D’un monde du sans contact au monde désincarné : la pandémie et la privation du toucher.
La pandémie de Covid-19 et les nombreuses mesures – conseillées ou imposées - ayant été prises afin de l’endiguer ont poussé les hommes à adapter radicalement leur mode de vie. En effet, les comportements des personnes semblent avoir profondément changés, jusqu’à – lors du premier confinement – l’acte le plus anodin de croiser un individu sur le même trottoir, témoignant ainsi de la polarisation de ce qui n’était jusque-là qu’une indifférence polie devenant alors comportement binaire partagé entre le témoignage d’un geste sympathique et le regard craintif voire réprobateur. Et pour cause, tout individu est devenu une potentielle menace pour l’autre, un potentiel corps étranger capable de s’attaquer à ma santé. Ainsi, chaque individu est devenu corps en danger et corps dangereux dans un principe de réversibilité permanent. Mais au-delà même d’être un corps en danger et dangereux pour l’autre, chaque individu l’est pour lui-même en tant qu’il ne peut se toucher sans risquer de se contaminer, tout comme en fait l’état des incessants rappels des « gestes barrières ». Dès lors, nous sommes face à l’impossibilité de toucher l’autre et d’être touché par lui, mais aussi de ne pouvoir se toucher soi-même, étant à la fois de potentiels agents de contagion et victimes de contagion potentielle. La situation pandémique habille ainsi les individus de nouvelles restrictions, conseillées ou imposées au sujet de l’acte jusqu’alors anodin de toucher autrui ou se toucher. En témoigne les écoles dans lesquelles on interdit brutalement aux jeunes enfants de toucher leurs camarades et de se toucher eux-mêmes sous couvert du danger que revêtirait cet acte ; ou encore les avertissements s’intériorisant peu à peu dans l’esprit des plus grands comme étant le fruit d’une nouvelle norme. Or, le propre de cette intériorisation des « gestes barrières » dû à la durée relativement longue de la pandémie nous pousse à interroger la question de la permanence de cette situation, ou encore de ce que l’on nomme « l’après-covid ». En effet, nous sommes en droit de nous demander que serait un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même. Si Aristote définissait le toucher comme le sens primordial qui nous permet d’être au monde, nous pouvons affirmer le caractère d’un changement fondamental qui s’établirait dans la façon qu’a l’individu de « vivre » sa relation au monde. De fait, le toucher est ce qui nous permet de faire corps avec la société, avec soi-même, et plus encore avec le monde ; or la pandémie a fait de la corporéité la source du danger. Dès lors, emprisonné dans une société répudiant la corporéité, l’humain ne serait-il pas condamné à la désincorporation ? Le danger du corps justifie-t-il sa condamnation, voire, son abandon ? Ainsi, un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même ne prendrait-il pas la forme d’une maladie bien plus redoutable que toute maladie relative à l’altération des fonctions ou de la santé d’un organisme vivant, en l’occurrence, la privation de notre possibilité d’être au monde ?
De la privation du toucher comme perte de contact avec le réel
« Il faut être chaste pour savoir ne pas manger / ouvrir la bouche, c’est s’offrir aux miasmes… / Alors pas de bouche ». Artaud, en plein délire, est persuadé que les êtres qui l’entourent souhaitent entrer en lui. De fait, l’extériorité est représentée comme quelque chose de maléfique ayant pour volonté de pénétrer le corps, lorsque Artaud prône comme unique solution de ne rien y faire entrer, de condamner toutes issues. Dès lors, Artaud semble en proie à une certaine forme de nosophobie ; la peur de contracter une maladie amenant Artaud à la privation de tout contact sous peine de « s’offrir aux miasmes ». De fait, pour ne pas être contaminé par l’extérieur, il lui faudrait refermer son corps et se rendre par conséquent intouchable. Or, le fait même d’être intouchable reflète un fantasme mortifère en tant que la privation totale de contact représente la mort lorsque tous nos organes sont en réalités des organes troués, et que se rendre intouchable mènerait indubitablement à une perte de contact avec le réel, et plus encore avec la vie. Si cette volonté d’Artaud de se rendre « intouchable » est apparentée à une sorte de délire nosophobique, il n’en demeure pas moins que celui-ci est devenu dans une certaine mesure en temps de pandémie assez commun. En effet, les souvenirs des premiers temps du confinement laissent encore en ma mémoire ces images d’hommes et de femmes faisant leurs courses les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil, la bouche et le nez obstruées par un masque, les oreilles bouchées par des écouteurs, le tout emmitouflé dans des vêtements recouvrant chaque centimètre de leurs corps, attrapant leurs quelques kilos de pates d’une