Sylvia Plath : la tentative poétique de reconstituer la vie
La vie de Sylvia Plath, poétesse, romancière et dessinatrice étasunienne du XXème siècle, est marquée par une certaine exaltation d’exister mêlée à une lancinante et générale insatisfaction. Malgré les multiples dépressions qui ont rythmé sa balade existentielle, elle était remplie de vitalité. En effet, elle commence à écrire dès son plus jeune âge et ne cesse ensuite de publier, néanmoins son destin littéraire ne se déploie qu’après son suicide en février 1963 dans la mesure où le public découvre son recueil de poésies Ariel en 1965.
Plath a toujours voulu faire d’elle une artiste, c’est pourquoi elle s’adonne aussi bien à la création littéraire qu’au dessin ou à la peinture. Sa mère, Aurelia Plath, a lu de la poésie à ses enfants. En raison de la maladie de son mari Otto, Aurelia essaye de nourrir la vie des enfants d’imaginaire afin de les protéger du malheur si proche. Sylvia Plath perd en effet son père à l’âge de huit ans, en 1940. Son père, professeur d’université, est un scientifique reconnu, un biologiste spécialiste des bourdons et des abeilles. Atteint d’un diabète avancé, il refuse le diagnostic des médecins et est alors amputé d’une jambe puis succombe à sa maladie. La mort de son père est un événement profond pour elle, le poème intitulé « Daddy » en témoigne. Après le traumatisme de la mort du père, Aurelia se remet à l’enseignement et la famille change d’environnement.
Dès l’adolescence, Sylvia semble avoir toutes les qualités, en effet elle est ambitieuse, brillante, intelligente et jolie ; elle semble avoir aussi une personnalité tranchante dans la mesure où elle veut absolument créer et sait qu’elle est une artiste. Elle désire exceller partout, elle souhaite avoir la vie d’une personne complète. Cela signifie qu’elle veut être poétesse, peintre, dessinatrice, réussir sa carrière, être mère, mariée, avoir des enfants, une grande maison etc. Elle a donc une exigence énorme vis-à-vis de son existence, ce qui créera assez rapidement une forme d’épuisement. Elle veut écrire, cela ne fait aucun doute, et publie son premier poème à l’âge de quatorze ans. A côté de ce désir de réussite, elle possède des traits assez sombres qu’elle exploite dans ses poèmes à partir de dix-sept ans. De plus, bien qu’elle veuille écrire, elle redoute d’écrire ainsi que de ne pas écrire.
Elle entre ensuite à l’université de Northampton dans le Massachusetts. A cette période elle donne l’impression qu’elle a trouvé sa voie mais dans son journal son regard reste très critique ; sa personnalité semble dès lors divisée, elle paraît défiante à l’égard des valeurs de la jeune fille parfaite que les Etats-Unis prônent dans ces années-là. Spécialiste de l’autocritique, elle a sur elle une lucidité incroyable, ce qui témoigne aussi de son exigence envers elle-même. Elle rencontre des obstacles et n’est jamais satisfaite du résultat mais elle ne cesse jamais d’écrire.
En 1953, alors âgée de 20 ans, elle tente de se suicider avec des somnifères. Elle est alors emmenée dans un hôpital où elle subira des électrochocs. Elle mentionne parfois dans ses poèmes cette période hospitalière, notamment dans son poème « Tulipes » dans le recueil Ariel : « J’apprends la paix allongée, seule et tranquillement / Comme la lumière se pose sur ces murs blancs, ce lit, ces mains. / Je ne suis personne, les explosions ne me concernent pas. / J’ai abandonné mon nom et mes vêtements aux infirmières, / Mon histoire à l’anesthésiste, mon corps aux chirurgiens. »[1] Comment peut-elle alors relancer sa vie ? L’Europe est un objectif dans ses projets d’avenir : après cette tentative, Plath est enthousiaste et retrouve sa capacité de projection. Arrivée en Angleterre, elle publie des poésies sur le campus de Cambridge, participe à des réunions politiques, fait du théâtre ; elle s’investit par conséquent pour avoir une personnalité complète de jeune femme américaine. Après un court séjour en France où elle revoit un amant qui a compté pour elle, un étudiant en philosophie, elle s’intéresse aux poésies de Ted Hughes et revient ainsi à Cambridge pour se rendre au lancement d’une revue dans laquelle il participe. Ce soir-là, Ted embrasse Sylvia et cette dernière, selon la légende qui circule autour de leur rencontre, lui mord la joue jusqu’au sang. Le début de leur relation est marqué par le bonheur mais aussi et surtout par une frénésie, une passion immaîtrisable. Ils se marient en 1956 mais les angoisses de Plath réapparaissent rapidement.
