Une éthique de la responsabilité pour la civilisation technologique


Pavel NeznanovLigne de crédit : Unsplash

Pavel Neznanov

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« Le monde est la demeure commune des dieux et des hommes, la cité des uns et des autres. Seuls ils ont la raison et vivent d’après le droit et la loi [1]». Les stoïciens affirment que l’être humain est citoyen de l’univers et qu’il a le devoir de juger librement les valeurs que nous suggère la nature, c’est-à-dire l’ordre, l’équilibre et l’harmonie. Adopter ou non ces valeurs en pratique engage l’humanité à être responsable de ses actes. Cette pensée stoïcienne se rapproche dans une certaine mesure de l’éthique de la responsabilité mise en place par Hans Jonas en 1979 dans son ouvrage Le Principe responsabilité. En effet, en accordant un « ordre de préséance ou de droit immanent aux choses elles-mêmes [2]», il ancre l’humanité dans le monde et la rend responsable de sa position face à celui-ci. Pour le dire autrement, l’humanité est libre de décider de se conformer aux valeurs positives qui règnent dans la nature ou non et cette prise de position engage la responsabilité morale et intellectuelle de l’être humain, ainsi que leurs conséquences concrètes. Affirmer une éthique de la responsabilité ne va pas forcément de soi dans la mesure où l’éthique traditionnelle acquise depuis l’Antiquité se caractérise par la proximité et l’agir immédiat et restreint. Cependant la société technologique renverse l’éthique traditionnelle, à tel point que celle-ci devient totalement obsolète. Il existe en effet une réelle mutation de l’agir humain dans les sociétés modernes, mutation due aux progrès technologiques qui altèrent l’être humain en profondeur, qui lui permet de détruire sa propre essence.

Ce renversement s’opère au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ou pour être plus précis lorsque les deux bombes atomiques ont été larguées sur Hiroshima et Nagasaki en août 1945. Ces deux bombardements ont particulièrement marqué Jean-Paul Sartre qui publie le 1er octobre de la même année un article intitulé « Réflexions sur Hiroshima » dans la revue des Temps modernes. A partir de ces événements l’humanité est entrée dans une ère atomique qui a pour conséquence que les êtres humains ont les moyens de détruire l’humanité. Par conséquent tout peut basculer à tout moment, c’est pourquoi Sartre écrit que l’humanité « est responsable de sa vie et de sa mort : il faudra qu’à chaque jour, à chaque minute, elle consente à vivre [3]». L’humanité a donc le choix de vivre ou de mourir, elle est responsable d’elle-même mais aussi du vivant dans sa globalité. Cette conscience ne doit pas la faire tomber dans l’indifférence ou la mauvaise foi car fuir ses responsabilités est ici un acte purement criminel.

Avec les techniques motorisées et les nouvelles technologies, l’agir humain se transforme et les forces humaines sont décuplées mais c’est aussi l’essence même de la technique et son impact sur nos pratiques qu’il faut analyser. Car, pour reprendre Heidegger, « la technique n’est pas la même chose que l’essence de la technique [4]», l’essence de la technique étant la façon dont l’être humain se représente la matière qu’il manipule. L’essence de la technique est par conséquent une « Wahrheit » (un dévoilement) parce qu’elle montre ce qui se cache derrière la technique. L’essence de la technique moderne se caractérise par le fait que l’être humain considère les énergies naturelles comme une matière pouvant être extraite et accumulée, créant une aliénation démesurée. Cela signifie que la technique moderne arraisonne la nature, c’est-à-dire qu’elle donne raison à toutes les choses de la nature, par exemple l’arbre a une raison d’être, d’être une planche de bois. On se trouve ici devant un rapport brutal entre l’être humain et ce qui l’entoure, rapport qui a pour conséquence qu’il ne rencontre que des choses créées par la technique, donc par lui-même, mais qu’il ne se rencontre plus. Faisant partie intégrante de la « Gestell » (de l’arraisonnement), il devient lui-même un fonds et devient dépendant des forces naturelles étant dans un besoin perpétuel. Toutefois Heidegger a tendance à déresponsabiliser l’être humain de la provocation qu’il fait subir aux vivants dans le sens où il place cette brutalité sous l’emprise du destin de l’humanité. C’est pourquoi Hans Jonas, qui a été élève de Heidegger, ne reprend que sa critique de la technique moderne et y ajoute la responsabilité absolue de l’humanité dans sa relation avec le vivant. Car l’irréversibilité de la destruction du vivant est à présent le défi de l’humanité, c’est pourquoi Hans Jonas écrit que « la soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire ait jamais entraîné [5]».