main gantée avant d’opter pour le sans-contact au moment de payer. Les « intouchables », tels étaient ces nouveaux êtres répudiant le toucher sous couvert du péril mortifère de se découvrir ; de quoi faire frémir Aristote qui, dans son ouvrage De l’âme, livre 3, estimait que le toucher est le sens le plus exact de tous. Plus encore, il affirme dans Métaphysique Lambda que le dieu, l’intelligence suprême, connaît en touchant. Dès lors, le toucher a en jeu la vie elle-même car il reflète la possibilité pour un vivant de maintenir la vie à l’encontre du caractère mortifère de la privation du toucher. De fait, on peut priver un vivant de tous ses sens mais un vivant ne peut exister sans toucher car la privation du contact entraine alors la mort. Ainsi, un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même mènerait à une perte de contact avec le réel du fait qu’il n’est de sens plus élevé que le toucher et que ce dernier demeure sans conteste la meilleure preuve d’un contact avec le réel. Or si l’on se demande que serait un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même, nous pouvons d’ores et déjà assister, quoi qu’en dise Aristote de la suprématie du toucher, à la dévalorisation de ce sens au profit de la vue, nous éloignant de fait du contact avec le réel. Guy Debord interroge dès 1967 le devenir monde du spectacle et le spectacle du monde à travers l’ouvrage La Société du spectacle. Ce dernier affirme que « le spectacle est la tendance à faire voire par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable » approchant cette affirmation de la prolifération des écrans et de l’avènement de la télévision. Guy Debord critique justement le fait que le monde ne soit plus directement saisissable, en tant que celui-ci tente d’être saisi par la vue et non par le toucher. De fait, il affirme que le spectacle « trouve normalement dans la vue le sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher ». Déjà en 1967 Guy Debord remarquait le fait que le toucher soit manquant et sous-estimé. Or, ce qui caractérise la réflexion de Debord n’est autre que la caractéristique fondamentale de la société moderne, société fascinée par le prestige de l’image au point de perdre tout contact réel avec le monde. En effet, la société moderne a interposé entre le monde et nous l’écran nous privant du contact avec le monde réel s’établissant en premier lieu par le toucher.
Toutefois, remarquons que Guy Debord place son analyse d’un point de vue marxiste dénotant le fétichisme de la marchandise. Or la destitution du toucher n’est pas anodine, car un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même serait un monde dont on négligerait le sens primordial qui nous permet d’être au monde en ayant un contact direct avec le réel. Dès lors, la destitution du toucher modifierait ce contact avec le réel, nous plongeant dans une probable altération de notre idée du monde.
Le bouleversement de notre rapport au monde
L’épidémie de choléra de 1832 donne lieu à un changement de comportements et un changement du milieu humain. En effet, l’hygiène devient une préoccupation et il faut se débarrasser du malsain. La santé devient une valeur, ce qui prendra le nom d’hygiénisme, doctrine de l’action politique qui s’occupe de la santé publique. Ainsi, la science détermine une nouvelle vision des corps et de la santé, le nouvel objectif de l’état étant d’éradiquer tout ce qui détériore l’état physique de la population. Or, par population, nous entendons là particulièrement la classe ouvrière dont l’amélioration de la santé permet de réduire les pertes capitales dans une perspective de quantification du système de production. Ainsi, le corps est avant tout envisagé comme une force productive incorporée dans un grand appareil. Cela étant, modifier l’environnement des classes pauvres c’est également produire des attitudes morales. Stabiliser la population a notamment pour objectif de produire socialement une famille mais également de créer de nouvelles domesticités. Or, un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même aurait pour effet - peu importe les raisons invoquées, qu’elles soient d’ordre sanitaire ou autres – la possibilité d’une nouvelle domestication de l’homme à des fins qui, sous couvert de préserver la santé des individus permettrait aux dirigeants d’accroître leur contrôle sur la population. En témoigne le fait qu’un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même serait un monde dans lequel les rassemblements de masses ne seraient en aucun cas tolérés voire possible, de même qu’à la communauté se substituerait définitivement la place de l’éternelle somme d’individualités. C’est en ce sens qu’il conviendra de nous intéresser à la notion de biopolitique développée par Foucault afin d’en étudier ces mêmes principes castrateurs fondant une nouvelle idée du monde sur la justification de la santé du peuple.