Ils ont une admiration mutuelle et entretiennent une complicité artistique importante qui aide Sylvia à se développer en tant que créatrice. La poésie de Hughes lui a en effet permis de se défaire de la création poétique américaine. Tandis que Sylvia Plath se projette dans l’avenir, qu’elle prévoit déjà d’être une créatrice, d’être la femme d’un grand poète, d’avoir une bonne carrière et des enfants, Ted Hughes de son côté n’a pas d’ambition, du moins ses ambitions ne sont pas aussi grandes que celles de sa femme. De plus, il n’avait pas véritablement de projection de lui en tant que poète. Ensemble, ils ont deux enfants : Frieda née en 1960 et Nicholas né en 1962.
Hughes est cependant reconnu avant elle, c’est pourquoi elle se sent sous son ascendant. Bien qu’il l’encourage, elle se sent dépendante envers lui. Néanmoins, elle a foi en son mari, elle croit en l’union de deux poètes mais ne s’aperçoit pas qu’il peut être infidèle. En 1962, l’année de naissance de Nicholas, Ted s’éprend d’Assia Wevill, poétesse elle aussi : cela est particulièrement insupportable pour Sylvia qui ressent cette tromperie comme un deuxième abandon après celui de son père. Elle ne se remettra pas de cette trahison, trahison qui est le début d’une histoire tragique : l’ancien compagnon d’Assia fait une tentative de suicide et Assia, quelques années plus tard, se suicide alors qu’elle est encore la compagne de Ted.
Après le départ de Ted, Sylvia tombe dans une solitude profonde, dans un désespoir énorme, dans une rage et une haine sans nom. Dès l’automne 1962, lorsque son mariage se dissout, elle est animée par une créativité débordante, exceptionnelle. Elle se sent libérée et sent qu’elle peut s’accomplir en tant qu’écrivaine cependant elle est dans une détresse profonde. Elle se retrouve isolée avec ses deux enfants alors que l’Angleterre connaît un hiver extrêmement rigoureux. Les dix derniers jours de sa vie, elle écrit de nombreux poèmes. Un soir, elle ouvre le gaz et meurt asphyxiée après avoir couché ses deux enfants.
Depuis la mort de Plath, de nombreuses voix se sont élevées contre Ted Hughes l’accusant d’être responsable de son suicide ainsi que du suicide d’Assia quelques années après, en 1969. Cependant, il faut se rappeler que Sylvia avait déjà tenté de se suicider avant même de le rencontrer. De plus, après sa mort, Ted devient l’exécuteur testamentaire de son héritage littéraire et supervise ainsi la publication d’Ariel, recueil qui fera de Plath une poétesse reconnue et appréciée par le monde littéraire. Il me semble plus juste d’affirmer que ce sont les mots eux-mêmes qui ont mis à mort Sylvia Plath.
Après sa mort, Ted Hughes écrit des poèmes à sa mémoire et publie tous ces poèmes dans un recueil intitulé Birthday letters quelques mois avant sa mort en 1998. Écrits sur trente ans et constitué de 88 poèmes, ses souvenirs de Sylvia Plath sont hors du temps et constituent une œuvre homogène malgré la longue période de maturation artistique.
