Vulgariser Clouscard, du crépuscule romain à l’aube féodale


La Bataille de Tolbiac, 1836, Ary Scheffer


Pour rendre compte de la logique qui se cache derrière les soubresauts de l’Histoire, Clouscard se concentre sur les causes économiques et laisse la succession des évènements au second plan. Pour comprendre l’émergence historique des divers modes de production sur l’espace géographique correspondant à la France actuelle, il faut saisir le fonctionnement de la structure économique.

Afin d’y parvenir, deux concepts sont à garder en tête: la force productive et les rapports de production. La force productive est un universel, c’est la main d’oeuvre dont l'efficacité est plus ou moins démultipliée en fonction des moyens de productions disponibles en un lieu donné à un instant donné. Elle varie donc en quantité et en qualité mais demeure tant que des Hommes vivent. Les rapports de production quant à eux évoluent à travers le temps. Le travail ne s’organise pas de la même manière sous l’Empire romain qu’au haut Moyen-Âge comme nous allons le voir. L’idée que défend Clouscard est qu’un mode de production se maintient tant que les rapports de production sont adaptés à la force productive en présence. Lorsqu’un décalage se crée, que les rapports de production restreignent la force productive ou que celle-ci pourrait s’organiser plus efficacement, les conditions objectives pouvant mener à un changement se mettent en place. C’est alors que les évènements historiques peuvent retrouver une place dans l’analyse, en tant que révélateurs (conscients ou inconscients) de ce décalage entre force et rapports. 

La disparition de l’Empire romain constitue un de ses évènements. Il marque la première borne chronologique de ce travail…

Crépuscule romain

Ce qui se joue au Ve siècle est le passage d’un mode de production global et centralisé dominé par Rome à un mode de production local et éclaté que constitue la féodalité du Haut-Moyen-Âge avec l’apparition des fiefs. 

Clouscard remet en cause la thèse des invasions barbares venues de l’extérieure amenant fatalement à la chute de l’empire. Pour lui, il y a un décalage au coeur du fonctionnement économique de l’empire entre son centre, Rome, qui accapare et utilise les ressources, et les provinces mises en état de sujétion. L’expansion militaire de Rome sur des terres « barbares », peuplées de Gaulois, Goths et autres Vandales, si elle semble affirmer la puissance politique de l’empire, crée paradoxalement un problème interne croissant. Le décalage entre une production locale efficace dans les provinces et le dirigisme centralisé de Rome crée une contradiction. Cette contradiction prend de l’ampleur au fil des conquêtes puisque le « barbare » vaincu devient le serf travaillant la terre pour Rome. L’Empire alimente ainsi de lui-même un décalage entre une force productive (qu’il développe en faisant des « barbares » une nouvelle main d’oeuvre) et un rapport de production qui se fait au détriment total des provinces conquises. 

Plutôt que de parler de vagues de « barbares » attaquant l’empire, il faut comprendre que la « barbarie est (…) en puissance dans l’empire ». C’est en provenance des territoires des provinces que la désintégration de l’Empire romain survient. Ainsi, la désobéissance provient par exemple de citoyens romains francs, des guerriers wisigoths pourtant fédérés à l’Empire en viennent à piller Rome.

Aube féodale

Cette désintégration de l’Empire se fait au profit de la féodalité. La force économique et la production provenant de la base, des provinces, il s’agit pour les seigneurs pacificateurs de leur fief et garants de la protection des serfs de recomposer un pouvoir politique à leur avantage. Ayant les mains sur la production et la main d’oeuvre, le seigneur peut vivre en autarcie avec ses serfs, s’extirpant ainsi du système impérial. La féodalité naissante s’impose alors comme une nécessité historique, résolvant la contradiction entre centre et province, contribuant à établir un mode de production tirant un meilleur parti de l’exploitation collective. 

C’est donc autour du fief, unité politique, et des manses (champs exploités par les serfs, unité économique) qu’un nouveau mode de production s’articule. Celui-ci engendre une recomposition des rapports, entre le serf et le noble mais également au sein des nobles, entre le vassal et le suzerain. Cette économie domaniale s’institutionnalise progressivement. La disparition de l’Empire romain ne va pas sans son lot de crises et de désordres qui poussent « le vilain » à rechercher la protection du seigneur, qui l’emploie pour l’extension et la pacification du fief ou pour la production à proprement parler sur une manse. En contrepartie de cette protection, le système des corvées et des divers impôts s’institutionnalise. Le vilain perd sa liberté, il fait don de sa force de production au seigneur. 

La système de production s’équilibre par les liens féodaux entre le suzerain au vassal. Pour préserver la paix et déléguer à autrui la gestion d’un territoire parfois trop imposant, le suzerain a besoin de vassaux. Ces-derniers acceptent la supériorité politique du suzerain parce qu’il leur garantit l’exploitation économique sur un fief. En retour celui-ci est légitimé politiquement et s’assure un gain économique relatif qu’il prélève régulièrement sur ses vassaux. La praxis féodale est donc à la fois guerrière, pour l’acquisition, la défense du fief et le choix de ses vassaux, mais également productive de par la gestion et exploitation des terres agricoles. Le noble en vient donc à ratifier ce système de production qui lui octroie une indépendance économique garantie par un système de relations institutionnalisé. Il se trouve à la fois subordonné et dominant. Le développement de la féodalité n’arrête pas pour autant le fil du devenir historique. Déjà les rapports se transforment. Une fois la pacification obtenue, les liens interpersonnels entre chevaliers, entre compagnons d’armes, s’estompent. La praxis guerrière est reléguée au second plan et il est dorénavant questions de rapports économiques, de suzerain à vassal. Le seigneur doit penser à sa succession, et les rapports s’effectuent entre dynasties interposées. 

Alors

« Le fief n’est plus conquête mais concession. »

Alors

« Au service guerrier va succéder le service de cour. »

Le chevalier, en accomplissant son rôle historique, finit par détruire sa raison d’être. Sa mission accomplie une fois le fief pacifié, il se nie en permettant au devenir historique de continuer sa route. 

Nous évoquerons plus en détail cette trajectoire tragique de la chevalerie lors du prochain article… 

Emilien Pigeard



Sources :

Clouscard, L’Être et le Code, Editions Delga