Marina Tsvétaïeva : une poétesse en quête d’absolu
Le poète reste dans la conscience collective un être à part, parfois extravagant, souvent maudit, presque toujours absent. Usant d’un langage qui défie l’ordinaire, il faut avouer qu’il déconcerte et décourage bon nombre de lecteurs. De plus, il est souvent assimilé à un individu écrivant de jolis vers décrivant des fleurs et des paysages, assimilation grotesque et ridicule. Le poète n’est pas celui qui écrit le beau, qui peint des tableaux magnifiques, mais celui qui met à mort les mots, qui les destitue de leur portée initiale, qui les dépouille complètement. C’est pourquoi la poésie est un déchirement, une obsession à trouver dans une langue déjà construite une nouvelle façon de s’exprimer : en cela, le poète est créateur de monde(s).
Plus précisément, qu’est-ce qu’être poète ? Cet article a comme projet de répondre à cette question majeure de la littérature en prenant appui sur l’œuvre de Marina Tsvétaïeva (1892-1941), poétesse russe du début du XXème siècle. Evidemment, sa réponse ne sera pas celle d’un autre poète car un poète diffère d’un autre poète tout comme un humain diffère d’un autre humain. Néanmoins certains traits sont récurrents, par conséquent des liens sont possibles entre les poètes, qu’ils soient de la même origine ou non.
En quête d’absolu
« Un poète, c’est un être humain multiplié par mille [1]», écrit-elle. Le poète est par conséquent celui qui vit intensément son être au monde, qui jaillit, qui à chaque moment brûle d’être en vie. Tsvétaïeva est à la recherche de l’absolu, elle a soif de tout et sent qu’elle se différencie des autres individus dans la mesure où elle vit trop pour eux : « Je bois. Tu as soif. On ne s’entendra pas. [2]» Son exigence vis-à-vis de l’écriture va de pair avec son rejet de l’existence ordinaire, il y a par conséquent dans sa poésie une dimension métaphysique indéniable. En effet la véritable écriture poétique est celle qui écrit l’absolu, autrement dit celle qui refuse toujours de céder à qui ou à quoi que ce soit : « A ton monde insensé / Je ne dis que : refus [3]». Elle ne veut pas peindre le beau ou encore moins le vrai mais bien plutôt le feu qui la fera sortir de l’existence et de sa médiocrité. Cependant cette radicalité n’est pas un choix pour elle, elle la subit, elle subit cette conscience poétique hors-norme du monde qui la met en mouvement. Todorov parle de poésie de « l’incandescence » pour parler de l’œuvre de Tsvétaïeva tandis qu’elle-même ne peut pas échapper à « vivre dans le feu » (Vivre dans le feu est l’un de ses livres), c’est-à-dire vivre dans son maximum, sentir les qualités extérieures et déployer le Verbe de son être, autrement dit déployer une expression vitale par les mots : voilà ce qu’est un poète. Marina Tsvétaïeva refuse catégoriquement d’être un pauvre esprit, c’est-à-dire un esprit qui ne fait pas attention à toutes les perspectives que l’expérience du réel peut nous procurer : elle embrasse, dans sa quête d’absolu, tout autant la douleur et la jubilation, la déception et l’impulsion.
Le « vivre-écrire »
Selon Tsvétaïeva, écrire c’est vivre et vivre c’est écrire. Finalement elle ne distingue pas la vie et l’écriture, idée que l’on rencontre rarement dans la littérature française. Je cite Sartre mais je pourrais en citer d’autres : « L’appétit d’écrire enveloppe un refus de vivre [4]». Si cela peut sembler paradoxal pour nous autres, cette alliance entre l’écriture et la vie réaffirme complètement sa quête d’absolu. La création poétique n’a cependant pas pour objectif de dévoiler son identité mais a pour objectif de dévoiler le monde : « Ma tâche, c’est d’arracher tous les masques, même si la peau et la chair viennent avec. [5]» Le poète, si je puis dire, est celui qui vit-écrit, qui vit et crie, qui recherche dans l’écriture créative une façon d’élever la vie terrestre à une intensité qui ouvre sur des expériences uniques. Marina Tsvétaïeva déteste ainsi les esthètes qui ne parlent que de littérature et qui jugent sur les procédés employés. Sa profession n’est pas la littérature mais la vie vécue comme « vivre-écrire », autrement dit le travail du poète se fait sur son être même. Le poète doit mener le même mouvement entre sa vie privée et son œuvre publique, il existe un rapport absolu entre les deux.