Nous classons la poésie de Plath dans la poésie dite confessionnelle : il s’agit d’une écriture qui a une esthétique moderniste et qui se concentre sur les moments extrêmes de la vie individuelle, sur les traumatismes, les émotions personnelles et douloureuses. Mais n’est-ce pas réducteur ? A juste titre pouvons-nous qualifier sa poésie d’intime car la qualifier de confessionnelle semble amoindrir sa légitimité. Contrairement à son entreprise romanesque La Cloche de verre qui a un ancrage historique et social dans la société américaine aliénée par l’apparence, sa poésie est surtout parsemée de sensualité et d’aspirations sexuelles qui mènent Plath à se dévoiler, à s’exposer devant le monde et à imposer son langage au monde par un rythme délicatement exalté. Elle met en scène des parties de soi dans un spectacle haché, coupé, découpé et morcelé. Bien que son œuvre poétique ait un ancrage biographique indéniable, ses créations mélangent expérience vécue et expérience recréée. Plath allie avec dextérité le personnel et sa transformation. Par exemple, dans ses poèmes, le lecteur peut croire que son père est un ancien allemand foncièrement nazi, que sa mère a des origines juives et donc qu’elle est elle-même juive. Or son père n’est pas nazi et sa mère n’est manifestement pas juive donc elle-même ne l’est pas puisque selon le judaïsme, avoir une mère juive est ce qui détermine la judéité. Il ne faut donc pas tomber dans le piège d’une lecture trop simpliste de ses poèmes : Plath exagère toujours, ou du moins déforme avec puissance sa propre intimité.
Avant de développer plus en profondeur son écriture dans son œuvre poétique, je vais me pencher sur son féminisme qui a été quelques fois pointé du doigt. Tout d’abord, le féminisme de Sylvia Plath est plus compliqué que le féminisme répandu, commun. Ainsi, elle se ne considère pas comme féministe. Bien évidemment, elle souhaite avoir une profession qui lui convient, avoir des enfants, être écrivaine etc. Finalement elle veut être tout à la fois, tout comme peuvent le vouloir les femmes aujourd’hui, c’est pourquoi certaines personnes se sont permises d’y voir une forme de féminisme. Or, son féminisme, qui en fin de compte n’en est pas un, ne relève pas du militantisme mais de la voix qu’elle a portée en tant qu’écrivaine : elle a marqué son époque de sa voix. Elle n’a donc aucunement participé à l’élaboration de la théorie féministe mais elle a donné de sa voix et a affirmé une volonté créatrice phénoménale dans la mesure où elle a beaucoup exigé d’elle. Dans cette mesure, dire qu’elle était féministe parce qu’elle a créé une œuvre en tant que femme me semble particulièrement délicat car dans cette optique toutes les femmes qui écrivent seraient féministes. De plus, je le répète, elle-même ne se considérait pas comme telle. Toujours est-il qu’elle désire écrire et apprendre tous les jours. En effet, elle veut lire Shakespeare, Platon, Freud, mais aussi apprendre l’allemand (langue du père, de l’ennemi, du disparu…), connaître la vie des abeilles, et de multiples autres choses. « Comment accéder à une bonne maturité, riche et fructueuse ? Travailler. Et me débarrasser des dieux accusateurs, toujours insatisfaits, qui m’entourent comme une couronne d’épines. M’oublier moi-même. Devenir le véhicule d’un monde, une langue, une voix. Renoncer à mon ego… »[2] Se séparer de soi semble être son devenir dans un mouvement se rapprochant du mysticisme.
Ainsi, dans le poème « Mystique », issu de son recueil intitulé Arbres d’hiver, est présente une connotation religieuse bien qu’elle ait abandonné la religion lorsque son père est mort. Elle est plutôt du côté d’une mystique créatrice, d’une mystique de l’imagination qui s’explique par le fait que les mots employés par Plath déclenchent des événements dans la vie réelle. Elle est en recherche constante de signes et est mue par une croyance créatrice ainsi que par une faculté de produire des images. Plath croit en la poésie, en effet sa poésie est marquée par une certaine religion des mots. Les mots, pour elle, ont un pouvoir mystique, ont une valeur et prouvent l’existence des qualités extérieures qui habitent le monde en les nommant.
