Les penchants totalitaires des démocraties libérales
Les sociétés occidentales ont tendance à toujours dénoncer les Etats du monde qui ne correspondent pas à leur système politique, en l’occurrence à une démocratie libérale qui peut prendre plusieurs formes. Par exemple en France, la démocratie libérale repose sur une république à régime semi-présidentielle, c’est-à-dire que le pouvoir est à la fois parlementaire et présidentiel. Cela signifie que le chef d’Etat est élu au suffrage universel direct et que le gouvernement est responsable devant le parlement. Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les penchants totalitaires que peuvent avoir les démocraties occidentales actuelles. Car, bien qu’elles n’utilisent pas une forme de terreur pour contrôler, elles utilisent excessivement les technologies et son appareil de production essaye de devenir total dans la mesure où il détermine les attitudes, les comportements et les besoins individuels. Avec Herbert Marcuse, philosophe allemand du XXème siècle faisant partie de l’Ecole de Francfort, courant de pensée utilisant la philosophie afin d’élaborer des théories critiques vis-à-vis de l’ordre existant, nous allons analyser les mécanismes du capitalisme et des démocraties libérales.
Une société unidimensionnelle
Tout d’abord ce n’est pas parce que nos démocraties ont une liberté de presse et qu’elles ont en leur sein un pluralisme des partis politiques qu’elles ne sont pas pourtant totalitaires, ou du moins qu’elles n’ont pas de potentialités totalitaires. Car le fait de pouvoir choisir le chef de la nation ne supprime pas le fait qu’il y ait bien un chef. De la même façon, ce n’est pas parce que les individus peuvent choisir parmi une multitude de produits qu’ils sont pour autant libres. Ils sont d’ailleurs, dans la société technologique avancée des démocraties libérales, aliénés et contrôlés par les communications de masse qui imposent des besoins, besoins souvent futiles mais qui satisfont des désirs dans l’immédiateté. C’est pourquoi Marcuse écrit que « la société industrielle contemporaine tend au totalitarisme 1». Car, comme l’a déjà souligné Alexis de Tocqueville dans les années 1830 lorsqu’il analyse la démocratie américaine dans De la démocratie en Amérique, ce genre de système politique crée des hédonistes qui ne cherchent qu’à « se procurer de petits et vulgaires plaisirs 2». Il a par conséquent anticipé la société de consommation en pointant du doigt le fait que la démocratie tende vers une tyrannie des plaisirs qui amollit et dirige les volontés individuelles. On assiste alors à une uniformisation, en effet les individus regardent le même programme à la télévision, ils lisent le même journal, ils ont la même voiture, s’habillent de façon identique. Cela se rencontre dans les différentes classes sociales, cela confirme le fait que les classes dominantes imposent leurs besoins à l’ensemble de la société. En effet les communications de masse servent autant à divertir qu’à endoctriner : elles vendent un style de vie bourgeois. Les individus possèdent alors un nouveau type de rapport avec la société, ils s’identifient aux produits qu’ils achètent. Dans une société unidimensionnelle, l’individu ne s’adapte pas à elle, il s’identifie à elle de façon immédiate.
La société, prise dans son ensemble, s’adapte aux réalités économiques nationales, les syndicats s’assimilent aux dirigeants d’usine, les loisirs et les désirs deviennent uniformes malgré les classes et l’espace privée est inondé par l’opinion publique. Tout cela prouve le caractère unidimensionnel des démocraties occidentales. En politique, cette uniformisation provoque une certaine similitude entre les partis opposés. De plus, les individus et plus particulièrement les ouvriers, ne savent plus sur qui déverser leur frustration car tous les dirigeants sont fondus dans l’appareil du capital, ce dernier n’ayant pas de chef à proprement parler dans la mesure où il se déploie de façon autonome. Les individus, dans ce contexte, même s’ils jouissent d’un confort accru, ne demeurent pas moins des esclaves, ou comme pour reprendre les mots de Marcuse, des « esclaves sublimés ». Car l’esclavage ne se caractérise pas par la dureté du travail ni par l’obéissance mais lorsque l’on considère l’être humain comme une chose. Les individus sont esclaves car ils n’ont aucun contrôle sur les décisions prises pour l’ensemble de la société et sont vus comme des instruments que le pouvoir utilise pour assurer son développement.
