Sartre : la conscience transcendantale comme spontanéité impersonnelle


Caricature de Jean-Paul Sartre réalisée par Jean

Caricature de Jean-Paul Sartre réalisée par Jean


Jean-Paul Sartre publie en 1936 La Transcendance de l’Ego, essai qui inaugure son travail philosophique le menant ensuite à rédiger son ouvrage monumental qu’est L’Etre et le Néant, qu’il publie en 1943. Nous allons ici nous contenter d’expliciter les thèses sartriennes de La Transcendance de l’Ego afin de comprendre sa théorie de la structure de la conscience ainsi que l’idée que l’Ego est un objet psychique transcendant. Dans cet essai, Sartre tente de défaire la théorie philosophique qui consiste à dire que l’Ego se trouve dans la conscience. Il défend alors l’idée selon laquelle l’Ego habite à l’extérieur de celle-ci, donc que « c’est un être au monde »[1]. Il remet par conséquent en question la conception de la conscience cartésienne qui considère le Je comme une substance dont l’activité est contenue à l’intérieur de ses limites.

 

Le Je et la constitution de l’Ego

Sartre introduit son essai par une référence à Kant et plus particulièrement par une référence d’une de ses phrases tirées de la Critique de la raison pure : « le Je pense doit pouvoir accompagner toutes nos représentations »[2]. Kant a en effet perçu que la conscience n’est pas toujours accompagnée par un Je. Idéalement, la conscience doit pouvoir avoir la capacité d’accompagner toutes nos représentations mais l’expérience nous prouve le contraire. Le Je n’a pas sa place dans une conscience irréfléchie, c’est-à-dire dans une conscience qui n’est pas elle-même son objet. Le cogito cartésien, qui croit saisir comme objet sa conscience, saisit en réalité une autre conscience : « la conscience qui dit « Je pense » n’est précisément pas celle qui pense »[3].

Pendant un acte, nous faisons tous l’expérience de la conscience irréfléchie. Sartre prend l’exemple de la lecture. Lorsqu’un individu lit, il a conscience du livre et du contenu mais pas de sa propre conscience. Cela signifie que la conscience est non-positionnelle vis-à-vis d’elle-même : il n’y a donc pas de Je dans cette action. Cependant nous pouvons avoir conscience de cette conscience irréfléchie qu’à condition de mobiliser nos souvenirs. C’est par conséquent par un souvenir réflexif que nous pouvons retrouver la conscience mais « la réflexion modifie la conscience spontanée »[4] car pendant l’acte la conscience n’a pas conscience d’elle-même, par définition le Je y est absent. Donc, seule la réflexion fait surgir un Je. Une conscience irréfléchie s’avère impersonnelle si elle est saisie d’une manière irréfléchie, c’est pourquoi la conscience est un champ transcendantal impersonnel.

Sartre analyse alors l’Ego : il est une unité constituée d’états, d’actions et de qualités. L’état, comme l’amour ou la haine, est une sorte d’énergie qui vient de l’extérieur et qui se constitue à partir de la relativité existentielle. L’état perdure, en effet ce n’est pas un simple sentiment qui dure quelques minutes par rapport à une situation inédite. Par exemple, si je hais quelqu’un, cela était vrai, est vrai et sera vrai : l’état de haine est permanent, ce n’est pas seulement un dégoût ou une colère passagère. De plus, la haine est sauvegardée même lorsque je ne pense plus à cette personne ; cela signifie que « la haine est donc un objet transcendant » puisqu’elle est l’unité des colères et des répulsions qui se place au-delà de la conscience. L’Ego se constitue aussi par les actions, les actions étant prises dans le monde : elles sont donc toujours transcendantes, à la fois pour les actions mettant en jeu une conscience active (comme jouer du piano) que pour les actions spontanées (comme raisonner). Enfin l’Ego se constitue de qualités, qui sont des « puissances qui constituent notre caractère et nos habitudes »[5], comme il l’écrit dans L’Etre et le Néant. Les qualités sont des dispositions innées qui qualifient un individu. Il ne faut pas confondre l’état de la qualité : tandis que l’état est l’accumulation de spontanéités créant une unité, la qualité est l’unité des habitudes et des vertus qui constituent un individu. Donc l’Ego se constitue en une unité par les états, les actions et les qualités.

Le rapport intentionnel entre la conscience et les choses implique l’absence de l’Ego. Mais comment, sans Ego, une conscience peut-elle saisir sa présence à soi ? Sartre répond ici que la conscience soutient et réalise son unité par le fait de configurer un monde et son individualité d’elle-même (par le fait de sa différence avec les autres consciences).