Ses poèmes vivent dans l’immédiateté des expériences vitales et provoque ainsi un choc brutal chez le lecteur. Entre le rien et l’excès, elle écrit avec une spontanéité déconcertante et une puissance métaphorique indéniable. Elle recherche, lamentablement bien que magnifiquement, l’adéquation entre son écriture et sa vie en façonnant péniblement un monde de langage qui s’effondre malheureusement toujours. Elle tente, par les mots, d’arrêter le flux de la vie tout en multipliant par cet acte son flux. Plath, dans le paradoxe même de l’activité littéraire, essaye de reconstituer la vie mais est submergée par la vitesse qu’elle lui redonne. Elle veut arrêter le flux de la vie par l’écriture mais cette tentative mène nécessairement à la noyade.
L’écriture est pour elle une nécessité absolue, en effet elle ne survie qu’à travers le déploiement du langage métaphorique et immédiat de ses expériences. Par l’activité poétique, elle souhaite parvenir à se détacher du langage hérité afin de pouvoir renaître par les mots. Cela traduit une certaine méfiance vis-à-vis du langage ordinaire, méfiance qui se traduit par son regard exacerbé où tout est signe et où rien n’est neutre. Certes, son écriture est celle de la trivialité et des lieux communs, cependant Plath recherche une langue qui dépasse cette trivialité, elle recherche une langue de ce qu’elle vit ; c’est pourquoi elle est toujours aux aguets et qu’elle a la volonté de maîtriser, avec son regard perçant, tout ce qui l’environne.
Son intensité poétique est l’affirmation d’une exigence d’amélioration créative ainsi que l’expression d’un expédient de vie. Le désir de puissance poétique qui émane de sa création littéraire rend compte chez elle d’un extraordinaire supplément de vie. Néanmoins, Plath se situe toujours entre la vie et la mort, en témoigne le poème « Dame Lazare » où elle se prend pour Lazare, un personnage qui apparaît dans le Nouveau Testament. Dans l’Evangile selon Jean au chapitre XI, Lazare mort depuis quatre jours serait sorti vivant de sa tombe sur l’ordre de Jésus. Elle aborde dans ce poème le thème de la résurrection, elle l’écrit d’ailleurs après sa tentative de suicide à l’âge de vingt ans. « Je me sens comme Lazare. J’ai été morte, je me suis relevée d’entre les morts », phrase possible que dans l’ordre du langage qu’elle écrit dans son Journal. Elle a par conséquent aussi une exigence de résurrection mais le résultat n’est pas au rendez-vous, du moins il n’est jamais aussi réussi qu’elle le voudrait. Dans ce poème (« Dame Lazare »), elle écrit que « mourir est un art comme les autres »[3], cela signifie qu’il faut se reconnaître mortel et l’accepter : « l’éternité de m’intéresse pas » (du moins pas personnellement mais elle souhaite l’éternité pour ses poèmes), « je ne suis pas un arbre dont les racines en terre / Absorbent les minéraux et l’amour maternel / Pour qu’à chaque mois de mars je brille de toutes mes feuilles »[4].
