Développement personnel: le nouvel opium du peuple
« Cultive ton bonheur pour le voir fleurir autour de toi », « Crois en toi et tu seras inarrêtable », « Si vous pouvez le rêver, vous pouvez le faire », tant de formules dont les contenus dédiés au développement personnel regorgent. Dès lors, ces véritables maximes de vie ne sont pas sans nous rappeler les formules hypnopédiques sans cesse répétées dans Le Meilleur des mondes, célèbre récit d’une société dystopique écrit par Aldous Huxley. L’hypnopédie consiste chez Huxley en la répétition incessante de formules toutes faites durant le sommeil des individus afin de les leur faire adopter comme des principes inhérents à la vie en société. Qu’il s’agisse de livres, d’articles, de vidéos YouTube, de podcasts ou encore de publications sur les réseaux sociaux, les dogmes admis et sans cesse répétés par le développement personnel ne semblent pas si loin du lavage de cerveau quotidien décrit dans Le Meilleur des mondes. D’après une étude de l’Ipsos, 35% des français auraient lu un livre de développement personnel en 2018, et pour cause : le développement personnel nous fait du bien. Il allège nos peines pour nous laisser entrevoir l’espoir, relativise nos problèmes pour nous témoigner de solutions, annihile le poids du monde pour nous laisser flotter dans une innocente gaieté.
Ô que de bonheur nous laissent donc entrevoir ces saintes paroles qui enlèvent le péché du monde pour nous offrir la rédemption vers un monde bienheureux nous ayant été si longtemps dissimulé…
Ô que de malheurs vous attendent, chers lecteurs et fervents défenseurs de cette nouvelle parole divine vouant le « moi » à la jouissance d’un monde fabulé, lorsque vous serez par cet article ramenés à la triste mais lucide réalité.
Si Freud nous enseignait que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison », rappelez-vous qu’il l’est encore moins dans notre maison commune, chère Terre aux 7,7 milliards de locataires.
Un « développement personnel », vraiment ? Nul besoin d’être expert en la matière pour y déceler instantanément les contradictions profondes entre la forme et le fond. Tout d’abord, la forme. Le fait de se développer insinue l’évolution, le progrès. L’adjectif « personnel » quant à lui revête ce qui appartient en propre à une personne ou encore ce qui lui est destiné en particulier. Mais en-dehors de la forme purement linguistique, considérons également la forme des contenus dans lesquels on retrouve le développement personnel. Nous ne réitérerons pas la liste que nous avions établie dans notre introduction, toutefois, remarquons-y une caractéristique qui vous semblera certes couler de source et qui s’avère pourtant fondamentale : tous ces supports ont en commun d’être créés par des individus à destination d’autres individus. Maintenant, le fond. Les divers contenus du développement personnel prônent approximativement tous les mêmes objectifs : « Devenez vous-mêmes ! », « Tracez votre propre voie ! », « Cultivez votre vie ! », « Libérez-vous ! », « Soyez en phase avec vous-mêmes ! », j’en passe et des meilleures.
A la suite de cette brève analyse, soulevons à présent le problème fondamental qui s’en dégage. Peut-on véritablement employer la formule de « développement personnel » afin de qualifier le fond d’un soi-disant enseignement provenant d’un individu en direction d’un autre individu ? Remarquons, à raison, la perplexité que nous pouvons légitimement déployer à l’égard de cette notion. En effet, le contenu écrit par autrui peut-il faire en sorte que vous vous développiez « personnellement » ? Si ce contenu est écrit par autrui, s’agit-il véritablement d’un développement « personnel » ? N’est-ce pas en réalité un développement de votre personne par l’intermédiaire d’une autre ?
Mais ne soyons pas de mauvaise foi. Ainsi nous définissions préalablement l’adjectif « personnel » comme « ce qui appartient en propre à une personne », mais également comme « ce qui est destiné à une personne en particulier ». Si la première définition a pu nous paraître quelque peu infructueuse, peut-être la seconde nous comblera-t-elle d’un sens que l’on pourra enfin attribuer à la notion de développement personnel. Ah ! Voilà que semble nous apparaître une définition nous étant préférable : Le développement personnel serait le fait pour un individu, de développer un autre individu ! Ainsi, par « développement personnel » n’entendez pas vous développer par vous-même mais laisser l’auteur du contenu en question vous développer selon les principes qu’il jugera propres à la vie bonne. Mais là encore s’obstine notre manie du détail… En effet, pouvons-nous réellement juger qu’un contenu nous apporte un développement personnel lorsque nous parlons par exemple d’un livre tel que Les Quatre Accords Toltèques qui, rappelons-le, depuis sa publication en 1997 s’est vendu à 9 millions d’exemplaires ? Vous conviendrez, j’en suis certain, que cette conception du « personnel » s’avère quelque peu problématique.
Ainsi, serions-nous en capacité de nous développer « personnellement », de tracer notre propre chemin, lorsque ce dernier est le fruit d’un manuel établi par autrui ? Peut-on se cultiver soi-même lorsque la « culture de soi » est en réalité « culture de soi PAR autrui » ? Enfin, peut-on parler d’affirmation de soi et de liberté de « tracer son propre chemin » lorsque ce dernier est en réalité le même itinéraire désigné à des millions d’individus totalement différents et inconnus à l’auteur ?
