Kant et l’éducation


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L’éducation est un problème que rencontre chaque génération. Les parents, quelle que soit l’époque, se posent des questions vis-à-vis des pratiques et des conduites à avoir avec leurs enfants. Les parents reproduisent l’éducation qu’ils ont eue eux-mêmes ou alors ils innovent en cherchant des méthodes plus modernes. L’autre possibilité étant qu’ils ne s’engagent pas véritablement dans l’éducation de leurs enfants. Mais comment les élever concrètement, avec quelles idées en tête ? Comment élever ses enfants pour qu’ils puissent ensuite élever leurs propres enfants à l’âge adulte ? Nous allons tenter de répondre à ces interrogations avec Kant, philosophe allemand du XVIIIème siècle, qui a réfléchi sur l’éducation et son rôle dans la société et dans le développement global de l’humanité.

Au XVIIIème siècle, le problème de l’éducation fait couler beaucoup d’encre (notamment avec l’Emile de Rousseau) et des initiatives voient le jour (avec la création d’Ecoles normales en Autriche par exemple). Les philosophes des Lumières s’intéressent fortement à la formation de l’enfant et à l’accomplissement de l’être humain. Kant dit même que c’est dans l’éducation que réside « le plus grand secret du perfectionnement de l’humanité [1]». Il a alors écrit son Traité de pédagogie (l’édition récente s’appelle Réflexions sur l’éducation). Certes Kant n’a pas d’enfants, néanmoins il se consacre au préceptorat pendant neuf ans, autrement dit il a été engagé en tant qu’éducateur par une famille aisée pour assurer l’éducation de leurs enfants.

 

L’éducation : moteur du développement de l’humanité

Les thèses et les discours de Kant vis-à-vis de l’éducation s’inscrivent dans une philosophie de l’histoire : l’éducation reposant sur l’instruction, pratiquée seulement par les êtres humains, élève l’humanité en l’enlevant de son animalité. La pédagogie, pour les philosophes des Lumières et particulièrement pour Kant, est ce qui permet le progrès continu de l’espèce humaine, c’est pourquoi l’éducation est centrale dans leur pensée. Kant est un philosophe des Lumières qui croit en une progression de l’humanité, une progression de l’esprit humain dans l’histoire. L’éducation, dans son projet philosophique, s’inscrit dans une logique de perfectionnement de l’humanité, en effet chaque génération est une étape dans le progrès de l’esprit humain, dans le progrès civilisationnel en général. L’éducation est, selon les termes kantiens, une Idée, dans la mesure où l’éducation est « la conception d’une perfection qui ne s’est pas encore rencontrée dans l’expérience [2]». Le plan parfait vis-à-vis de l’éducation ne sera jamais d’actualité, néanmoins selon Kant une génération future aura accumulé tellement de richesses culturelles, intellectuelles et morales qu’elle touchera peut-être à la perfection de l’éducation.

Les êtres humains ont un certain devoir vis-à-vis de leurs enfants. De génération en génération, le progrès doit s’actualiser, se concrétiser à chaque nouvelle naissance. Le progrès est chez Kant un devoir moral dans la mesure où l’être humain a en lui les capacités pour se perfectionner : il est en effet le seul vivant à pouvoir choisir ses propres fins, des fins bonnes. Munie d’une raison et d’une liberté, l’espèce humaine a réussi à étouffer sa propre nature et s’est installée dans un monde de culture où chaque être humain va pouvoir s’accomplir en tant qu’être éthique. Cela signifie que l’être humain est sa propre œuvre ; cependant l’éducation ne défigure pas la nature, elle la transfigure. Contrairement aux autres êtres vivants, l’espèce humaine est la seule espèce pour qui une éducation est possible. C’est d’ailleurs par l’éducation que l’on définit un être humain par opposition à l’animal qui a déjà tout en lui, qui agit déjà d’une façon parfaite. « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le fait. [3]» Alors que les animaux ont tout d’un coup parfaitement, l’être humain de son côté doit tout tirer de lui-même. Kant distingue, reprenant une vieille tradition philosophique, l’instinct des animaux avec la raison humaine. Mais, pour que la raison individuelle d’un être humain puisse se développer, il lui faut l’aide de ses semblables, il lui faut une trajectoire, il faut qu’on l’aide à se déplacer dans le monde de façon raisonnable.

L’intention de l’ouvrage de Kant est de conduire l’enfant de son état naturel à l’exercice de sa liberté en lui donnant accès à la moralité. Car, dans la philosophie de Kant, c’est la morale qui donne du sens à ce qui nous entoure dans la mesure où elle propose des objectifs rationnels universellement valables.

 

Les étapes de l’éducation et ses obstacles

Kant distingue deux étapes nécessaires à la pédagogie : la discipline, étape négative de l’éducation qui repose sur le fait de dépouiller l’être humain de sa sauvagerie ; et l’instruction, étape positive de l’éducation qui doit permettre à l’enfant puis à l’adolescent d’élever son esprit et qui doit lui permettre de pouvoir se servir pleinement de sa liberté. La discipline est nécessaire afin que les enfants n’usent pas excessivement de leur liberté. Négliger la discipline est un acte irrémédiable, en effet la discipline doit s’appliquer dès le plus jeune âge pour que l’enfant ne devienne pas un « sauvage » ou un tyran. De plus, la mère ne doit pas être trop proche de son enfant, le cajoler tout le temps, le couver trop longtemps sinon l’enfant, quand il sera dans le monde, sera incapable de lui faire face. Dans le roman La Promesse de l’aube de Romain Gary, l’amour excessif que donne une mère pour son enfant est la « promesse de l’aube » mais ce n’est qu’une promesse. L’enfant, lorsqu’il est dans le monde sans l’amour de sa mère, est plongé dans le monde comme il est plongé dans un acide qui le fait souffrir, ne trouvant pas d’amour qui soit aussi élevé que celui que sa mère lui a donné.

