Réseaux sociaux et santé mentale : zoom sur le rapport de Murthy (2023)


Crédits : Unsplash

 

Aux Etats-Unis, 42 Etats américains, dépassant leurs clivages politiques, ont initié des poursuites contre Meta, maison-mère de Facebook, Instagram et WhatsApp. Cette coalition dénonce des pratiques addictives nuisant à la santé mentale et physique des enfants et des adolescents, dans un dessein lucratif. Les fonctionnalités de Facebook et Instagram sont incriminées pour leur rôle incitant les jeunes à une connexion compulsive et prolongée. De plus, l'entreprise est accusée de collecter illégalement des données sur les utilisateurs de moins de 13 ans. Meta a exprimé sa déception face à ces actions judiciaires, arguant qu'une collaboration aurait été préférable pour améliorer les plateformes. Ces États réclament que la justice contraigne l'entreprise à cesser ces pratiques et à payer des amendes conséquentes.

L’origine de cette action en justice

Une ancienne employée de Facebook et lanceuse d’alerte, Frances Haugen, avait divulgué plus de 20.000 pages de documents internes en automne 2021. Ces informations mettaient notamment en évidence la connaissance du groupe sur les effets potentiellement nocifs d’Instagram pour la santé mentale, ainsi que la mise sous silence des résultats d’études internes. Après deux ans d’investigation, cette plainte auprès du tribunal californien s’inscrit dans une politique de lutte contre le monopole et l’utilisation des données personnelles par les géants des réseaux sociaux.

L’action en justice appuie son argumentaire sur des études indépendantes et sur le rapport de Vivek Murthy, le médecin-chef des États-Unis, paru en mai 2023. Ce document alerte sur les effets extrêmement nocifs que peuvent avoir les réseaux sociaux, en se basant sur des diverses études. Je vous propose de revenir sur ce document (lien dans Ressource) et de vous en faire un résumé condensé.

Avant-propos

Les réseaux sociaux… Souvent décriés et pourtant si présents de manière intempestive dans nos vies et nos sociétés ! Evaluer l’impact de leur utilisation relève d’un défi pour le monde de la recherche. Certains résultats mettent en valeur l’apport positif mais il existe de nombreux indicateurs montrant les dangers pour la santé mentale et le bien-être des enfants et des adolescents. Il est difficile aujourd’hui d’en tirer un constat clair, puisque les chercheurs indépendants ne disposent pas suffisamment d’éléments. Le manque de transparence des entreprises technologiques représente un obstacle à la compréhension de la portée et de l’ampleur de l’impact sur la santé mentale et le bien-être. De plus, l’influence des réseaux est déterminée par de nombreux facteurs complexes comme le temps passé sur les plateformes, le contenu consommé ou auxquels la jeunesse est exposée ou bien encore la perturbation des besoins essentiels à la santé (sommeil).

Pourquoi les enfants et les adolescents sont une population sensible ?

Au niveau du cerveau, les adolescents connaissent une période de développement cérébral sensible. Le bien-être est mis à rude épreuve, avec une augmentation de comportements à risques et l’émergence potentielle de problèmes de santé mentale. L’adolescence est aussi une époque où les identités et le sentiment d’estime de soi se forment. Cela entraîne une plus grande sensibilité du cerveau aux pressions sociales, aux opinions des pairs et également à la comparaison entre pairs (Romer, 2010 ; NASEM, 2019).

Certaines études avaient également observé des changements anatomiques au niveau de l’amygdale et le cortex préfrontrale lors d’une utilisation fréquente des médias sociaux. Cela s’accompagnerait par une augmentation de la sensibilité aux récompenses et aux punitions sociales (Maza et al., 2023 ; Crone, 2018). Cependant, ces données nécessitent des études plus approfondies.

Les réseaux sociaux doivent-ils toujours être diabolisés ?