Ainsi, Michel Foucault développe le concept d’une biopolitique qui rompt avec la politique de la souveraineté pour embrasser une politique où il en va de l’homme comme être vivant. Si le principe peut sembler généreux dans l’attention portée à la santé des individus, il n’en demeure pas moins qu’elle soumet de fait la population au marquage et à la discipline des corps dans les temps modernes. En effet, la croissance du vivant s’obtient par la contrainte et la répression placée sous l’étendard du bien commun. Enfermements, exclusions, confinements sont autant de dispositifs disciplinaires permettant aux gouvernants un contrôle direct sur le peuple. Ainsi, la biopolitique s’applique telle une stratégie normalisatrice mettant au premier plan la vie afin d’en acquérir la légitimité d’actes proprement politiques. De fait, un monde sans toucher serait un monde pouvant se dissimuler sous la parure du bien de tous tout en s’affirmant en réalité comme un instrument de contrôle par lequel l’impossibilité ou l’interdiction de toucher autrui se justifierait en vertu d’une contrainte vitale. Dès lors, il nous est possible d’interpréter le biopouvoir foucaldien dans le présent par le biais de l’un de nos contemporains, Giorgio Agamben et son article paru dans Le Monde le 24 mars 2020, L’épidémie montre clairement que l’état d’exception est devenu la condition normale. Dans cet article nous intéressera particulièrement une interrogation d’Agamben, à savoir : « Et qu’est-ce qu’une société qui ne croit plus qu’à la survie ? ». Cette question en dissimule une autre, sans doute essentielle dans la perspective d’un monde où le toucher serait banni, à savoir la question du sacrifice. En effet, un tel monde afficherait la nécessité de sacrifier le toucher de soi et des autres en vertu du bien commun. Or, lorsqu’il s’agit de sacrifier le sens primordial qui nous permet d’être au monde, nous sommes en droit de nous poser la question : « qu’allons-nous sacrifier ? ». En effet, devons-nous sacrifier le toucher – qui a en jeu la vie elle-même – ou la cause de l’impossibilité ou de l’interdiction de toucher les autres et de se toucher soi-même ? Il va de soi que tout sacrifice est toujours sacrifice de la vie pour la vie, que tout chose nécessite un sacrifice aussi infime qu’il soit d’une chose de la vie en ode à la vie. Pour reprendre Agamben, à « une société qui ne croit plus qu’à la survie », sans doute faudrait-il que cette dernière veuille bien croire à la vie. Ainsi, un monde sans toucher serait un monde castrateur de notre rapport au monde et à la vie au profit d’une nouvelle idée du monde : un monde n’étant pas le monde de la vie, mais celui de la survie. Toutefois, au-delà des conceptions politiques ou sociétales que représenteraient un tel monde, l’absence du toucher ne mènerait-elle pas plus profondément à un basculement d’ordre ontologique ?
Du monde sans toucher comme monde désincarné
En admettant un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même, comment pourrais-je faire l’expérience du moi comme chair ou encore de celle d’autrui ? Husserl esquisse une caractérisation de l’expérience du moi comme chair. La référence à soi est une sorte de réflexion qui s’opère essentiellement au moyen du toucher, lorsque ma main droite touche ma main gauche, car la chair est touchée et touchante. La main que je touche, je la touche d’abord comme un corps et en même temps, la main touchée ressent, et par conséquent devient chair. Dès lors, la chair est capable de s’auto-incarner. La chair se découvre comme un touché-touchant. Le fait de s’éprouver comme touché et touchant sera également désigné par Merleau-Ponty comme le chiasme, à savoir le cœur même de l’ontologie. De fait, si je ne peux pas me toucher je vivrais dans un monde désincarné. Or, pour Husserl, c’est à travers la connaissance du moi-chair que je peux avoir l’aperçu d’autrui. Ainsi, pour connaître autrui, justifier que l’autre est un sujet transcendantal, il me faut conduire la sphère d’appartenance de l’autre à la mienne. Dès lors, ce dont j’ai l’expérience, c’est l’expérience ramenée vers ma sphère, ce qui nécessite ainsi un transfert aperceptif. De fait, si je ne peux pas faire l’expérience de l’autre, je peux toutefois faire un transfert : celui de la sphère d’appartenance de l’autre à la mienne. Ainsi, l’expérience du moi comme chair et par extension celle de l’autre nécessite le toucher. Un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même serait dès lors un monde dans lequel l’homme ne pourrait éprouver sa chair, son moi-chair, car cette expérience nécessite le toucher, sans lequel l’homme se retrouve désincarné.
Cela étant, un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même serait nécessairement un monde immonde. En effet, l’impossibilité ou la privation du toucher de soi-même et des autres entrainerait de fait une perte de contact avec le réel du fait même que le toucher semble se distinguer comme le sens le plus élevé de tous et le seul capable de témoigner d’un réel contact avec le réel. Or, comme nous en témoigne Guy Debord, il suffit que le toucher soit relayé dans la hiérarchie des sens pour que le contact de l’être avec le monde s’amenuise. Dès lors, l’impossibilité ou l’interdiction de toucher les autres et de se toucher soi-même condamnerait l’homme à la privation du contact avec le monde réel. De plus, cette interdiction peut être entreprise dans la dimension foucaldienne d’une biopolitique prenant comme justification la cause suprême qu’est la vie alors même qu’elle agit en réalité comme castratrice de notre rapport au monde et à la vie au profit d’une nouvelle idée du monde selon laquelle l’homme ne s’emploierait plus à vivre mais à survivre, niant de fait la possibilité pour lui de s’affirmer au sens transcendantal de l’existence. Enfin, la nécessité du toucher comme moyen de rendre compte de l’expérience du moi comme chair nous démontre qu’un monde où il serait impossible ou interdit de toucher les autres et de se toucher soi-même priverait l’homme de sa capacité à être au monde de manière ontologique. De fait, si des circonstances particulières peuvent à durée réduite interdire partiellement le toucher de manière légitime, un monde d’interdiction ou d’impossibilité perpétuelle du toucher serait un monde mortifère privant l’humain de sa possibilité d’être au monde.
Yoann Stimpfling
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