L’éducation ne concerne jamais que l’individu, elle concerne l’humanité entière, c’est-à-dire que lorsque des parents éduquent leur enfant, ils éduquent un individu faisant partie de l’humanité et pas un individu séparé du reste. Chaque génération, accumulant de l’expérience, est de plus en plus apte à acquérir une juste proportion de ce que doit devenir l’être humain. L’éducation ne doit donc pas éduquer des enfants selon le temps présent mais selon ce que pourrait être le monde de demain, autrement dit l’éducation doit être tournée vers le futur et non figée sur le présent.

Cependant il existe selon Kant deux obstacles majeurs à une éducation correcte, en l’occurrence les parents eux-mêmes et l’Etat. En effet, les parents sont principalement focalisés sur le fait que leurs enfants aient une place dans le monde ; et l’Etat s’occupe principalement de garder son pouvoir, autrement dit assujettir ses sujets pour servir son projet politique. Or, comme le souligne Kant, « les bases d’un plan d’éducation doivent avoir un caractère cosmopolitique [4]», autrement dit l’éducation de chaque être humain doit participer à la progression de l’humanité entière. Kant n’assimile pas de limite au développement humain, surtout vis-à-vis du bien dans la mesure où l’être humain, en lui, ne possède pas de principe de mal. C’est pourquoi s’ils sont bien dirigés, il ne peut en ressortir que du bien : « il n’y a dans l’homme de germe que pour le bien [5]». Kant utilise ensuite la métaphore de l’arbre pour expliquer son modèle d’éducation et de développement de l’espèce humaine. En effet, si un arbre pousse de façon isolée, il aura tendance à se répandre dans tous les sens mais si ce même arbre pousse parmi d’autres arbres il poussera de façon verticale, vers le haut. Il en est de même pour les êtres humains : l’éducation d’un enfant doit se faire au contact d’autres enfants pour qu’ils s’élèvent mutuellement. C’est pourquoi Kant opte pour une éducation publique car ce type d’éducation permet à l’enfant d’être dans une certaine mesure en concurrence avec les autres enfants. Dans cette perspective, chaque enfant peut prendre conscience de sa force individuelle et de ses propres limites.

L’éducation suit par conséquent plusieurs étapes, elle doit : discipliner, c’est-à-dire étouffer la part animale de l’être humain ; cultiver, autrement dit instruire, enseigner ; provoquer le sentiment de prudence, c’est-à-dire faire en sorte que chaque individu sache vivre avec ses semblables, qu’il s’insère dans sa société en tant qu’individu exerçant de l’influence sur le reste du groupe ; et moraliser, autrement dit faire en sorte que chaque être humain sache se donner une maxime pour lui-même, maxime devant être nécessaire et universelle, donc pouvant être choisie par n’importe quel autre individu.

L’éducation repose sur des contraintes, contraintes devant être remplacées ensuite par la liberté. L’élève, avant de pouvoir s’exercer à la liberté, doit d’abord passer par une phase de soumission, d’obéissance, pour ne pas être submergé par une liberté totale d’où rien de bon ne peut naître. Kant a conscience que ce passage entre soumission et liberté est problématique : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à faire bon usage de sa liberté. [6]» En effet, une liberté accomplie, c’est-à-dire une liberté assumée et pleinement vécue, n’est possible que par une contrainte préalable. Paradoxalement, l’être libre est un être qui auparavant a été obéissant car l’obéissance lui a permis de juger des meilleures choses pour lui et lui a donné les moyens nécessaires pour se construire lui-même ses propres lois, autrement dit être autonome.

 

Finalement, la question implicite et pourtant fondamentale à laquelle Kant tente de répondre dans cet ouvrage est la suivante : que faut-il faire pour que le temps soit synonyme de progrès ? L’être humain, en faisant de l’éducation un devoir, donne au temps de la valeur. Cela signifie que le devoir de chaque génération en termes de pédagogie est d’offrir à la jeune génération une qualité d’éducation supérieure pour que cette jeune génération devienne meilleure. Kant met l’accent sur la responsabilité de chaque génération à prendre soin de la prochaine génération, en la disciplinant, la cultivant, en lui transmettant des valeurs morales pour qu’elle puisse jouir de sa liberté. Kant nous aide à penser notre rapport aux êtres humains en devenir en élaborant une théorie de l’éducation, théorie qui est concrète car l’éducation est d’abord un art valable universellement. Actuellement, il me semble que cette pensée est capitale et incontournable pour contrer l’individualisme ambiant et pour affirmer la responsabilité des générations présentes vis-à-vis des prochaines générations.


[1] Kant, Traité de pédagogie, Hachette, 1981

[2] Ibid

[3] Ibid

[4] Ibid

[5] Ibid

[6] Ibid

Jean


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