Vulgariser Clouscard: Chevalerie et rôle historique
Bâtir un nouvel ordre … et sortir de scène
Dans le système de production féodal naissant, le chevalier a une double activité, il est celui qui pacifie un territoire et l’étend par son activité guerrière, puis qui l’administre par son activité de gestionnaire. Cette gestion sur un territoire est le fruit de son mérite et des relations interpersonnelles avec ses compagnons d’arme qui ont permis sa promotion dans l’ordre social. Le chevalier est donc celui qui permet à une nouvelle organisation des forces productives de naitre. Il est vecteur de stabilité et légitime la hiérarchie sociale par ses actes et son mode de vie.
Or une fois cette phase de pacification effectuée, une fois le fief établi par la conquête, le nouveau seigneur doit se concentrer sur ses devoirs politiques et le développement économique. La pratique guerrière tend alors à passer au second plan, d’autant plus qu’il est maintenant question d’assurer sa descendance et la perpétuation du fief par l’alliance entre dynasties. Il nait alors une contradiction au sein de la classe dominante entre la noblesse et le chevaleresque. Si l’une doit son existence à l’autre, cela n’empêche pas le noble de poursuivre son devenir historique et de consolider son pouvoir avec une forme « d’ingratitude » inconsciente vis-à-vis du chevalier. En d’autres termes, il n’y a plus assez de débouchés politiques et économiques pour le chevalier. La promotion par le mérite guerrier se marginalise, laissant place aux relations économiques de suzerain à vassal, de dynastie à dynastie.
« Par la ruse de la politique dynastique du regroupement des terres (…) toute promotion de type chevaleresque sera impossible. »
Résoudre la dualité au coeur de la classe dominante
Ce vivier de chevaliers errants et d’aspirants seigneurs qui perpétue la praxis guerrière fondatrice de la féodalité est à court de débouchés. Elle se heurte à la noblesse qui a pris acte de la fondation d’un nouveau système de production, qu’elle domine, étend et exploite.
Clouscard mentionne l’épisode des Croisades comme une résolution à cette situation problématique. Par la Guerre Sainte, le chevalier trouve un sursis. Il redonne du sens à sa praxis guerrière qui tombe progressivement en désuétude en Occident. Comme il l’avait fait au Haut Moyen-Age, le chevalier cherche à pacifier des terres pour en devenir le seigneur par le mérite et les relations de compagnonnage. Un nouveau débouché est trouvé pour le chevalier: plutôt tenter sa chance en Orient que de ne pouvoir s’accomplir en Occident.
Pour autant, la Croisade ne reste qu’un sursis. Le chevalier accepte, par sa participation à la Croisade, que son rôle économique et politique n’existe plus dans son lieu d’origine. A cet éloignement social du procès de production (inutilité du chevaleresque) s’ajoute l’éloignement géographique concret. S’il ne meurt pas au combat en Orient, le chevalier sera à son retour d’autant plus marginalisé, face à une noblesse en croissance constante qui écarte de plus en plus les petits vassaux.
Pour garder la face, le spirituel et le ludique
Face à cet ordre économico-politique qui se développe sans lui, le chevalier peut surinvestir le champ symbolique pour compenser son absence de prise sur le réel. S’il ne peut plus avoir le rôle historique d’antan il peut encore, dans une trajectoire strictement personnelle, perpétuer l’idéal chevaleresque.
« Il doit renoncer au monde qu’il a pourtant façonné. »
Le chevalier devient alors moine-soldat ou membre d’un ordre guerrier comme celui des fameux Templiers. Le chevalier, en agissant ainsi, admet ne pas participer au politique et à la gestion de l’économique pour se consacrer au symbolisme religieux et individualiste du chevaleresque. La marginalisation est actée. Ne se battant plus pour trouver sa place au sein de la société, il se bat pour une cause, un idéal transcendant.
L’autre solution est d’accepter le ludique chevaleresque. Vidé de son impact politique, le chevaleresque n’est plus qu’actions gratuites et divertissement. S’ouvre alors la période des tournois. Ces-derniers ne sont plus un temps de préparation à la guerre, époque lointaine où le chevalier était l’acteur principal de l’ordre économico-politique naissant, mais ne sont que pur amusement. Le chevalier s’y bat en dehors de tout contexte historique, de tout enjeu politique et donc de tout sérieux. Le déclassement se manifeste d’autant plus dans l’objectif du tournoi: gagner les faveurs de l’auditoire ou séduire. Pour reprendre deux concepts chers à la pensée clouscardienne, le chevalier est passé du sérieux au frivole. Le plus pathétique demeure le fait que ce spectacle est demandé et organisé par la noblesse. Le chevalier n’est plus que divertissement mondain au service de la noblesse et de sa praxis économico-politique réelle.
Finalement le chevalier peut également trouver sa place dans l’armée du suzerain ou du roi, possibilité sans doute la moins pathétique. En participant à l’établissement de l’Etat féodal, il justifie une partie de sa praxis guerrière (maintien de la paix, protection de l’ordre qu’il légitime, …) et s’assure des conditions matérielles de subsistance.
Que ce soit par la figure du Croisé, du chevalier errant ou du participant au tournoi, le constat de perte de pouvoir réel du chevaleresque est implacable. Quelque soit la manière dont « l’excédent » de la classe dominante se recycle, il faut se rendre à l’évidence:
« Le chevalier est rentré dans le rang. »
Emilien Pigeard
Bibliographie :
L’Être et le Code, Michel Clouscard, Editions Delga
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