Alors, face aux vertus de liberté et d’affirmation de soi, ne sommes-nous pas au contraire confrontés à l’instauration de nouveaux « codes » ? Peut-on scander la louange du « personnel » lorsque des directives comportementales sont assignées à un si grand nombre de fidèles en quête d’un breuvage dont l’ivresse saurait adoucir les plaies ?
Self made-man, self-love, selfie… Le « moi » est au cœur d’un 21ème siècle placé sous le règne de Narcisse, ce tyran dont le développement personnel a su se faire le fidèle destrier idéologique. L’individualisme, devise de notre époque, fait la louange du « moi » en réponse à l’effondrement des croyances passées. La religion, la patrie et la lutte du peuple ont sombré dans les abîmes, entraînant dans leur sillage la dissolution de la société au profit d’une multitude de microcosmes en quête d’identité. Répudiant le vivre-ensemble, l’individu s’entête dans la recherche constante du particularisme. « Je ne suis pas comme vous », telle est donc la formule définissant la nouvelle transcendance post-moderne. Se différencier coûte que coûte de son voisin, revendiquer son importance, son particularisme, sa différence dans un monde guider par l’intérêt de chacun au détriment de celui de tous. Si le 21ème siècle était une chanson, sans doute en décernerions-nous le grand prix à Roi de Bilal Hassani. Le mélange d’un fond à la gloire de l’individualiste fabulateur et d’une forme stéréotypée de l’américanisme ambiant : « Je suis free oui, j’invente ma vie », « Quand je rêve je suis un roi » … Le développement personnel agit sous ce même contrat de la fabulation. De fait, l’individu n’a pour croyance plus que lui-même : autrui est un danger, autrui est le détracteur venant offenser le bonheur et la toute-puissance détenue dans le monde des rêves pour nous ramener à la ‘’méchante’’ réalité. Il nous faut alors suivre l’injonction suprême de ne jamais se laisser pervertir par l’extériorité sous peine de menacer notre intégrité émotionnelle. En effet, surprenons-nous de la multitude de vidéos consacrées à la « motivation » qui prolifèrent sur YouTube en nous enjoignant à faire fi du monde extérieur en cessant de lire la presse, de regarder le journal télévisé ou encore à ne plus entreprendre une quelconque lecture qui ne serait pas marquée par une happy-end sous le prétexte chamanique selon lequel la vision du négatif ne nous apporterait que du négatif. Ainsi, dans une société où la plupart des individus se disent ouverts à tout, il est paradoxal de constater qu’un bien grand nombre de ces derniers ne s’intéressent plus à rien que ce qui les concerne directement, persuadés dans ce cas des pleins pouvoirs de leur avis et de l’existence certaine du monde imaginaire qu’ils se sont construits. Or, se désengager du monde réel pour se morfondre dans l’imaginaire, c’est refuser la réalité au profit de l’ivresse, refuser la lucidité qui devrait être divine maîtresse.
Mais cet entêtement du moi est finalement nocif pour le sujet lui-même. En effet, la promesse du développement personnel ne résonne-t-elle pas en tant que guide de l’individu sur le chemin d’une vie bienheureuse façonnée de ses propres mains, dans laquelle celui-ci pourrait s’affirmer pleinement ? Lorsque la sainte méthode mène son disciple sur le chemin de la réussite, nous qualifions cette dernière de révélation. C’est dans le cas contraire que s’exprime toute la perversité d’une telle promesse, emparant le sujet d’un sentiment de culpabilité intolérable. De fait, si le discours providentiel affirme nous offrir sur un plateau d’argent toutes les clés de la vie bienheureuse, pourquoi celle-ci ne se réalise-t-elle pas ? Pourquoi ne suis-je à terme toujours pas heureux ? Selon l’idéologie prônée par le développement personnel, chacun se doit de trouver en lui son bonheur et n’a alors en rien à reporter ses échecs sur le monde qui l’entoure. Ainsi, il va de soi que le sujet ne peut que s’en prendre à lui-même. Dans une perspective d’ascèse, ce dernier est alors confronté au caractère insupportable d’avoir échoué là où il devrait alors être vainqueur, le plongeant de fait dans une profonde désillusion. Si le développement personnel confine à l’individualisme, celui-ci condamne alors les maux de l’individu comme fruits de sa seule responsabilité. Dès lors, une femme percevant le SMIC et élevant seule trois enfants n’aura en rien la légitimité de se plaindre à autrui lorsque celle-ci est supposée seule actrice de sa réussite ou de son échec. Vous l’aurez compris, l’éloge de l’individualisme confine à se délester de toute responsabilité d’autrui sur sa vie, y compris celle du gouvernement ou encore de son employeur. Au-devant des disciples les plus fervents du développement personnel se dresse alors, en cas d’échec, la barrière qu’ils ont eux-mêmes consenti à fonder, barrière qui, sous prétexte de leur offrir la gloire, les emprisonne dans le dénie de l’extériorité et la démence de la déréliction.
Yoann STIMPFLING