 

Le devoir-vivre vaut plus que la non-vie

La responsabilité présente de l’humanité est une obligation à l’égard de l’avenir, à l’égard des êtres en devenir et des êtres futurs. C’est pourquoi rompre avec les anciennes éthiques est une nécessité et que trouver une nouvelle dimension à la notion de responsabilité est un devoir qui a pour but de se projeter vers l’avenir. La grande différence de la condition actuelle de l’humanité est qu’elle met en danger et qu’elle a rendu vulnérable ce que l’on nomme habituellement la nature mais que l’on peut nommer le vivant pour être plus précis. Cependant former une éthique de la responsabilité, reposant sur la conscience de nos pratiques présentes et de leurs impacts sur le futur, c’est tout d’abord supposer que le vivant doit faire l’objet d’un respect et qu’il a un « devoir-vivre ayant une valeur absolue [6]». L’éthique jonassienne suppose donc un respect de l’être à être, ou dira-t-on un respect de la vie à vivre. La question est de savoir pourquoi la vie vaut mieux que la non-vie, pourquoi la vie a un devoir de vivre et pourquoi la continuation de la vie vaut mieux que le néant futur.

La vie est d’essence supérieure à la potentielle non-vie future dans la mesure où affirmer la vie et la respecter consiste à nier la négation. Respecter la vie, sa vie et la vie future, c’est-à-dire ne pas y être indifférent, c’est s’engager à dire non au négatif probable donc dire oui aux valeurs positives de la vie. C’est pourquoi penser une ontologie du vivant qui accorde une place centrale à la continuation de la vie possède une valeur supérieure au néant, ou du moins à l’indifférence qui mène à déconsidérer nos actes et leurs conséquences provoquant inévitablement une destruction du vivant. Tant que la vie devient et peut devenir, la vie a en elle plus de valeur à continuer qu’à se désagréger. Le devoir-vivre du vivant inclut aussi par conséquent le devoir-vivre de l’espèce humaine comme faisant partie intégrante de l’ontologie de tout vivant. Car, comme le fait remarquer André Stanguennec, « tout vivant est animé d’un vouloir-vivre absolu. Toute vie est pour elle-même un devoir-vivre inconditionnel : vivre, c’est devoir absolument vivre [7]». L’éthique de la responsabilité mise en place par Hans Jonas repose donc sur une métaphysique considérant le vivant comme ayant un droit de vivre car la vie est par essence préférable au rien.

Cela signifie que dire, comme certains actuellement, que ne pas faire d’enfant, donc de ne pas perpétuer la vie, est un acte en faveur de la santé globale de la planète est purement et simplement grotesque. On les appelle les « Ginks » (Green Inclination No Kid), ce sont des personnes qui refusent de faire des enfants afin de ne pas polluer davantage. Cependant ces personnes sont principalement présentes dans les pays développés, donc là où la démographie stagne, voire diminue. Cela constitue un paradoxe dans leur manière de considérer ce qu’ils appellent eux-mêmes un « acte écologique ». Le problème n’est pas tant le nombre d’individus que la manière dont ils exploitent la matière. De plus, renoncer à faire des enfants, c’est finalement renoncer à la nouveauté future qu’apportera la prochaine génération, la nouvelle génération étant une promesse de renouveau.

Donc, dire non à la non-vie, c’est dire oui à la vie. Dire non à la mort, c’est-à-dire dire non aux usages illimités de la technique, c’est affirmer la vie. En effet le vivant qui dit non à ce qui peut le nier est un vivant qui s’autoaffirme, qui affirme sa volonté de vivre, volonté qui est intrinsèque à tout vivant. Cependant cette négation du négatif ne se concrétise pas par l’arrêt total de la technique et des avancées technologiques actuelles mais par la création de techniques régulatrices ainsi que par la modification des techniques déjà existantes car cela va de soi que l’avenir de l’humanité sera technique et technologique ou ne sera pas.

