Polybe, témoin de la grandeur de Rome
Polybe est né en Grèce, dans le Péloponnèse en 200 avant notre ère. De bonne famille, il acquiert le statut d’hipparque, grade important de l’armée équestre.
Il se retrouve confronté dans le cadre de ses fonctions à la République romaine en pleine phase d’expansion sur les terres macédoniennes et grecques. C’est en effet du vivant de Polybe que les mondes carthaginois et grec sont rattachées aux provinces de Rome. Un des moments marquant de cette période étant la victoire de Paul-Emile en Macédoine en -168. C’est dans le cadre de ces péripéties politico-militaires dans la région que Polybe est fait prisonnier et envoyé à Rome en tant qu’otage.
Pour autant, sa culture et son éducation lui permettent de conserver une place dans les hautes sphères de la société romaine, en témoigne son statut de précepteur de la prestigieuse famille des Scipion.
C’est durant cette période d’exil à Rome qu’il accumule les expériences et les observations qui ont largement contribué à ses travaux d’historien et de théoricien politique.
Polybe est ainsi fasciné par la République romaine et son fonctionnement qu’il apprend à connaitre pendant toutes ces années, à tel point que même une fois libéré il finit par quitter la Grèce à nouveau pour revenir à Rome. Polybe est un acteur de premier plan de cette période, en témoigne sa présence à Carthage lors de sa destruction.
Polybe produit donc des textes qui s’inscrivent dans une période charnière de l’histoire de Rome (IIIe - IIe siècle avant notre ère) qui voit la domination de celle-ci dans des territoires se situant au-delà de la péninsule italique. Cet expansionnisme militaire n’est pas sans conséquence pour la République qui doit s’adapter à ce changement de stature géopolitique, ce qui rend les descriptions de Polybe encore plus décisives pour bien comprendre les enjeux auxquels se confronte la société romaine dans cette période de bouleversements.
Le but du chef d’oeuvre de sa vie
En admiration devant le système romain qui a soumis le monde grec, enchaine les victoires et montre une stabilité remarquable, Polybe souhaite rendre compte du développement de Rome de manière chronologique en évoquant l’historique de ces conquêtes. En outre, il cherche via ses travaux à expliquer les forces de la République et à rendre compréhensible son expansion. Ce projet est résumé en quelques mots dans le Livre I où il écrit qu’il veut montrer « comment et par quel mode de gouvernement presque tout le monde habité, conquis en moins de 53 ans, est passé sous une seule autorité, celle de Rome »
C’est ce que l’historien Pierre Briant évoque également dans son livre Histoire de l’empire perse de Cyrus à Alexandre tout en ajoutant qu’une des particularités de Polybe est d’avoir pris en considération la longue temporalité que son oeuvre devait embrasser. En d’autres termes, chaque évènement de l’histoire romaine doit pouvoir se comprendre à l’aune d’une généalogie d’actes passés qui permettent d’en comprendre la structure globale et logique.
C’est pour cela que l’on retrouve dans ses Histoires non seulement des récits proprement historiques mais également des analyses de la société romaine et de ses spécificités politiques. L’ouverture du livre VI laisse ce double projet apparaitre, « Là nous interrompons le fil de notre récit, pour examiner la forme du gouvernement romain ».
Rentrons dans le vif du sujet
Un concept éclairant
Pour mieux comprendre la description de la Constitution Mixte qui se trouve au coeur du livre VI il est nécessaire de revenir sur le concept d’anacyclose. Elle correspond à une vision cyclique qu’on appose à la succession des régimes politiques dans le temps. Si ce concept n’est pas propre à Polybe (on peut en effet penser, entre autres, à l’interprétation platonicienne de l’anacyclose dans la République) la description qu’il en fait lui est propre.
Il distingue 6 formes de gouvernements, dont trois formes « pures » auxquelles correspondent trois formes viciées ou décadentes. Ainsi, selon lui, la monarchie qui résulte d’un accord collectif finit par dégénérer en despotisme lorsque le souverain abuse de son pouvoir absolu. L’aristocratie succède alors au despotisme lorsqu’une alliance des « meilleurs » soulève le tyran. Cette même aristocratie se détériore pour devenir une oligarchie où seul l’entre-soi et les richesses permettent à un petit groupe de s’élever au dessus des masses. C’est ainsi que la démocratie apparait lorsque le peuple ne peut plus supporter l’injustice et s’organise pour changer le système politique. Cette démocratie comme les formes de pouvoir précédentes se laisse pervertir, en ochlocratie cette fois-ci, où la majorité utilise systématiquement la force pour mettre en oeuvre tous ses désirs. Le chaos qui en résulte appelle l’ordre et voit la montée d’un Homme providentiel qui permet un retour à la monarchie initiale.
A noter que selon l’ouvrage de Marilène Raiola et Luciano Canfora intitulé Histoire de la littérature grecque à l’époque hellénistique, Polybe pense que cette anacyclose se déroule de manière irrépressible, et ce, sans limite temporelle.
C’est sur cette grille d’analyse à la base la théorie politique de Polybe qu’il effectue une véritable dissection de la société romaine et de sa façon de se gouverner.
