Saint-Valentin tragi-comique
Vous êtes seuls pour la Saint-Valentin ? Ne vous inquiétez pas, lisez ceci en essayant d’oublier tout ce que vous savez de l’amour et peut-être trouverez-vous une certaine consolation, ou du moins une compensation à votre frustration de n’avoir trouvé personne ou à votre tristesse d’avoir été plaqué.
La Rochefoucauld parle de l’amour comme d’un fantôme dont tout le monde parle mais dont personne ou presque n’a fait l’expérience ; Lichtenberg quant à lui nie complètement l’existence de ce sentiment. Mais comment est-il possible qu’une prétendue fiction de l’esprit humain ait déclenché autant de fièvre poétique ? Car l’amour est réel et important dans la vie humaine, en effet l’importance de l’amour est à la hauteur de l’ardeur qui nous habite lorsque nous sommes amoureux. Mais ce n’est pas parce que l’amour est réel qu’il ne peut pas être une ruse de notre esprit. Nous allons donc analyser l’amour avec Arthur Schopenhauer, philosophe allemand du XIXème siècle, qui vous consolera de n’être pas amoureux aujourd’hui (ou vous conduira à boire plus de bières que prévu !) car ce sentiment amoureux qu’une majorité recherche n’est finalement qu’un stratagème de l’espèce elle-même pour perpétuer la vie. L’amour n’est pas synonyme de bonheur individuel réciproque entre deux personnes comme l’affirme en général la populace (hum… rechercher le bonheur en amour c’est comme rechercher un canapé dans un tiroir de bureau !). En revanche, l’amour est vie, a un certain but qui est supérieur aux individus ressentant l’amour, en l’occurrence de perpétuer la vie de l’espèce, c’est pourquoi la vie et l’amour sont indissociables (une pièce sans amour est une pièce sans vie !).
Tout d’abord, pour vous permettre de mieux cerner ce qui suit, analysons les grands traits de la philosophie schopenhauerienne avec son ouvrage Le Monde comme volonté et comme représentation (environ 1400 pages, il en faut du courage… cela ne laisse pas le temps d’aimer !). Le monde est d’abord représentation, cela signifie que chaque individu, par ses sens et sa pensée, eux-mêmes dépendants du cerveau et du corps en général, transforme le monde en représentation. Le monde est par conséquent limité, les choses en soi étant indisponibles à l’esprit. Il n’existe pas un monde mais un œil qui voit le monde. Ensuite, le monde est volonté. En effet la Volonté chez Schopenhauer est une force instinctive qui dépasse les individus, qui les met en mouvement, les individus étant victimes d’un certain ordre de l’univers. Ce vouloir, force naturelle aveugle, pousse la matière à la vie. Par conséquent, et c’est ici que la métaphysique de Schopenhauer est puissante, toute la diversité du vivant et du monde a une unité sous-jacente, en l’occurrence le vouloir, qui agite toute chose. Cela signifie que la Volonté est l’essence même de la vie et que la Volonté est objectivée par le corps, c’est-à-dire que le corps est la manifestation extérieure du vouloir-vivre. Voilà un résumé grossier des deux principes de sa philosophie. Maintenant, l’amour… Schopenhauer définit l’amour comme un « instinct sexuel individualisé [1]» dans un chapitre intitulé la « Métaphysique de l’amour ». Mais pourquoi parle-t-il de métaphysique ? Parce que l’amour dans un individu est la force instinctive du vouloir-vivre de l’espèce pour la perpétuation de la vie, autrement dit l’individu est dépassé par la Volonté supérieure et aveugle. De plus l’amour est métaphysique dans la mesure où il se déploie afin de réaliser ce qui n’est pas encore, c’est-à-dire la vie future, l’amour étant l’instinct sexuel par excellence, une ruse de l’esprit dans le but de perpétuer la vie de l’espèce. L’amour est par conséquent métaphysique car il est un au-delà qui dépasse complètement les intérêts individuels : l’amoureux est submergé par la force de la Volonté et s’oublie en tant qu’être.