Les réseaux sociaux sont de véritables outils de communication. Au niveau social, ils offrent des avantages en mettant en relation des personnes en demande avec une communauté positive favorisant l’apparition de liens interpersonnels, l'accès à de nouvelles connaissances et l'expression de soi. Ils facilitent la création d'amitiés en ligne, soutiennent des interactions diversifiées, et fournissent un précieux soutien social, notamment pour les jeunes minorités. Une étude révèle que la majorité des participantes adolescentes se sentent plus acceptées grâce aux médias sociaux. Elles rencontrent des personnes qui peuvent les soutenir dans les moments difficiles (67 %), trouvent un endroit où montrer leur côté créatif (71 %) et sont plus connectés à ce qui se passe dans la vie de leurs amis (80 %) (Berger et al., 2022).

Impacts négatifs des réseaux sociaux

  • Temps d’utilisation

Les recherches révèlent qu'une utilisation intensive (plus de 3 heures par jour) des réseaux sociaux par les adolescents est associée à un risque accru de problèmes de santé mentale, telles que la dépression et l'anxiété (Riehm et al., 2019). Limiter l'utilisation à 30 minutes par jour a montré des améliorations significatives de la dépression chez les jeunes.

  • Corrélation entre réseaux sociaux et santé mentale

Les études indiquent que les adolescents et ceux ayant des problèmes de santé mentale sont plus vulnérables aux effets négatifs des réseaux sociaux, incluant la dépression due à la cyberintimidation*, les troubles de l'image corporelle et de l'alimentation, ainsi qu'une mauvaise qualité de sommeil. Une enquête menée auprès d'adolescents montre qu’une utilisation plus intensive des médias sociaux est associée à un sommeil altéré, à une mauvaise perception de soi et à des symptômes dépressifs plus élevés, particulièrement chez les filles (Kelly et al., 2019). Cependant, ces résultats sont à prendre avec précaution, la complexité autour de la santé mentale relève de nombreux défis qu’il faut prendre en compte lors de l’interprétation des données.

💡 Cyberintimidation : fait de dénigrer, d’humilier, de vouloir stigmatiser et isoler une personne en utilisant la technologie pour parvenir à ses fins. Peut être d’inciter à la haine, de dévoiler des informations confidentielles, ou d’usurper l’identité de quelqu’un. Quand l’action est répétée, on parle de cyberharcèlement.

  • Expositions dangereuses

Les médias sociaux exposent les jeunes à des contenus extrêmes et violents, associés à des tragédies comme des décès liés au suicide et à des défis dangereux. Ces contenus, présentant parfois des actes d'automutilation en direct ou des étapes de suicide, normalisent des comportements risqués. De plus, le cyberharcèlement sur les réseaux sociaux est fortement corrélé à la dépression, affectant davantage les adolescentes et les jeunes des minorités sexuelles (Hamm et al., 2015). Les plateformes exposent également les jeunes à des contenus haineux et les rendent vulnérables à des prédateurs cherchant à les exploiter financièrement ou sexuellement, surtout les adolescentes et les jeunes transgenres.

  • Vers la dépendance

Les plateformes des réseaux sociaux, conçues pour accroître l'engagement, utilisent des outils tels que les notifications push, la lecture automatique et les likes pour stimuler l'activité. Certains chercheurs estiment que cette exposition peut surstimuler le système de récompense du cerveau, conduisant à des comportements similaires à la dépendance (Kuss et al., 2011). Plus de la moitié des adolescents d’une étude trouvent difficile de se passer des réseaux sociaux (Vogels et al., 2022). Près d'un adolescent sur trois utilise les médias électroniques jusqu'à minuit en semaine. Ce sentiment de dépendance s’explique notamment par une peur de manquer, induite par le flux d’informations continu, et d’une certaine appréhension que d’autres puissent vivre des expériences enrichissantes dont on est absent (Przybylski, 2013, cité par le rapport p.10).

