Sommes-nous idiots?
« La connaissance humaine la moins avancée me parait être celle de l’Homme »
C’est dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes que Rousseau établit une hypothèse sur les premiers êtres humains. Son objectif est de dévoiler sa vision de notre nature. Qu’étions nous lorsque notre espèce a vu le jour? Que reste-t-il lorsque l’on retire à l’Homme tout ce que la société a ajouté de superflu à son comportement ?
Pour Rousseau, la réponse est claire, l’être humain était un animal solitaire, mutique et idiot (au sens grec de l’individu sans éducation, qui ne participe pas à la vie politique)
L’Homme sauvage a des besoins sommaires : manger, se reproduire et dormir. Il n’a peur que de la faim et de la douleur. Il ne peut même pas avoir peur de la mort dans la mesure où, comme les autres animaux, il n’en a pas conscience. L’Homme n’a donc qu’une conscience très limitée; sachant à peine qu’il existe, il se moque de tout, ne pense à rien. Il n’est pas curieux, vit seul et loin de ses semblables qu’il croise au hasard…
L’Homme sauvage de Rousseau ne parle pas. Le besoin d’échanger des idées est dès alors absent. A quoi bon des langues quand les Hommes se rencontrent une à deux fois dans leur vies sans y attacher aucune importance? On comprend aisément que le langage n’a aucun intérêt dans la conception rousseauiste de l’Homme non-civilisé. Il se contente de grogner de temps à autre, plus accidentellement ou pour exprimer une douleur que pour transmettre une émotion.
L’Homme devenu civilisé:
Si l’être humain est par nature idiot et solitaire, il est difficile de comprendre comment nous en sommes arrivés là. En effet, personne ne pourra contester le fait que la plupart des humains vivent dans des villes qui rassemblent jusqu’à plusieurs millions de personnes. Même un humain parmi les plus isolés a un jour vécu au sein d’une communauté composée de quelques membres ou d’une famille qui l’a élevé. On peut également remarquer que nous et nos congénères disposons du langage et échangeons des idées. Nous avons par ailleurs des désirs et des besoins qui dépassent le cadre des simples requis vitaux.
La thèse rousseauiste ne tient donc pas telle qu’exposée dans la première partie. On voit bien que la nature humaine qu’il dépeint est en totale opposition avec ce que nous pouvons observer. Anticipant certainement cette faille dans son discours, Rousseau propose une explication pouvant nous éclairer sur ce qui a bien pu transformer l’Homme sauvage en un Homme civilisé.
Il établit cette distinction:
Les animaux pour qui la Nature a tout choisi au préalable dans une fatalité absolue. Un mouton mourra de faim entouré de viande car il ne saurait aller à l’encontre de sa nature pour se nourrir. Les animaux n’ont que l’instinct, une Règle à suivre, c’est la fameuse thèse des « animaux machines » déjà évoquée par Descartes en son temps.
L’Homme, chez qui, au contraire, la Nature ne fait pas tout. Il possède un Esprit qui lui permet de faire des choix libres. Il peut déroger à la Règle. Cela explique pourquoi il peut faire n’importe quoi, des absurdités. Il peut manger ce qui peut le tuer, en toute connaissance de cause s’il le désire.
« L’Esprit déprave les sens, et que la Volonté parle encore, quand la Nature se tait. »
VOULOIR, voilà ce qui fait la spécificité de l’Homme, ce qui le différencie de la bête. En voulant, on est LIBRE, « libre d’acquiescer ou de resister ». L’Homme n’a donc plus rien à voir avec une machine, il n’effectue « que des actes purement spirituels, dont on explique rien par les lois de la mécanique. »
Une thèse qui s’autodétruit
Rousseau ne montre-t-il pas via ces citations la raison qui explique pourquoi l’Homme est passé de l’état naturel à l’état social ?
C’est justement par cette présence de la volonté, dans cette possibilité de repousser la Nature que tous les possibles s’offrent à l’Homme.
Prenons un exemple concret pour mesurer l’effet de cette Volonté présente en l’Homme:
Un habit ne sert à rien ? Soit, mais l’Homme est libre de repousser la nature pour le fabriquer, même si ça n’a pas de sens, si telle est sa volonté. Il n’y a ainsi pas de raison inconnue, extraordinaire ou mystique qui explique le changement de l’Homme sauvage: sa Volonté explique son changement. Et je peux même aller plus loin, sa Volonté explique qu’il n’a jamais été sauvage.
Cette liberté qui fait sa particularité et qui est intrinsèque à sa nature, rend caduque la description que fait Rousseau dans sa première partie.
Il y a quelque chose de l’ordre du paradoxe lorsque décrivant l’Homme comme tous les autres animaux il finit par y ajouter une faculté qui remet tout en cause.
Si l’Homme peut, par nature, se soustraire à l’instinct animal et effectuer des choix libres, alors l’Homme sauvage n’a tout simplement jamais existé. En effet, celui-ci pourrait exister uniquement dans l’hypothèse qu’il n’est qu’instinct et non pas être de liberté. Pour que l’Homme non-civilisé rousseauiste puisse être il aurait fallu que Rousseau ne souligne pas au sein de sa propre thèse l’importance de la Volonté pour l’être humain. Son existence annule l’Homme bête.
Pour autant, la source de cette Volonté qui le démarque des autres animaux ne peut connaitre, quant à elle, que des réponses métaphysiques ou divines. Comment expliquer que l’Homme soit le seul animal ainsi formé? A cette question, je vous laisse me répondre …
Emilien Pigeard
Bibliographie :
Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes - GF
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