Sommes-nous plus heureux qu'avant ?
Sommes-nous heureux ?
Voilà une question centrale pour tous, partout et à toute époque. Nous, humains, cherchons à être heureux, toujours plus heureux, à améliorer nos conditions de vie, nos outils, pour nous simplifier la vie, pour moins souffrir. Mais, de nos jours, en ces temps bénis où tout est devenu plus facile, où la souffrance est rare et traitable, où la mort recule, où les guerres entre pays sont presque inexistantes, sommes nous plus heureux que nos parents, grands parents et ainsi de suite jusqu’à l’origine de nos espèces ?
Rares sont ceux à étudier notre histoire dans le but de savoir à quel “niveau” de bonheur se trouvaient nos ancêtres. C’est pourtant la question centrale, presque l’unique question qui vaut la peine d’être posée. Car, en effet, tout est fait, depuis toujours, avec l’objectif de renforcer le bonheur : les idéologies politiques proposent toutes des idées pour rendre le plus grand nombre heureux, communisme comme capitalisme, nationalisme comme universalisme, les religions promettent le bonheur éternel dans l'au-delà. Il en va de même pour la médecine, l’agriculture, l’industrie et la science.
Malgré tout cela, il est paradoxalement impossible de répondre à cette question, impossible de quantifier le bonheur. Et pourtant, il existe un présupposé, une idée si ancrée dans la conscience collective que la réfuter est un chemin de croix : notre bonheur augmente parallèlement à notre avancée dans l’histoire. Les hommes du Moyen-Age doivent être plus heureux que les hommes des cavernes, et nous devons être plus heureux que les hommes du Moyen-Age. Alors que personne ne se demande si l'apparition de telle religion, de telle idéologie, si tel événement politique a rendu plus heureux les gens par rapport à leur situation antérieure, il paraît impossible de se dire que les hommes préhistoriques pouvaient être plus heureux que nous le sommes actuellement.
En effet, il est difficile d’imaginer cela : nous avons la médecine moderne qui repousse la souffrance et la mort, l’industrie qui nous donne absolument tout ce dont nous pouvons rêver, nous pouvons voyager partout et voir des merveilles, mais cela nous permet-il d’accéder à un plus grand niveau de bonheur que le chasseur-cueilleur qui revient d’une bonne chasse ?
Beaucoup avancent l’idée aujourd’hui que toutes nos avancées historiques, scientifiques, politiques nous éloignent d’une frange de bonheur. Est-ce lié à une réduction de nos libertés par rapport à nos lointains ancêtres ? Aujourd’hui, nous sommes liés à des obligations permanentes : prêts à rembourser, impôts, réseaux sociaux, études, justice. A contrario, les hommes de ce passé à jamais perdu n’étaient liés qu’à la nécessité de se nourrir et de se reproduire. Aucune véritable frontière que celle de l’inconstant territoire de chasse, aucune obligation à une entité supérieure autre que celle de la tribu.
Le progrès nous libère-il et nous rend-il plus heureux ?
Cette idée est contestable, à plus d’un égard, mais elle a l’élégance de soulever cette interrogation. Il semblerait que nos vies, nos corps, ne soient pas adaptés au monde que nous avons nous même façonné. L’évolution de l’espèce humaine s’est faite dans l’optique que nous étions des chasseurs-cueilleurs, durant des dizaines et des dizaines de milliers d’années. Et soudain, en quelques 30 ou 40 siècles, notre mode de vie n’a cessé de se modifier sous notre propre impulsion. Nous sommes passés de chasseurs-cueilleurs à des agriculteurs puis des industrialistes, nous sommes passés de nomades à sédentaires, de tribus à villes tentaculaires. Et notre corps n’y est pas adapté, nous n’avons pas eu assez de temps pour évoluer en fonction de nos progrès. En résulte nos constants problèmes de sédentaires, à être trop assis, trop immobiles. L’obésité est devenue un mal fréquent car nous nous nourrissons de manière trop riche par rapport à nos besoins biologiques. Donnez-nous quelques millénaires d’évolution et l’humanité en sera transformée, plus adaptée à être des animaux sédentaires à l’alimentation riche. Nous ne ressemblerons plus du tout à ce que nous sommes aujourd’hui.
Le progrès nous a-t-il rendu plus heureux ? Peut-être pas, au final.
Il semblerait de plus que notre bonheur, et nos sentiments en général, ne soient plus aussi sensibles et tangibles qu’ils ne le furent : les textes antiques et ceux du Moyen-Âge font état de personnes plus facilement expressives, aux larmes et aux joies plus faciles. Aujourd’hui, nous ressentons un fort décalage avec ces gens aux pleurs faciles, qui pouvaient aller jusqu'à s’arracher les cheveux pour des raisons qui nous apparaissent à nous comme presque futiles.
Notre monde moderne de la masse, masse d’information, masse de personnes, masse de problèmes, a eu comme effet collatéral de nous rendre plus froids envers nous mêmes et les autres. Exprimer nos sentiments dans l’espace public est devenu presque impossible, en particulier avec l’apparition des réseaux sociaux, sur lesquels chacun peut exposer ses problèmes. Mais tant de personnes et de témoignages nous ont désensibilisés : les catastrophes ne provoquent presque plus que des indignations par bon sentiment, les meurtres et crimes ne sont plus que des faits divers qui ne nous émeuvent plus.
Sommes-nous plus heureux maintenant ? Nous semblons surtout plus froids et désensibilisés, comme un doigt trop habitué aux piqûres.
Au final, le bonheur est surtout lié à nos espérances. Plus particulièrement, il semble être la corrélation entre ce que l’on souhaite et ce que l’on obtient. Dans cette optique, il semble tout de suite plus logique qu’aujourd’hui, nous semblons moins heureux que nos ancêtres. Il y a un siècle, un agriculteur souhaitant une charrue et finissant par l'obtenir était incontestablement plus heureux. Nous, dans notre société actuelle, souhaitons trop, espérons trop sans être capable d’obtenir tout ce que nous souhaitons. Ne vous y trompez pas, je ne fais pas ici l’apologie d’un retour en arrière presque réactionnaire ! Tout cela n’est que le produit de notre époque : comme tout ou presque nous semble accessible, des films, aux livres, des maisons aux voitures, nous espérons en obtenir beaucoup. Car tout nous est présenté comme à notre portée. Mais il y a trop pour qu’un humain obtienne tout : il est impossible de regarder tous les films, impossible de vivre dans toutes les maisons ou d'avoir un garage assez grand pour ranger toutes les voitures qui existent. Ainsi, nous sommes toujours frustrés, toujours en train d’espérer autre chose car la publicité nous explique que nous pouvons y avoir droit.
Le meilleur exemple que je puisse vous donner est celui des plateformes de streaming, du type Netflix ou Amazon Prime. Ces plateformes, qui regroupent une grosse partie de la productions audiovisuelle, sans être jamais complètes, nous sont vendues comme la possibilité d’avoir accès à plus de films et de séries que nous pouvions en rêver autrefois. Mais le problème est que cela est vrai : il y a trop sur ces plateformes pour qu’un humain puisse tout voir, tout apprécier. Il restera toujours sur sa faim, frustré d’avoir accès à tant et de ne pouvoir voir que si peu. C’est aussi pour cela que nous rechignons à annuler nos abonnements : nous n’avons pas tout vu, et surtout de nouvelles productions y arrivent tous les jours. Comment dire adieu à tant de possibilités ?
Je vous pose une dernière fois la question : sommes-nous plus heureux aujourd’hui que ne l’étaient nos ancêtres ?
Pas si sûr.
Nicolas Graingeot