Un rythme du langage qui devance celui de la vie
« La Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant [6]». Cette phrase de Rimbaud traduit exactement le rythme que Tsvétaïeva veut imposer à son écriture et à sa vie. Son rythme propose des « bruits neufs » qui incarnent la modernité poétique. Son tempo effréné, rapide et haché correspond à la vitesse intérieure qui la guide, vitesse insupportable et terriblement magnifique : « Rafale, rafale / Aux mille pétales, / Aux mille coupoles, / Rafale-la-Folle ! / Toi une, toi foule, / Toi mille, toi râle, / Rafale-la-Saoule / Rafale-la-Pâle / Débride, dételle, / Désole, détale, / A grands coups de pelle, / A grands coups de balle. / Cavale de flamme, / Fatale Mongole, / Rafale-la-Femme, / Rafale : raffole. [7]» Son rythme nie la mélodie classique des vers. Sa poésie est « en avant » dans la mesure où elle devance par sa langue nouvelle la vie elle-même, son rythme n’étant pas celui de l’ordinaire mais bien celui d’un mouvement infernal qui défie la monotonie de ce qui est. En cela elle est à la fois ce qui fut et ce qui sera. Incapable de rester dans ce qui est, sa vie et son écriture n’ont été qu’une longue rupture, rupture due à l’avance qu’elle a prise par son activité poético-vitale.
Le poète est par conséquent un être qui crée du nouveau en trouvant de l’inconnu et qui s’affirme dans un refus, aussi bien de la langue maternelle que de l’existence ordinaire. Tsvétaïeva veut brûler les graisses de la médiocrité et de la monotonie de la vie pour lui redonner une puissance, puissance qui révèle un monde ayant ses propres lois. Finalement, dans le sentier parsemé de ci de là de feuilles rimbaldiennes, la poétesse Tsvétaïeva ne reflète pas son époque mais la crée en éveillant ses organes, en déchaînant le Verbe. Être poète, c’est métamorphoser le vécu organique et sensoriel en un feu poétique majestueux.
[1] Marina Tsvétaïeva, Œuvre complète II, « Le poète et la critique », Seuil, 2011
[2] Marina Tsvétaïeva, Le ciel brûle, Poésie / Gallimard, 1999
[3] Ibid
[4] Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964
[5] In Véronique Lossky, Marina Tsvétaïeva, Seghers, 1990
[6] Rimbaud, Poésies. Une Saison en enfer. Illuminations, Gallimard, 1999
[7] Marina Tsvétaïeva, Le ciel brûle, Poésie / Gallimard, 1999
Voici un poème tiré de son recueil Le ciel brûle (Poésie / Gallimard) intitulé “Mars”, écrit deux ans avant son suicide, où la rupture est à la fois marquée par le thème du refus, de la distance, et par l’utilisation des tirets provoquant la séparation à l’intérieur même de son langage. Ici se manifeste son exil personnel vis-à-vis de l’existence ordinaire, limitée, et l’impulsion intérieure d’une écriture rageuse, illimitée et brûlante. Absolument indignée, elle pose son encre et sa chair en même temps :
Ô pleurs d’amour, fureur !
D’eux-mêmes - jaillissant !
Ô la Bohême en pleurs !
En Espagne : le sang !
Noir, ô mont qui étend
Son ombre au monde entier !
Au Créateur : grand temps
De rendre mon billet.
Refus d’être. De suivre.
Asile des non-gens :
Je refuse d’y vivre.
Avec les loups régents
Des rues - hurler : refuse.
Quant au requins des plaines -
Non ! - Glisser : je refuse -
Le long des dos en chaîne.
Oreilles obstruées,
Et mes yeux voient confus.
A ton monde insensé
Je ne dis que : refus.
15 mars - 11 mai 1939
Jean