du réalisme et de l’idéalisme, alternative étant pour Husserl une « lutte stérile et non philosophique qui se déroule sur le terrain naturel »[25].

Le « retour aux choses mêmes », prôné par Husserl et qui consiste à un retour à l’intuition donatrice originaire, se trouve dès lors modifié chez Sartre. En effet ce « retour aux choses mêmes » sartrien consiste en une critique de l’essentialisme husserlien et donc en une affirmation de la primauté de l’existence concrète et de son caractère purement contingent. Car, chez Sartre, le donné est mais n’a pas de raison d’être. Par la phénoménologie il souhaite revenir à la vérité de la quotidienneté, au dévoilement de ce que chacun sait déjà de manière obscure : la conscience n’ajoute rien à l’être, elle ne crée rien qu’une présence à l’être et cette présence suppose la négativité interne qui épuise l’être vers ce qu’il n’est pas.

Alors que Sartre explique que Husserl a enterré la « philosophie alimentaire » dans son article le concernant, il écrit ensuite dans L’Être et le Néant qu’il est finalement resté prisonnier de celle-ci, pour laquelle connaître c’est assimiler la chose, se remplir de cette chose et dissoudre son extériorité. L’être n’est pas mangeable puisqu’il est indigeste ; en effet la conscience sartrienne est un dévoilement désignant un autre, elle est une intention qui est fondamentalement incapable d’ingérer l’être. Connaître, ce n’est pas manger l’être, c’est s’ek-stasier, c’est se faire autre que soi-même.

Donc, de 1933 à 1943, Sartre, peu à peu, creuse un fossé entre lui et Husserl, le projet sartrien étant de récuser la conception idéaliste de la phénoménologie transcendantale et de réhabiliter le réalisme sur le terrain de l’ontologie afin d’enquêter sur les modes d’être impliqués par l’intentionnalité.


[1] HUSSERL Edmund, Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance, Paris, Vrin, 1998, p. 291.

[2] Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Paris, Gallimard, 1985, p. 283.

[3] GUENANCIA Pierre, La voie de la conscience, Paris, PUF, 2018, p. 23.

[4] HUSSERL Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, op. cit., p. 126.

[5] Sartre Jean-Paul, Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990, p. 10.

[6] Ibid., p.11.

[7] Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1992, p. 65.

[8] Sartre Jean-Paul, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 109.

[9] SARTRE Jean-Paul, La Transcendance de l’Ego, Paris, Vrin, 1965, p. 23.

[10] Ibid., p. 32

[11] In NOUDELMANN François et PHILIPPE Gilles, Dictionnaire Sartre, Paris, Champion, 2004, p. 483.

[12] MOUILLIE Jean-Marc, « Sartre et Husserl : une alternative phénoménologique ? », Sartre et la phénoménologie, Fontenay-aux-Roses, ENS Editions, 2000, p. 93.

[13] GUENANCIA Pierre, La voie de la conscience, op. cit., p. 82.

[14] Nous nous référons ici au paragraphe 24 des Idées directrices.

[15] GUENANCIA Pierre, La voie de la conscience, op. cit., p. 47.

[16] SARTRE Jean-Paul, L’Être et le Néant, op. cit., p. 25.

[17] Ibid., p. 28.

[18] MOUILLIE Jean-Marc, « Sartre et Husserl : une alternative phénoménologique ? », Sartre et la phénoménologie, op. cit., p. 85.

[19] Husserl Edmund, Méditations cartésiennes, op. cit., p. 150.

[20] La relation du pour-soi à la facticité est une nécessité de fait et c’est cela qu’ont saisi Descartes et Husserl en élaborant l’évidence du cogito. Sartre explique en effet que le pour-soi est à la fois nécessaire, car il se fonde lui-même et ne peut pas douter qu’il n’est pas, et contingent tout comme le fait, dans la mesure où il pourrait ne pas être. En conséquence de quoi l’être a le sentiment d’être de trop car sa présence à l’être est fondamentalement injustifiable. Résumons : l’être est fondement de soi mais porte en lui un défaut d’être, autrement dit l’être se détermine par ce qu’il n’est pas.

[21] Sartre Jean-Paul, L’Être et le Néant, op. cit., p. 290-291.

[22] Ibid., p. 272.

[23] Ibid., p. 273.

[24] Ibid., p. 301.

[25] In MOUILLIE Jean-Marc, « Sartre et Husserl : une alternative phénoménologique ? », Sartre et la phénoménologie, op. cit., p. 109.

Jean


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