Elle écrit surtout pour rester en vie, pour revivre : « Je ne peux vivre pour la vie seule, mais pour les mots qui arrêtent le flux (…) ma vie ne sera pas vécue tant qu’il n’y aura pas des livres et des histoires qui la feront revivre éternellement dans le temps »[5]. Son travail d’écriture est celui de la reconstruction de la vie par les mots dans le but de la renouveler. Les poèmes, potentiellement éternels, bien qu’ils figent la vie, permettent son renouveau. Cependant, cette reconnaissance par le langage poétique ne mène qu’à une voie sans issue, elle n’est en effet qu’une tentative qui reste de l’inachevé. Car tendre vers l’éternité, c’est tendre finalement vers un état de mort dans la mesure où le stade éternel conserve aussi bien la vie que la perte de la vie. Comme l’écrit Françoise Neau, « écrire ne fait en effet pas toujours revivre, ne fait pas toujours obstacle à la perte ; la ravivant au contraire, il peut rapprocher de la mort (…) »[6]. Poème écrit le lendemain du jour où Ted Hughes a quitté la maison familiale pour rejoindre Assia Wevill, sa maîtresse, « Daddy » est une écriture de l’abandon, du double abandon, en l’occurrence du père par sa mort et de son mari par sa trahison : « Votre fantôme inséparable de mon ombre / Elle pouvait à peine nous distinguer l’un de l’autre » écrit Hughes dans Birthday letters. Ce ressouvenir de la trahison, de la perte, assure pour Plath (du moins le croit-elle encore) une annihilation du néant qui devient insupportable.
Avec le poème « 39°5 de fièvre », qui relate la trahison de son mari, le lecteur pénètre dans l’imaginaire et dans l’intimité de Plath, mais aussi et surtout dans sa fureur d’écrire, fureur qui déclenche une fièvre à la fois des mots – avec un vocabulaire du rouge, de l’enfer et du sang – et du corps lui-même. Le lecteur accède ainsi à ses sensations internes, à son monde à elle, à sa transe, à ce volcan créatif, témoignage du feu et de la passion qui l’habitent : « Mon chéri, toute la nuit / J’ai tremblé, j’ai tremblé. / Les draps pèsent comme une étreinte obscène. / Trois jours. Trois nuits. / Eau et citron, eau et poulet, / L’eau me donne la nausée. / Je suis trop pure pour toi et pour qui que ce soit. / Ton corps / M’offense comme ce monde offense Dieu (...) »[7]. Nous retrouvons d’ailleurs ce champ lexical du rouge et du sang dans le poème « Stérile » : « Femme araignée, je trame des miroirs / Qui sont à mon image / Et qui n’expriment que du sang – / Goûtez-le, rouge, encré de noir ! »[8]
Elle écrit surtout des poèmes qui s’attachent aux sensations – approfondissant les expériences – et nullement aux idées qui restent sans profondeur et sans contenu. Car « les Idées flottent comme de banals anges »[9] et une sensation sera toujours plus forte qu’une idée ou qu’une théorie : « Pour elle [manifestement sa fille qui vient de naître], l’accablante notion du Mal / Visitant son berceau est moins qu’une douleur au ventre, / Et l’Amour est la mère de lait, pas une théorie. »[10] L’objectif poétique est de se tourner vers l’extérieur, extérieur rempli d’une infinité de qualités, et de refuser l’intellection ainsi que Dieu, Être suprême vide de tout car « dès lors qu’on a vu Dieu, quel remède ? »[11]
Son écriture de la reconstruction, du renouvellement de la vie, ainsi que la frénésie d’écrire, ont mené à coup sûr à la mort, à sa mort. A force de vouloir reconquérir la perte de vie, elle a fini par perdre la sienne. A force d’écrire pour l’éternité, elle l’a rejointe. A force d’écrire pour reconstruire, elle n’a finalement que déconstruit et a animé sans doute la mélancolie plus qu’elle ne l’a dissipée. « Mon paysage est une main sans lignes »[12] : elle sait que son destin se referme sur elle, que l’avenir ne lui appartient plus, qu’elle n’a plus assez de forces pour supporter la vie et son perpétuel flux. Sa capacité de projection s’amenuise... la chute se rapproche à grands pas.