Comment, alors, l’Ego se compose-t-il ? Car, tous les actes et tous les états ne peuvent pas être séparés de l’Ego, totalité transcendante. Cependant nous pouvons nous tromper vis-à-vis de notre Ego : la question est alors de savoir si l’Ego ne se construit pas sur de fausses fondations. Toujours est-il que l’Ego existe, bien que sa nature reste douteuse. Pour résumer l’idée sartrienne, nous pouvons aisément dire que chaque état nouveau se lie à l’Ego préexistant dans la mesure où il y a création spontanée au sein même de la totalité me constituant. De fait, l’Ego est en perpétuel devenir, il assimile sans cesse en ne supprimant pas ce qui le constituait auparavant.

Puisque la conscience s’unifie dans le temps et est conscience de soi, elle dit forcément « Je » lorsqu’elle se retourne sur soi mais par cela même elle s’illusionne car le Je se dote d’un contenu, en l’occurrence le pôle d’unités constituant l’ensemble de ses actes. L’Ego existe bel et bien mais comme transcendance et se constitue par les vécus irréfléchis qui prennent forme par les états, les actions et les qualités. Sartre plonge la conscience dans l’instantané : la conscience est un « champ transcendantal » qui trouve son origine dans le monde et non en soi. Il libère la conscience de l’Ego et de la réflexivité, donc de ce qui s’apparente à un sujet.

 

Les enjeux de la thèse sartrienne

Cette théorie de la conscience permet à Sartre de remettre en cause la théorie des moralistes de l’amour-propre où le Moi se cache derrière chaque sentiment, où le Moi se trouve dans toutes nos consciences. Selon des auteurs comme La Rochefoucauld, chaque acte renverrait au Moi, même ceux qui sont dits inconscients, et aurait pour but de satisfaire ses désirs. L’erreur ainsi commise par les moralistes est de prétendre que la conscience réfléchie est première par rapport à la conscience irréfléchie. Or l’acte réflexif vient toujours après la spontanéité de la conscience irréfléchie. Certes « la réflexion « empoisonne » le désir »[6] mais avant d’être « empoisonnés » les désirs sont purs et c’est pendant l’intention réflexive que se constitue le Moi.

De plus, comme l’Ego fait partie du monde, autrui peut saisir ses états comme il saisirait un objet car les états sont eux-mêmes des objets. Cela a un impact majeur pour la psychologie, en effet avec cette conception, lorsque deux individus parlent d’un sentiment que l’un des deux ressent, l’autre peut saisir aussi pleinement son sentiment car il le saisit comme un objet. Le sentiment ne se fond pas avec le moi : si cela n’est pas le cas, celui qui ressent ne pourra pas recevoir d’aides extérieures du fait de l’incompréhensibilité que l’autre aura devant son sentiment, enfermé dans sa conscience et inaccessible au monde.

Enfin, avec cette conception, Sartre résout le problème du solipsisme, c’est-à-dire l’attitude qui traduit le fait qu’un sujet définisse sa conscience comme étant l’unique réalité. Dans cette optique, les autres consciences et le monde n’existent pas autrement que par des représentations. Le solipsisme apparaît comme un problème avec la théorie du sujet car un Je peut s’opposer aux autres Je. Mais avec le Je transcendant, l’existence des autres consciences est aussi certaine que l’existence de la mienne car chaque sujet participe au monde : le Je est dans le monde et non en chaque individu. Néanmoins, il approfondira ces développements sur la réfutation du solipsisme dans L’Etre et le Néant car il trouve ses conclusions insuffisantes.

 

Dans sa conclusion Sartre cite Arthur Rimbaud et sa phrase « Je est un autre ». Cela lui fait dire que le poète ardennais avait déjà pressenti le fait que le Je est l’accumulation des consciences spontanées, que ces dernières ne viennent pas du Je et donc que le Je n’est pas une substance.

Au contact du monde, chaque individu crée sa conscience de façon irréfléchie, à chaque instant chaque existence se trouve bouleverser par un événement inédit qui provoque une étrangeté et une fuite vis-à-vis de cette existence d’où la possible nausée qui peut se développer (Sartre publie son roman La Nausée en 1938). La conscience ne possède pas de personnalité psychique ni d’inconscient freudien, elle agit par l’intentionnalité, c’est-à-dire qu’elle répond de manière spontanée et irréfléchie à tous les signaux auxquels elle est confrontée. Cependant il existe tellement de possibilités de liberté que naît une sorte de vertige qui révèle la création inlassable d’existence dont nous ne sommes pas les créateurs. Si la conscience est intentionnalité, donc conscience de quelque chose, elle ne peut pas être elle-même quelque chose mais elle est en tant qu’elle est séparée d’elle-même. Ainsi, c’est l’être étant ce qu’il n’est pas qui introduit le néant dans l’être.


[1] Sartre, La Transcendance de l’Ego, Vrin, 2003

[2] In Sartre, La Transcendance de l’Ego, Vrin, 2003

[3] Sartre, La Transcendance de l’Ego, Vrin, 2003

[4] Ibid

[5] Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943

[6] Sartre, La Transcendance de l’Ego, Vrin, 2003

Jean


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