L’amour est une illusion, non pas parce que ce sentiment n’existe pas, mais parce qu’il est une représentation purement subjective, donc un processus individuel. En effet le sentiment amoureux n’est qu’une représentation de l’esprit qui n’a de valeur réelle pour quiconque, à part pour celui qui aime. Cela signifie que celui qui aime n’aime pas la personne en soi, toujours inaccessible à l’esprit, mais il aime la représentation qu’il se fait vis-à-vis de cette personne. L’amour n’est donc pas l’union de deux individualités mais l’union de deux illusions façonnées par deux individualités. Par conséquent l’amour n’est que la somme de deux illusions qui se nourrissent mutuellement.
Etant donné que la passion amoureuse ne naît qu’en but de donner naissance à un nouvel être, Schopenhauer en déduit que le plus important n’est pas la réciprocité de l’amour mais la possession synonyme de jouissance physique. Pour perpétuer la vie de l’espèce, la nature a fait en sorte de créer des illusions dans l’esprit afin que ce but se réalise pleinement : l’amoureux a « une chimère qui voltige devant ses yeux [2]». Cependant les individus ont tendance à penser que ce sentiment n’avantage qu’eux alors qu’il favorise une entreprise bien plus grande, qui les dépasse complètement car c’est l’espèce tout entière qui travaille dans l’individu qui est amoureux. L’individu pense que le choix qu’il fait vis-à-vis d’un partenaire est le fruit de sa propre volonté alors que, lorsqu’il fait le choix, c’est encore une fois l’espèce qui l’incite à aller vers cette personne avec qui il se complètera. En effet l’individu cherche une personne en adéquation avec son propre être cependant l’idée selon laquelle la personne aimée est irremplaçable est fausse dans le sens où la possession aurait été possible avec un autre individu et elle aurait procuré autant de jouissance physique. Par conséquent l’être amoureux pense faire des sacrifices pour son plaisir individuel et pour l’être aimé tandis que tous ces sacrifices sont pour la préservation de la vie de l’espèce, de la venue d’un être inédit. Après avoir réalisé l’entreprise de l’espèce, l’amant comprend souvent qu’il a été dupé, c’est pourquoi « il n’y a rien qui soit imposteur autant que le plaisir [3]». Donc, une fois que la vie de l’espèce a réalisé son but dans une individualité, l’illusion s’évapore dans l’esprit de l’individu. L’amour perdu, il retrouve son individualité originelle et il est surpris qu’un si haut sentiment ne l’ait pas rendu plus heureux qu’avant.
L’amour est aussi souffrance dans le sens où la possession de l’autre est impossible, que l’autre reste toujours autre que soi. Le sentiment amoureux, inséparable de la notion de possession, est un désir qui surpasse tous les autres dans la mesure où l’amour est le sentiment le plus fort qu’un individu puisse ressentir, c’est pourquoi la possession de l’être aimé est l’effort qui demande le plus d’énergie. On voit bien ici que pour Schopenhauer, bien qu’il le définisse comme une ruse de l’esprit, l’amour est un sentiment important, qui bouleverse l’individu. La passion amoureuse est inséparable de l’idée de possession de l’être aimé, possession liée à un certain bonheur mais qui échoue néanmoins dans la mesure où il est impossible de le posséder.