Quelques recommandations du rapport

L'usage par les jeunes de plateformes conçues pour les adultes expose à des risques, mettant les parents face à des défis considérables. Près de 70 % des parents jugent aujourd'hui plus complexe d'élever leurs enfants en raison de la technologie et des réseaux sociaux. Selon Murthy, cette responsabilité de soutien aux jeunes doit être partagée. Les entreprises technologiques ont la possibilité d'améliorer la sécurité sur leurs plateformes pour les jeunes. Les chercheurs peuvent contribuer en développant des études pour renforcer les mesures de protection. Enfin, les politiques locales et nationales ont un rôle crucial à jouer dans la mise en œuvre de dispositifs de sécurité destinés à nos enfants et adolescents.

Le rapport se termine avec quelques recommandations aux différents acteurs, dont je vous résume quelques formulations principales.

  • A destination des acteurs politiques

    • Établir des normes de sécurité adaptées à l'âge pour les plateformes technologiques incluant des conceptions sécurisées, la protection contre les contenus nocifs, la limitation des fonctionnalités visant à maximiser l'engagement, et le développement d'outils protégeant le sommeil et l'activité saine.

    • Exiger des normes de confidentialité des données plus strictes pour protéger les enfants contre l'exploitation numérique.

    • Renforcer les politiques limitant l'accès aux médias sociaux pour réduire les préjudices et soutenir les programmes d'éducation numérique dans les écoles.

  • A destinations des entreprises numériques

    • Favoriser la transparence en partageant les évaluations et données avec des chercheurs indépendants et le public, tout en préservant la vie privée.

    • Évaluer les risques des interactions en ligne pour prévenir les abus et réduire les préjudices.

    • Établir des comités scientifiques consultatifs pour guider les politiques sécuritaires en ligne, comprenant des experts indépendants et des représentants des utilisateurs, y compris les jeunes.

    • Garantir que les paramètres par défaut pour les enfants respectent les normes de sécurité les plus élevées.

    • Éviter les caractéristiques de conception visant à maximiser le temps, l'attention et l'engagement.

  • A destinations des responsables légaux

    • Un plan média familial encourage des discussions ouvertes et des règles sur l'utilisation des médias, notamment sur le temps d'écran, le contenu et la protection des informations personnelles. Il favorise des zones sans technologie pour promouvoir relations sociales et restreint l'utilisation des appareils électroniques avant et après le coucher.

    • Encouragez des moments sans écrans lors des repas et des réunions en famille pour favoriser les interactions sociales.

    • Aidez les enfants à cultiver des relations hors ligne, favorisant des interactions non connectées.

    • Modélisez un comportement responsable sur les médias sociaux, discutez des avantages et des risques adaptés à leur âge, et encouragez le signalement des cas de cyberharcèlement ou d'abus en ligne, offrant un soutien sans jugement en cas de besoin.

  • A destination des enfants et adolescents

Premiers concernés, mais tout ne doit pas reposer sur leurs épaules. Il est cependant important qu’ils apprennent à des mesures pour naviguer sur les réseaux en toute sécurité et de manière saine.

  • Établissez des limites claires entre les activités en ligne et hors ligne, en évitant l'utilisation des appareils électroniques au moins une heure avant le coucher pour garantir un sommeil de qualité.

  • Restreignez l'usage des appareils pendant les repas et les rencontres en personne pour favoriser les interactions sociales.

  • Adoptez des pratiques sécuritaires en ligne, telles que surveiller et limiter le temps passé en ligne, bloquer les contenus indésirables et gérer les paramètres de confidentialité.

  • Soyez vigilant quant aux informations partagées en ligne, car ce que vous partagez peut être public et permanent.

  • Évitez le harcèlement en ligne et ne participez pas à des abus, en refusant de transférer ou partager des messages offensants, tout en encourageant les autres à cesser de le faire.

Conclusion

Ce rapport révèle une réalité complexe et évolutive concernant l'impact des réseaux sociaux sur la santé mentale et le bien-être des enfants et des adolescents. Les plateformes sont conçues pour les adultes, et exposent les jeunes à des risques élevés pouvant altéré leur développement.