Dans « Méduse », elle s’élève contre la paralysie aussi bien de son corps que de son écriture par des figures paternelles et maternelles mais aussi, sans doute, par toutes les forces sociales qui s’insinuent dans chaque individu dès la naissance : « Tu t’es lancée sur moi à toute vapeur / Avec ton rouge gluant, placenta / Paralysant les ardeurs des amants. / Cobra illuminé / Du souffle arraché aux cloches sanglantes / Des fuchsias. / Je ne respirais plus, / Morte, fauchée, / Surexposée comme un rayon X. »[13] Quelques jours avant sa mort, elle écrit « Les mots » où elle décrit le langage comme ne pouvant plus rien, ou du moins ne donnant à l’ouï que des sons vides, sans profondeur, qui donne la mort : « Haches / Qui cognent et font sonner le bois, / Retentir les échos ! / Echos partis / Gagner les lointains comme des chevaux. »[14] Elle semble arrivée à la cime des mots, là où ils n’offrent plus rien. L’écriture ne lui aura pas permis de suspendre ou d’exister dans « le Temps : vague colossale, la marée qui déferle sur moi me noyant, me noyant » (Journal). Le poème est une occasion pour explorer le temps et la mémoire afin d’en capter un instant mais cet instant ne reste qu’un fragment sur la page et jamais la totalité de la vie n’est restaurée. Ses poèmes sont ce qui reste... et c’est très peu. Ce qui se dérobe, voilà ce qui l’intéresse : « Chaque geste s’échappe aussitôt le long d’une allée / De perspectives fuyantes, et sa signification / S’écoule comme de l’eau par le trou tout au fond. »[15]
Pour conclure, nous dirons que sa poésie est une démonstration de la richesse de la langue anglaise, la manifestation d’une immense vitalité, d’un trop-plein de vie ainsi que d’une ivresse d’écrire. L’imagination joue à coup sûr un rôle décisif aussi bien dans sa vie que dans son œuvre dans la mesure où tout fait signe autour d’elle. Son écriture est à la fois revitalisante, dans la mesure où elle fait revivre, mais elle est aussi meurtrière. Plath nous apprend que l’écrivain est un médecin malade et que l’écriture est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un remède et un poison. Ecrire, pour Plath, c’est sauvegarder éternellement la vie en édifiant des mots négatifs contre la négation de la perte. Mais comme l’écrit Sylvie Doizelet à la fin de sa présentation du recueil Arbres d’hiver : « Aucune part ne sera gardée, rien ne sera préservé. » La vie et ses vagues emportent la totalité et ne laisse que de l’écume inconsistante.
[1] Sylvia Plath, Ariel, « Tulipes », Poésie Gallimard, 2009
[2] Sylvia Plath, Journaux 1950-1962, Gallimard, 1999
[3] Sylvia Plath, Ariel, « Dame Lazare », Poésie Gallimard, 2009
[4] Sylvia Plath, Arbres d’hiver précédé de La Traversée, « Je suis verticale », Poésie Gallimard, 1999
[5] Sylvia Plath, Journaux 1950-1962, Gallimard, 1999
[6] Françoise Neau, Libres cahiers pour la psychanalyse (numéro 30), « Sylvia Plath et l’urgence d’écrire », 2014
[7] Sylvia Plath, Ariel, « 39°5 de fièvre », Poésie Gallimard, 2009
[8] Sylvia Plath, Arbres d’hiver précédé de La Traversée, « Stérile », Poésie Gallimard, 1999
[9] Sylvia Plath, Arbres d’hiver précédé de La Traversée, « Mages », Poésie Gallimard, 1999
[10] Ibid.
[11] Sylvia Plath, Arbres d’hiver précédé de La Traversée, « Mystique », Poésie Gallimard, 1999
[12] Sylvia Plath, Arbres d’hiver précédé de La Traversée, « Stérile », Poésie Gallimard, 1999
[13] Sylvia Plath, Ariel, « Méduse », Poésie Gallimard, 2009
[14] Sylvia Plath, Ariel, « Les mots », Poésie Gallimard, 2009
[15] Sylvia Plath, Arbres d’hiver précédé de La Traversée, « Insomniaque », Poésie Gallimard, 1999
Jean
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