Gloire aux jaloux!
En recherchant la définition de la jalousie dans le dictionnaire Larousse nous trouvons les propositions suivantes :
Vif attachement à quelque chose : Garder un secret avec une extrême jalousie.
Sentiment fondé sur le désir de posséder la personne aimée et sur la crainte de la perdre au profit d'un rival : Être torturé par la jalousie.
Dépit envieux ressenti à la vue des avantages d'autrui.
Dès lors, la jalousie semble se définir comme un vice, une maladie torturant l’esprit et le cœur. Dans cet article, nous ne revendiquerons pas une explication complète de ce phénomène, mais nous nous attacherons à en donner un point de vue, point de vue étant selon moi le plus intéressant et inspiré de la conception proustienne de la jalousie, qui doit toutefois laisser à réfléchir dans la pluralité des idées que l’on se fait de celle-ci. Nous ne défendrons pas le diable, mais nous montrerons la possibilité de lui voler son trident et de le lui retourner contre.
Dans un précédent article intitulé Sur l’autel sacrificiel de l’amour, j’écrivais au sujet de la jalousie : « la jalousie, phénomène de croyance lacérant le cœur d'un mal s'alimentant par lui-même ». Ainsi, la jalousie est un phénomène de croyance dans lequel l’amoureux « croit » être dupé, trompé, et méconnaissant. Le jaloux a cette conviction profonde que le fait de savoir lui permettrait d’alléger ses peines, mais également que son intuition est bonne quant à l’infidélité de son aimé. Ainsi le jaloux est à la recherche de nourritures susceptibles d’apaiser ses doutes, ou au contraire de les renforcer. Mais la recherche effrénée mène souvent à la fabulation, à prendre des faits communs pour des preuves de la véracité de ses doutes, à s’empoisonner de mille maux. La jalousie est souffrance, souffrance de tout son être en lutte contre la raison. Car le jaloux se tente de répondre contre lui-même de son mal. En effet, le jaloux est bien souvent conscient de sa maladie et tente de lutter par la raison en tentant de rationaliser son mal. Mais la jalousie se répand à l’encontre de la raison du jaloux qui, bien que rationalisant la jalousie se voit contraint à sa perpétuelle aliénation. Dès lors, le jaloux lutte en vain contre lui-même n’arrivant pas à réguler son mal, mais trouve tout de même une réponse, une voix, qui sont les questionnements eux-mêmes. Le jaloux est le détective forcé de sa mission, cultivant chaque indice vainement face à son but mais fructifiant ses recherches dans les questionnements eux-mêmes du fait de son statut d’enquêteur. Dans une perspective littéraire, la jalousie sert ainsi le travail de l’écrivain, portant ce dernier vers un travail de reconstitution balzacienne.
La comparaison entre le jaloux et le détective n’est pas anodine, c’est d’ailleurs le propre du jaloux que de se faire enquêteur : observer, émettre des hypothèses, en rechercher les preuves. Or le jaloux est encore plus rigoureux que le détective en tant que ce dernier enquête afin de préserver la détention de l’être aimé. Ainsi le jaloux s’engage-t-il sur un chemin qui devrait lui donner accès à la connaissance. Dès lors, comment ne pas citer La Recherche du temps perdu de Marcel Proust ? Dans Un Amour de Swann, le jaloux (Swann) tombe dans l’enfer de la jalousie par sa volonté de détenir Odette de Crécy, celui-ci se vouant corps et âme à la recherche des preuves de l’infidélité d’Odette à son égard. Or Swann est un esthète soumis à une jalousie maladive qui le fait se concentrer sur la seule personne d’Odette, il reste dans l’immanence de sa jalousie avant que celle-ci s’éteigne et qu’il se rende compte qu’il était tombé amoureux « d’une femme qui n’était pas son genre ». Le narrateur et héros de La Recherche quant à lui, quitte l’immanence de sa jalousie pour en faire une transcendance. De fait, celui-ci tire de la quête interminable de la vérité une quête plus large visant l’entièreté de la connaissance et faisant éclore ainsi le génie de la création qui le fera devenir écrivain. La jalousie est cause de souffrance, et la souffrance offre la capacité à généraliser. De même, la fonction de l’art n’est-elle pas de généraliser les expériences immédiates pour en faire des expériences durables ? Ainsi, le mensonge et la douleur générés par l’amour enrichissent l’intellectuel sensible, cette même souffrance faisant passer du statut de simple jaloux à celui d’artiste en développant la force de penser et le sentiment philosophique d’exister. Si l’homme s’ignore dans le bonheur, il se découvre dans la souffrance qui le mène à l’analyse de soi. De la peine surgit la conscience qui nourrit l’analyse du monde par la subjectivité du regard de l’amoureux opérant sur l’aimé un effet de – selon Proust – « verre grossissant ». L’amoureux porte en effet un regard original sur la femme aimée, un point de vue déformé et unique, un point de vue en somme artistique. Dès lors, l’amoureux en proie à la jalousie découvre un autre monde, un monde qui lui résiste. Tout comme les œuvres d’art les plus profondes résistent à notre entendement, il en est de même pour Swann vis-à-vis d’Odette. Au-delà d’un regard, c’est tout un monde original que se créé le jaloux dans sa tête. Tout se joue dans la personne qui aime, le regard amoureux livrant une leçon de perspectivisme se rapprochant idéalement du regard artistique. Proust avait cette conviction qu’en amour tout comme en art, l’on ne trouve beau que ce qui est absent. Dès lors, l’œuvre d’art n’est belle que parce qu’elle décrit ce qui n’est pas là, l’aimée n’est belle que parce que je ne peux décrire ce qui m’échappe.
Ainsi la passion dévastatrice de la jalousie n’est-elle que l’envers de l’ivresse de la création. De la tristesse passive des passions doit alors se distinguer l’action. De la douleur doit venir la joie. De la plainte des passions doit advenir leur sublimation.
La souffrance du jaloux le contraint à penser constamment à son mal, l’incitant de fait à la généraliser en la rattachant à l’universel afin de tenter d’apaiser sa douleur. De la jalousie surgit le mystère : mystère de l’être aimé, mystère de soi-même, jusqu’à devenir mystère du monde.
Dans Marcel Proust – Théories pour une esthétique, Anne Henry affirmait que « si l'amour est mensonge, la jalousie qui est son contraire peut donner accès à une vérité ». Dès lors, le jaloux trouve effectivement une vérité. Celle-ci n’est pas vérité mystique ou existentielle, mais vérité de l’art. Le jaloux cultive les impressions sensibles et, par le chemin de la connaissance se porte vers la création. A la quête de la véracité d’un amour, il substitue la quête du monde. Du particulier, il passe au général. De l’immanence il s’engage dans la transcendance.
Yoann STIMPFLING