Se réconcilier avec le monde: pour une éthique de la réincarnation
« Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.
Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel. »
Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Exposition universelle 1855, I. Méthode de critique. De l’idée moderne du progrès appliquée aux beaux-arts. Déplacement de la vitalité, Paris, Robert Laffont, 1980.
« Fumez-en tous ; car ceci est mon opium, l’opium du Progrès, qui est répandu pour tous, pour la sédition des insensés … ».
Le Progrès, cette nouvelle religion à la prétention universelle et son idéologie, le progressisme, ont pris en otage la destinée humaine en infligeant à l’homme le dogme d’une nouvelle histoire du monde. Le Progrès, issu d’un évangélisme sans Dieu, à la fois Père et Fils de la mondialisation, offre à l’ici-bas une nouvelle eschatologie : celle d’une destinée sans fin invoquée par le messianisme du perpétuel lendemain.
La messe progressiste, priant la sacro-sainte Technique qui enlève le péché du monde, répudie le corps humain qui, instrument du pécheur, imperfection naturelle, est l’expression de la volonté et la possibilité de l’événement.
Messe progressiste :
Prenez, et consommez ! Enivrez-vous et laissez-vous aller à la jouissance de l’éternelle irresponsabilité. Délaissez votre corps, ce fardeau, cette souffrance, et enlisez votre esprit dans un monde meilleur, un monde dans lequel votre corps impur ne sera plus une tare, où celui-ci cessera de vous rappeler la basse condition humaine et la nécessité. Devenez un corps glorieux, un avatar : entrez dans ce nouveau monde, celui de la virtualité !
Abandonnez le Dieu de l’Incarnation, car Il n’est que souffrance et responsabilité ; pourquoi venir au monde pour se sacrifier ? Embrassez Celui de la Désincarnation, lui qui vous promet la volupté, tout en envoyant au diable le(s)-sens(e), vous laissant toutes les possibilités !
Mon propos est le suivant : l’être du XXIème siècle tend vers un non-être dans la mesure où ce dernier a perdu la possibilité pour son corps d’être au monde. Or, le corps, abandonné, bafoué par un subjectivisme mortifère, humilié par la technique, n’est-il pas la condition sine qua non pour l’homme d’être au monde et plus encore, de faire monde ? (à ce sujet, je me permets de vous conseiller l’un de mes précédents articles : D’un monde du sans contact au monde désincarné : la pandémie et la privation du toucher.
L’abandon du corps est un abandon du réel. La désincarnation est virtualisation, dématérialisation du corps devenu avatar interchangeable, autrement dit, elle est dénaturalisation. Il peut paraître étrange de constater que l’ère de l’abandon du corps, de sa dénaturalisation, coïncide avec l’ère du « body positivism » et de l’écologisme. Comment peuvent se côtoyer simultanément la dénaturalisation du corps et la protection de la nature ? Si je traiterais peut-être plus en détail cette question dans un prochain article, je vous propose tout de même la lecture d’un autre article qui n’est sans doute pas sans rapport avec ce paradoxe : Protéger la nature? De la fin du dualisme comme condition d'autoprotection. J’y expose l’erreur d’une conception dualiste de la nature au profit d’une perspective selon laquelle « l’homme est une partie de la nature, mais une partie de la nature contrainte à la responsabilité, celle d’administrer la nature et par conséquent de s’administrer soi-même ».
De ce refus d’admettre le corps dans une perspective non-dualiste de la nature, du refus de la modestie qui nous incombe lorsque nous usurpons la condition de l’homo-deus, advient l’impossibilité d’habiter cette même nature, et plus encore, d’habiter le monde. Tel est le paradoxe du monde contemporain, cet héritier du projet de la modernité qui envisageait pourtant de rendre le monde de plus en plus habitable. Dans ses Principes de philosophie, Descartes compare la philosophie à un arbre dont la totalité n’est autre que la mathesis universalis qui, étendant son empire jusqu’à trouver des solutions à tous les problèmes de l’humanité – et s’étendant de fait à l’ensemble de la vie de l’homme – ambitionnait la technique comme le moyen de rendre le monde habitable. Autrement dit, le projet de la modernité est de conquérir une nature immédiatement hostile afin de rendre le monde habitable par le moyen de la technique subordonnant le monde aux fins de l’homme ; ce que la formule cartésienne résumait ainsi : « se rendre maître et possesseur de la nature ».
Or, l’idée selon laquelle la technique se donnerait uniquement pour moyen des fins est un mensonge de la mauvaise foi de la modernité. En effet, cette affirmation serait valide si la détermination des moyens était subordonnée à la détermination des fins, or, c’est l’inverse qui se produit dans la mesure où les fins sont définies à partir de la technique. Ainsi, le projet de la modernité résulte d’une trahison : l’homme se retrouve totalement asservi au monde univers dans lequel il devient un pur produit de la technique, un consommateur à l’appétit vorace au service de la technologie.