 

La responsabilité contemporaine

L’éthique contemporaine doit être celle de la responsabilité dans la mesure où elle seule permettra de garantir un monde habitable pour les vivants. L’éducation joue alors un rôle primordial, que ce soit l’éducation publique de l’Etat ou l’éducation privée des parents. Elles ont en effet un but commun, en l’occurrence celui de faire d’un enfant un adulte, autrement dit un être humain autonome et responsable. Hans Jonas formule alors un nouvel impératif moral : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. [8]» Cela signifie que cette éthique à adopter se préoccupe de l’avenir lointain des générations futures ; et elle doit être dans la mesure où la pratique des techniques et des technologies modernes ont des effets imprévisibles sur les prochaines générations. Agir de façon qu’une action soit compatible avec un certain ordre de la vie, pour que la vie continue de vivre, c’est analyser les techniques afin de les réguler et empêcher que de nouvelles techniques potentiellement mortifères fassent leur apparition. L’humanité a un devoir de respecter les êtres humains en devenir et de réfléchir aux impacts des actions présentes sur le futur. Le devoir est un auto-contrôle sur le pouvoir, ici sur le pouvoir technique que les êtres humains ont déployé. Tous les individus présents sont responsables de la qualité de vie des prochaines générations mais ce rapport est non réciproque puisque les êtres futurs n’existent pas encore. L’avenir de nous demande rien cependant il en va de notre responsabilité de faire en sorte que les générations futures aient une vie digne, autrement dit nous avons une obligation vis-à-vis des êtres qui deviennent et des êtres qui ne sont pas encore. Cela suppose néanmoins que les individus, oubliant leur destin particulier, se débarrassent de leurs idéaux mortifères dans laquelle ils se complaisent et qu’ils prennent assez de recul pour concevoir qu’ils se font plaisir personnellement sur la mort du vivant ; finalement qu’ils soient responsables.

Suivre cette éthique, c’est donc, d’un point de vue individuel, renoncer à sa petite vie, à ses petits plaisirs immédiats qui sont mortifères : celui qui, par exemple, renonce à satisfaire ses plaisirs immédiats en affirmant la responsabilité de ses actes présents affirme pleinement cette éthique de la vie car il dit non à la négation. La responsabilité repose essentiellement sur le fait que risquer ce qui est mien c’est risquer quelque chose qui appartient aux autres. Si l’intérêt d’autrui est menacé alors le mien l’est aussi, cela signifie que l’éthique de la responsabilité dévoile aux êtres humains leur interdépendance, l’interdépendance étant au cœur de la biodiversité et du développement de la vie. Cette philosophie est une ouverture vers autrui qui défie fondamentalement l’égoïsme actuel considéré comme une vertu. Elle met en place l’idée selon laquelle ce qui vaut la peine d’être fait ne coïncide pas nécessairement avec mes intérêts mais que ce qui vaut la peine doit devenir ce qui vaut la peine aussi pour moi.