De plus, le désir amoureux est toujours éphémère, il représente un besoin éphémère d’un individu pris par les lois de l’espèce. L’être amoureux, pénétré par la vie de l’espèce et dominé par celle-ci, n’est plus lui-même mais vit à travers l’espèce, c’est pourquoi « sa conduite n’est plus vraiment celle d’un individu [4]». Cela explique que les actions de l’être amoureux soient souvent comiques ou tragiques car il ne se contrôle plus et fait des choix qui ne correspondent pas à son caractère individuel. Les désirs de l’amant provoquent des violences et atteignent un si haut degré d’intensité qu’il est prêt à faire tous les sacrifices, le menant parfois à la démence et au suicide… Certes ! l’amour élève l’amant « au-dessus des choses terrestres [5]» mais seulement dans la mesure où il matérialise une chose immatérielle, en l’occurrence la perpétuation de la vie de l’espèce. De plus, même si la passion amoureuse est satisfaite, ce n’est pas pour autant qu’elle mènera au bonheur car l’intérêt individuel de l’amant est contrarié et de ce fait il perd prise, l’amour chamboulant le fondement sur lequel il avait construit jusqu’à présent sa vie. L’amant, totalement dominé par la vie de l’espèce, renonce à ses qualités individuelles passées et abandonne toute prétention à vouloir connaître, car ce vouloir de connaissance affaisserait la passion qui l’élève et qui le ruine. C’est pourquoi un être raisonnable et intelligent peut tomber amoureux d’un être colérique ou abruti, « aussi les Anciens représentaient-ils l’Amour aveugle [6]». Pour l’amoureux, l’être aimé devient une idole, il lui attribue une valeur infinie et cette valeur infinie ne repose pas sur les qualités intellectuelles de l’autre, c’est-à-dire sur des qualités plutôt objectives, mais sur des représentations de l’autre purement subjectives qui n’on aucune valeur à part pour l’amoureux. L’amour, c’est donc le rejet de l’intelligence de l’être aimé (n’en déplaise aux sapiosexuels !) dans la mesure où l’amour est un sentiment instinctif : ce n’est donc jamais pour l’esprit d’un individu que l’on tombe amoureux de lui.
L’amour, c’est par conséquent le sacrifice inconscient de l’affirmation de la raison, en effet la raison se prononce mais n’est pas écoutée étant dominée par la puissance de la passion amoureuse, étouffée par les directives du Génie de l’espèce. L’amant, totalement dominé par sa passion, renonce à ses qualités individuelles passées ; il sacrifie alors son ancien moi pour s’abandonner corps et âme à son amour présent. L’amour est alors une sorte de maladie dans la mesure où c’est un sentiment qui vient s’ajouter à l’individualité préexistante, qui ne faisait pas partie de l’individu au départ et qui le ruine de l’intérieur. Alors, un autre moi se développe, en contradiction avec le moi précédent.
De plus, la volonté de vivre engendre chez les individus la création de désirs, sources de notre souffrance et de notre ennui. La vie oscille entre l’insatisfaction de nos désirs, ce qui produit de la souffrance, et la possession de tout ce que nous voulons, ce qui produit de l’ennui. Cependant nous pouvons faire en sorte de ne pas laisser croître nos désirs, afin d’éviter la souffrance, et de ne pas les satisfaire trop rapidement, afin d’éviter l’ennui. Toujours est-il que vivre, c’est toujours faire l’effort d’exister et tout effort implique la douleur : « la vie oscille donc, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui (…) ». Cette théorie schopenhauerienne de la volonté de vivre est reprise par Proust dans A la recherche du temps perdu (combien de pages ? – Oh ! assez pour assommer quelqu’un !) qui l’utilise afin d’élaborer sa théorie de l’amour. En effet Swann, dans Du Côté de chez Swann, oscille à la fin de sa passion pour Odette entre « l’acuité de ses souffrances » et « la monotonie de son effort ». Sensations que l’on retrouve chez le narrateur lui-même dans La Prisonnière : « Je sentais que ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance. » L’ennui et la souffrance font entièrement partie de la théorie proustienne de l’amour : l’amoureux souffre de ne pas posséder l’être aimé et s’ennuie lorsque la jalousie s’efface, ennui qui provoque le désespoir.
Voyez-vous, peut-être est-ce mieux pour vous d’être célibataire aujourd’hui, cela vous permettra d’échapper dans un futur proche au désespoir, à la haine ou à la folie… Tandis que certains trinquent à leur amour, vous pouvez trinquer pour eux à l’amour éternel, autrement dit à l’Esprit de l’espèce qui a une volonté sans limite, une volonté éternelle.
[1] Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966
[2] Ibid
[3] Phrase de Platon (Philèbe) citée dans Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966
[4] Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966
[5] Ibid
[6] Ibid
Jean
Vous aimerez aussi :