Par l’intermédiaire de ses recommandations, Murthy souhaite alerter l’opinion publique tout en proposant des mesures clés, allant de l'établissement de règles familiales à l'utilisation responsable des médias sociaux, en passant par la nécessité d'interventions technologiques et de politiques réglementaires plus strictes.

Ainsi, une implication collective est essentielle. L’action en justice aux Etats-Unis est un exemple de l’urgence de la situation et du rôle crucial à jouer pour garantir un environnement en ligne plus sûr pour les jeunes. Une collaboration avec les géants technologiques est primordiale mais peut relever d’un idéal utopiste. Les réseaux sociaux fonctionnent sur le profit et arrivent à détourner les lois de confidentialité des données par d’autres mesures (par exemple, payer un abonnement pour ne plus avoir de pub en France). Cependant, par l’éducation, la sensibilisation et des mesures politiques, nous pouvons tenter de façonner un paysage numérique plus sain pour les générations futures.

Marine JOUIN


Bibliographie

Berger, M. N., Taba, M., Marino, J. L., Lim, M. S. C., & Skinner, S. R. (2022). Social Media Use and Health and Well-being of Lesbian, Gay, Bisexual, Transgender, and Queer Youth: Systematic Review. Journal of medical Internet research, 24(9), e38449.

Crone, E. A., & Konijn, E. A. (2018). Media use and brain development during adolescence. Nature communications, 9(1), 588.

Hamm, M. P., Newton, A. S., Chisholm, A., Shulhan, J., Milne, A., Sundar, P., Ennis, H., Scott, S. D., & Hartling, L. (2015). Prevalence and Effect of Cyberbullying on Children and Young People: A Scoping Review of Social Media Studies. JAMA pediatrics, 169(8), 770–777.

Kelly, Y., Zilanawala, A., Booker, C., & Sacker, A. (2019). Social Media Use and Adolescent Mental Health: Findings From the UK Millennium Cohort Study. EClinicalMedicine, 6, 59–68.

Kuss, D. J., & Griffiths, M. D. (2011). Online social networking and addiction--a review of the psychological literature*. International journal of environmental research and public health*, 8(9), 3528–3552.

Maza, M. T., Fox, K. A., Kwon, S. J., Flannery, J. E., Lindquist, K. A., Prinstein, M. J., & Telzer, E. H. (2023). Association of Habitual Checking Behaviors on Social Media With Longitudinal Functional Brain Development. JAMA pediatrics, 177(2), 160–167.

National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine (NASEM). (2019). The Promise of Adolescence: Realizing Opportunity for All Youth. Washington, DC: The National Academies Press.

Przybylski A. K., Murayama K., DeHaan C.R., & Gladwell V. (2013). Motivational, emotional, and behavioral correlates of fear of missing out. Computers in Human Behavior; 29:1841–1848.

Riehm, K. E., Feder, K. A., Tormohlen, K. N., Crum, R. M., Young, A. S., Green, K. M., Pacek, L. R., La Flair, L. N., & Mojtabai, R. (2019). Associations Between Time Spent Using Social Media and Internalizing and Externalizing Problems Among US Youth. JAMA psychiatry, 76(12), 1266–1273.

Romer D. (2010). Adolescent risk taking, impulsivity, and brain development: implications for prevention. Developmental psychobiology, 52(3), 263–276.

Vogels, E., Gelles‑Watnick, R. & Massarat, N. (2022). Teens, Social Media and Technology 2022. Pew Research Center: Internet, Science & Tech. United States of America.

Ressources

Lien du rapport : https://engage.youth.gov/resources/tip-sheet-social-media-use-and-mental-health


Des articles qui pourraient vous intéresser

Réseaux sociaux : “Influenceurs” de nos comportements?

Une analyse des comportements complexes réutilisés par les réseaux pour nous rendre accro, accompagnée d’une interview à ce sujet sur EURADIO.

Le procès des réseaux sociaux

Un procès fictif avec au banc des accusés Twitter, Instagram, Facebook pour répondre à la question : Et si les réseaux sociaux provoqueraient notre déshumanisation ?