La démocratie libérale actuelle est dans une certaine mesure totalitaire car elle manipule la libido des individus, en effet en proposant des marchandises et des expériences attractives, la société peut conserver le statu quo. La satisfaction des plaisirs immédiats entraîne une forme de soumission et réduit la rationalité de la révolte, de la protestation. Nos sociétés contrôlent notre énergie instinctuelle, notre plaisir.
Une pensée unidimensionnelle
Dans un second moment nous allons aborder les penchants totalitaires de la société moderne vis-à-vis de son contrôle de la pensée. Marcuse rappelle que la connaissance logique et la connaissance érotique rompent avec le cadre de la réalité établie et tendent vers une vérité qui est autre que celle de la réalité. Il écrit notamment que « dans les exigences de la pensée, dans la folie de l’amour, il y a le refus destructeur des formes de vie établie 3». La pensée philosophique est une pensée négative dans la mesure où elle remet en cause l’ordre établi et qu’elle est réflexion critique. Elle affronte par conséquent ce qui est mais cela ne veut pas dire que la philosophie représente le bien et que la société représente le mal car elles participent et agissent dans le même univers.
La seule philosophie qui semble persister dans la société moderne est une philosophie comme pensée positive, autrement dit une pensée qui s’appuie sur ce qui est déjà, cette pensée est donc conformiste. L’individu de la société technologique avancée pense qu’il pense par lui-même mais il pense selon sa compréhension des communications de masse et utilise pour parler les termes qu’utilisent les annonces publicitaires et les politiciens. De plus la tolérance affichée du positivisme n’est qu’une tolérance forcée, les individus existant dans un monde totalement conditionné par la conscience générale, enclume pour l’esprit.
Le système établi met en échec la pensée négative qu’il juge déraisonnable. Les tendances totalitaires de la société actuelle empêchent les formes de protestation traditionnelle de se développer. Marcuse propose par conséquent une critique du monde moderne qui emporte à la fois le capitalisme et le communisme soviétique, basée sur le constat, dans les deux systèmes, de l’augmentation des formes de répression sociale. La société technologique avancée des démocraties libérales, dont la nôtre, crée des besoins illusoires qui permettent d’intégrer les individus à la société de consommation, au système de production, aux communications de masse et à la publicité. Cela débouche sur un univers de pensée et de comportement unidimensionnel où l’esprit critique peine à se développer.
Les démocraties libérales actuelles ne sont pas des régimes totalitaires comme l’ont été le régime d’Hitler ou celui de Staline. Toutefois elles usent de stratagèmes afin de ne pas paraître violentes physiquement, directement. En effet elles créent une tyrannie des plaisirs, de l’individualisme et émoussent notre appétit de liberté. Nos sociétés ont des potentialités totalitaires dans la mesure où la surveillance est omniprésente (cela a pour conséquence que les individus exercent un contrôle direct sur eux-mêmes de façon constante) et que le marché, force invisible au pouvoir phénoménal, a une prise totale sur notre façon de vivre et de nous comporter en manipulant nos désirs. Le but du totalitarisme étant, selon Hannah Arendt, de dominer en permanence chaque individu dans chaque sphère de sa vie, nos démocraties apparaissent alors en partie totalitaire, ou du moins ayant des penchants totalitaires. Néanmoins une démocratie représente toujours un rempart face au totalitarisme car les oppositions et les protestations créent des espaces démocratiques. La démocratie est fondamentalement invention, elle est ouverture, se désigne pour elle-même de nouveaux enjeux et lutte contre les oppressions. La démocratie, malgré que son système tende systématiquement vers le totalitarisme, est toujours à faire, par conséquent elle est instable, et c’est cela qui fait sa force mais aussi sa faiblesse. La démocratie n’est jamais un régime qui s’accomplit, elle est et sera à jamais dans l’indétermination mais cette indétermination est la promesse de renouveaux politiques. Sauvons nos démocraties en maintenant le conflit entre les différents intérêts, en entretenant des visions du monde qui divergent, en débattant car c’est d’une telle incompatibilité entre les citoyens qu’apparaît la nouveauté, en l’occurrence ici la nouveauté démocratique.
1 Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Les Editions de Minuit, 1968
2 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1961
3 Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Les Editions de Minuit, 1968
Jean
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