Au service du principe de responsabilité se trouve « l’heuristique de la peur [9]», expression jonassienne par excellence. L’heuristique en philosophie, c’est ce qui sert à découvrir une chose en particulier. Cette idée renvoie par conséquent à éprouver une crainte vis-à-vis des conséquences futures et inconnues produites par les technologies modernes. La peur est alors vue comme une motivation à ne pas se laisser emporter par les avantages immédiats que procure le fonctionnement de la société moderne en vue de garantir la vie des générations futures, c’est pourquoi Hans Jonas écrit que « la prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise (…) [10]». La reconnaissance du malus (le mauvais) est plus forte que la conscience du bonum (le bien), en effet les craintes prennent le dessus sur les désirs. Cette « heuristique de la peur » incite donc les individus à soupeser et à distinguer les facteurs de moindre risque des facteurs de risque extrême par rapport à une technique particulière, si l’analyse des risques est possible. Si l’analyse est impossible, alors la possibilité du pire doit être envisagée contre celle du meilleur. Prenons l’exemple de la voiture électrique, exemple au cœur de l’actualité. Devons-nous développer cette technologie ? Cette technologie respecte-t-elle le vivant et garantit-elle la vie future ? Certains politiques la considèrent comme un véhicule propre et certains gouvernements ont promis une aide à l’achat d’une voiture électrique. Or, produire ce type de véhicule demande davantage d’énergie que de produire un véhicule thermique et émet deux fois plus de gaz à effet de serre dû à la fabrication de la batterie. L’immense majorité des batteries sont en effet produites en Asie où les usines fonctionnent au charbon. La fabrication d’un véhicule électrique pollue aussi davantage les sols et les eaux que la fabrication d’un véhicule thermique car leur fabrication demande l’extraction de minéraux rares, notamment le lithium et l’aluminium. De plus le recyclage des batteries électriques demandera peut-être plus d’énergie, l’impact étant dur à calculer du fait de l’absence de modèle économique pour le recyclage de ces métaux. Adopter la voiture électrique, c’est donc aller contre l’éthique de la responsabilité, c’est aller contre la vie future dans la mesure où les risques dus à sa fabrication et à sa commercialisation sont trop importants pour que l’on puisse permettre l’existence généralisée de cette technologie. Cela signifie que les politiciens et gouvernements, européens pour la plupart, qui encouragent le développement et l’achat de ce type de véhicule, ne sont pas des gouvernements responsables. Nous devrions avoir peur de produire cet objet technique car il remet en cause la possibilité d’une vie digne à l’avenir. Ceci n’est qu’un exemple, mais il prouve que le principe de responsabilité et son « heuristique de la peur » s’ancre dans la réalité et dans les sujets actuels.

 

Pour conclure, le danger de l’agir technologique est sa possible autonomie, le fait qu’elle vise l’excès, et non la nécessité, et qu’elle souhaite créer une sorte de « paradis terrestre » qui va contre l’idée d’une conservation globale du vivant. L’éthique de la responsabilité, fondée par une ontologie du vivant et s’armant de « l’heuristique de la peur », attribue une valeur à la vie, la vie ayant une qualité intrinsèque qui est objectivement digne de respect. La vie est faite de vies mourantes car chaque vivant est un mourant cependant la vie est un produit de la décomposition de la vie, autrement dit permettre qu’il y ait encore de la vie dans le futur cela ne signifie pas préserver ce qui est actuellement mais permettre à la vie de se reproduire et lui laisser assez d’espace pour qu’elle puisse se recréer.

L’humanité possède un pouvoir de destruction, c’est pourquoi à présent la responsabilité s’étend jusqu’à la biosphère et à la survie même de l’humanité. L’éthique de la responsabilité s’oppose donc à l’éthique du progrès dans la mesure où cette éthique a pour rôle de réguler, d’analyser les facteurs de risque et donc de pouvoir dire qu’un objet technique, qui est peut-être révolutionnaire dans un domaine précis, ne rentre pas dans le projet humain de garantir une vie future acceptable. Dans un certain sens, cette éthique est liberticide sur bien des points néanmoins pratiquer cette éthique c’est abandonner des libertés vicieuses et inutiles pour des libertés engageant les particularismes dans une lutte commune pouvant les rassembler. Car de cette éthique naissent des êtres humains responsables, c’est-à-dire des êtres humains éduqués et autonomes qui pensent l’avenir ensemble afin de mieux cerner et de mieux analyser leur agir présent. Cette éthique demande aussi plus de sacrifices que le modèle qui prône l’amélioration du genre humain par la technique, en effet le changement de comportement demande du courage : nous sommes arrivés à une époque d’exigences et de renoncements dans le but de préserver un avenir vivable. Sans le sacrifice des vies individuelles présentes pour la vie générale de demain, l’humanité se condamne elle-même et condamne la vie à ne plus devenir.

 

 

[1] Cicéron, De la nature des dieux, Garnier, 1935

[2] Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Editions Champs essais Flammarion, 1990

[3] Jean-Paul Sartre, « Réflexions sur Hiroshima », Les Temps modernes, numéro 1, 1er octobre 1945

[4] Heidegger, Essais et conférences, « La question de la technique », 1958

[5] Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Editions Champs essais Flammarion, 1990

[6] André Stanguennec, L’humanisation de la nature, Editions de la Maison des sciences humaines, 2014

[7] Ibid

[8] Hans Jonas, Le Principe responsabilité, Editions Champs essais Flammarion, 1990

[9] Ibid

[10] Ibid

Jean


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