L’homme moderne est un consommateur, et plus que tout, un jouisseur. Consommateur de biens, d’images et de plaisirs en tous genres, sa maxime est la suivante : « je veux tout, tout de suite et sans effort ! » ; en témoignent les applications de rencontre présentant les individus comme de purs produits que l’on trie selon leurs aspects ou propriétés, la lecture rapide sur Netflix ou encore la livraison de repas à domicile en quelques dizaines de minutes.
S’émanciper de la nature, répudier le corps afin de le modeler selon ses fantasmes, telle est la condition de l’homme moderne qui, pour être au monde, préfère la déshumanisation du corps et sa désincarnation, à l’affront de sa condition et à la confrontation du réel. Qu’il s’agisse du célèbre jeu vidéo des Sims, des avatars de Snapchat, des filtres de Instagram ou encore, prochainement sans doute du métavers, tout participe d’une virtualisation de l’être et d’un refus du corps qui, modifié – par les filtres – ou abandonné – par les avatars – trouve refuge dans les arrière-mondes. L’homme moderne est un avatar interchangeable, à la fois spectateur et acteur d’une vie dont l’agir se réduit à celui d’un fantôme projeté sur un écran. Cet avatar est un acteur-spectateur, ne pouvant donner un sens au geste qu’il accomplit, chacun de ces derniers étant d’ores et déjà inscrit dans le scénario immuable d’un « mauvais film » - pour reprendre les mots de Deleuze – dont on connaît déjà la fin et dont on ne peut donner un sens.
Admettre le progrès comme destinée universelle, c’est en même temps déposséder les individus de leur devenir, de leur à-venir, en les empêchant d’accéder au réel par une paralysie du corps, autrement dit, en les privant de leur agir.
Le symbolique a remplacé le réel que l’on a mis entre parenthèse au profit de la représentation. Lorsque le monde est devenu partout habitable, il a par conséquent cessé d’être habité ; devenant monde virtuel, il est devenu e-monde, monde immonde. Or, dans cet e-monde, les individus bien que reliés en réseaux, ne sont néanmoins plus en capacité de faire monde en tant qu’humanité. Ainsi, Marc Augé dans un entretien pour Le Monde le 5 novembre 1991 intitulé « L’illusion idéologique est aujourd’hui du côté de ceux qui disent : voilà, tout est accompli ! » évoquait à juste titre la « coexistence des solitudes » afin de définir les relations entre les individus des grandes métropoles du XXIème siècle ; relations marquées par le « tabou de la rencontre directe » - pour reprendre l’expression de Philippe Breton. Cette « coexistence des solitudes » est d’autant plus claire lorsque Augé évoque « la transformation des hauts lieux de tourisme en ce que l’on pourrait appeler des « non-lieux » dans la mesure où « les lieux que l’ethnologue étudie (les villages, les terroirs) sont des lieux où les habitants se reconnaissent, savent ce qu’ils peuvent ou doivent faire, quels rapports ils peuvent entretenir avec les uns et les autres ». En effet, le lieu est un endroit habitable, habité et plus encore vécu par ses habitants dans des relations d’interactions. Or, qu’il s’agisse des autoroutes, des aéroports ou du métro, les individus se croisent par milliers, leurs enveloppes physiques se frôlent, mais leurs corps désincarnés n’entrent pas pour autant en relation avec autrui, si ce n’est par l’avènement d’un accident, d’un événement à même d’établir le contact.
Ainsi, à l’encontre de l’universalisation du monde donnant lieu à un monde désincarné, il est nécessaire de réhabiliter le corps, de retrouver le réel comme seule possibilité de combattre l’enlisement en se réengageant sur le terrain de l’agir. Au sujet du peuple romain, Julien Freund écrivait dans La Décadence : « C’est dans l’insouciance qu’ils s’acheminaient vers le déclin : le peuple romain mourait, mais riait – moritur et ridet ». « Moritur et ridet », la formule semble bien convenir aux hommes du XXIème siècle qui, pendant que le réel s’efface au profit d’une désincarnation, préfèrent la jouissance virtuelle et le rire face à la nécessité d’exercer leur agir au profit d’un monde à-venir.
Dans un prochain article, j’évoquerai la question de la foi, cause de cette désincarnation et du caractère profondément inhabitable du monde. En effet, Deleuze affirmait que le fait moderne est que nous ne croyons plus en ce monde : le lien entre l’homme et le monde semble rompu tandis que la modernité conduit à la fin du monde qui est le point extrême de cette perte. Perdu dans un monde inhabitable, l’homme ne sait trouver un sens à son existence. Or, comme le montre Kant, donner un sens, c’est avoir la foi, et c’est par la foi qu’on donne un sens à l’espérance. Cette médiation entre l’homme et le monde sous la forme d’un sens est précisément la foi et ce lien doit devenir objet de croyance. Ainsi, pour rendre le monde à nouveau habitable, il est nécessaire de rétablir la foi et la croyance en ce monde. En effet, l’humanité se définit comme un devoir être n’ayant de sens qu’en s’acheminant vers une destination – dans le cas de Kant, le « souverain bien », soit le bonheur proportionnel à la moralité qui est l’objet de l’espérance…
Yoann STIMPFLING