Verlaine - Le piano que baise une main frêle
Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu'un très léger bruit d'aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir longtemps parfumé d'Elle.
Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain
Qui lentement dorlote mon pauvre être ?
Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin ?
Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain
Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre
Ouverte un peu sur le petit jardin ?
Ce poème que nous propose Verlaine, c’est celui d’un amour fragile soumis aux questionnements.
Dès les premier vers, les éléments d’ensemble sont exposés. Le piano permet comme le disait si bien Nietzsche « d’offrir aux passions le moyen de jouir d’elle-même ». Il implique une musicalité qui contribue à instaurer une atmosphère douce-amère chère au texte.
Le piano devient en effet la passion du narrateur qui le met face à ses doutes. Cette passion, on comprend de suite qu’elle est en lien avec un sujet amoureux, une femme. Si le verbe « baise » évoque l’érotisme et le contact des lèvres, « frêle » confirme cette interprétation en installant le système de rimes en « -elle » qui se passe de commentaire.
Ce qui est « frêle », c’est également l’ambiance du poème qui se déroule au crépuscule « soir rose et gris vaguement ». Le choix des couleurs n’est pas anodin : le rose renvoie évidemment à l’imaginaire de l’amour et de la féminité; rose cependant teinté par un « gris » bien plus froid qui permet au narrateur de mettre en avant cette passion fanée; Celle d’un temps qui commence à disparaitre, à s’éteindre comme le retranscrit avec précision le verbe « Luit » au milieu de ce « soir » qui s’étend.
Cette figure féminine qui n’est plus qu’un souvenir mélancolique se fait apparition fantomatique dans la suite de la première strophe. « Un très léger bruit d’aile », l’intensificateur joue ici un rôle paradoxale en intensifiant ce qui cherche à fuir, ce qui veut faire oublier jusqu’à son existence. « aile » poursuit la rime chargée de sens en se doublant de cette connotation aérienne lui permettant d’échapper au narrateur.
Cette absence est développée par le piano, figure de la passion elle-même. Le morceau joué traduit les sentiments éprouvés « bien vieux, bien faible et bien charmant ». La répétition de « bien » permet d’accroitre la portée des adjectifs qui se font les relais à la fois de la mélancolie, de la fragilité mais aussi de l’amour. En réunissant tout cela on revient à ce thème de la passion passée qui exploite l’instabilité de nos histoires amoureuses.
Le vers 5 rend compte de cette aventure dont les souvenirs s’érodent : « Rôde discret, épuré quasiment ». La fuite amorcée au vers 3 se poursuit.
Si ce n’était pas encore assez clair, la première strophe se conclue sur une révélation. Il s’agit bien d’une figure féminine « Elle » qui hante notre narrateur dans ce lieu symbolique qui lui est associé. On remarque que cette notion de mélancolie attachée à un lieu est un véritable topos des poèmes lyriques. (Comment ne pas penser au Lac de Lamartine)
La deuxième strophe amplifie quant à elle les questionnements et les doutes auxquels le narrateur se confronte. Le souvenir de la passion laisse place à l’incertitude vis-à-vis de l’avenir. D’où cette construction avec une succession de questions rhétoriques, sans réponses, qui marquent à nouveau l’absence de l’Autre.
Le narrateur fait l’expérience de sa solitude. Il s’est remémoré le spectre de jadis et doit dorénavant déterminer ce qu’il adviendra de cette passion. Mais avant cela le narrateur questionne en premier lieu la nature de ce qu’il expérimente. « Qu’est ce que ce berceau soudain Qui lentement dorlote mon pauvre être ? ». On constate que le passé est mis en exergue par ces références à l’enfance, « berceau » et « dorlote »; Le pathétique apparait également via l’expression « pauvre être ». Le narrateur semble passif, prêt à se laisser emporter par ce son d’un autre temps qu’il écoute. « Que voudrais-tu de moi Doux chant badin ? ».
Face aux manques d’éléments de réponses, le narrateur ne peut que rester dans une incompréhension éternelle « Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre Ouverte un peu sur le petit jardin ? ». Le conditionnel devient passé composé, la réponse ne viendra jamais. Ce constat est appuyé par la disparition totale du songe « tantôt mourir ». La dernière scène propose une vision intimiste, posant le narrateur en voyeur, exclut. « Vers la fenêtre ouverte un peu » Cette barrière qui le sépare de l’objet de son désir d’antan fait de lui un intrus dans ce « petit jardin » dont il n’obtiendra plus rien.
Emilien Pigeard
Bibliographie :
Romances sans paroles, Verlaine
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