La constitution mixte
Dans ce Livre VI dédié au fonctionnement de la République, Polybe dévoile ce qui, selon lui, fait toute la particularité et la force du système politique romain. Elle fait figure d’exception, loin de se soumettre au cycle standard de l’anacyclose évoqué précédemment. Rome dispose de sa propre approche du politique, relevant d’une quasi perfection si l’on s’en tient au texte.
Il met en avant la solidité de la Constitution mixte qui plutôt que d’être liée à une forme de gouvernement, combine les trois formes stables dépeintes par Polybe, à savoir la monarchie, la démocratie et l’aristocratie.
A ses yeux, la Constitution mixte laisse place à trois pôles qui représentent chacun un de ces gouvernements et qui, en fonctionnant de concert, permettent à la République de s’organiser de manière exceptionnelle au sens littéral du terme. Voyons la typologie de ces trois branches et certaines des nombreuses missions qui leurs sont attachées.
Les consuls représentent l’aspect monarchique du régime
Ils sont, de fait, les plus hauts dans la hiérarchie des magistrats.
Ils ont de nombreux pouvoirs dont celui de pouvoir convoquer les assemblées et d’organiser les sénats consultes.
Ils sont aussi en charge de la levée des troupes et donc en position stratégique pour l’organisation du pouvoir militaire.
Le sénat, quant à lui, correspond à la facette aristocratique du système puisque ses membres proviennent des familles les plus honorables de la République.
Ils sont les « maitres des deniers publics » et sont donc les titulaires du pouvoir économique.
Ce sont eux qui autorisent les censeurs et les consuls à acquérir les fonds nécessaires pour leurs projets relatifs aux travaux publics ou aux campagnes militaires.
Ils ont également un pouvoir juridico-politique et sont décisifs dans le processus décisionnel pour la formation des alliances, l’envoi d’ambassadeurs et les déclarations de guerre.
Le peuple enfin qui se trouve être la partie démocratique de la Constitution mixte. Polybe insiste sur l’influence « très considérable » qu’il conserve vis-à-vis des deux autres institutions.
C’est lui qui « donne les dignités à ceux qui les méritent ».
« On le consulte » pour les sujets portant sur la paix comme sur la guerre.
Il est le seul à avoir la possibilité condamner à mort et possède un droit de regard sur toutes les lois.
Des relations équilibrées
Dans un second temps, après avoir mis en exergue les responsabilités de tous les organes qui composent la Constitution mixte, Polybe cherche à souligner la juste séparation des pouvoirs dont provient la stabilité du régime.
Il démontre ainsi que le consul n’est rien sans la coopération du sénat et du peuple. C’est d’eux qu’il tire sa raison d’être et la légitimité de ses actions. Par exemple, si les consuls décident de partir en guerre, c’est pour les intérêts du peuple de Rome auquel ils devront rendre des comptes. En outre, si leur entreprise est contraire à la volonté des deux autres pôles, le sénat qui a la main sur les ressources pécuniaires peut décider de mettre fin au soutien financier. Sans cela aucun projet ne peut voir le jour. De plus, le pouvoir des consuls est soumis à diverses contraintes qui l’empêchent de passer du monarchisme au despotisme. On peut rappeler que cette fonction est attribuée de manière collective, via l’élection par les comices centuriates, à deux individus avec un mandat fixe qui permet le renouvellement constant des personnes disposant de ces grands pouvoirs.
De même pour le sénat qui est limité et soutenu par les deux autres parties. Tout d’abord sa gestion des affaires publiques ne peut se faire qu’en trouvant le consensus avec le peuple car comme le mentionne Polybe si « un seul tribun s’oppose aux résolutions du sénat, celui-ci ne peut passer outre. ». Dès lors, dans les affaires publiques comme judiciaires, l’aval du peuple est nécessaire. Ainsi son pouvoir est « borné » et sous contrôle.
Le peuple lui aussi est en interaction avec les deux autres pôles qui l’encadrent. S’il participe à tous types de travaux, notamment de construction, et à la vie de la République, c’est toujours sous la direction du sénat qui organise efficacement la répartition des tâches. Le peuple tempère également ses potentiels excès par crainte d’avoir un jour à faire face au sénat ou aux consuls dans un cadre judiciaire. Le peuple a ainsi tendance à exécuter les actes que l’on attend de lui pour être apprécié des deux autres organes qui forment la Constitution Mixte. Parmi les propos de Polybe au sujet de la place du peuple, cette citation permet d’avoir un aperçu limpide de cette nécessité de rester dans le cadre définit:
« On obéit avec la même soumission aux ordres des consuls, parce que tous en général et chacun en particulier doivent en campagne tomber sous leur puissance. »
Tous ces aspects permettent à Polybe de conclure élogieusement cette partie dédiée à l’analyse du système politique romain. Le but des Histoires est clairement visible dans ce passage puisque, conformément à son projet, Polybe parvient dans ce chapitre à exposer une des forces qui explique la supériorité de Rome. Deux citations peuvent appuyer ce constat, en particulier celles-ci:
« C’est pour cela que la république est invincible, et qu’elle vient à bout de tout ce qu’elle entreprend. »
« Ainsi tout dans cette république se conserve toujours dans le même Etat. »
On comprend avec le livre VI de Polybe que Rome a trouvé une parade à la succession quasiment fataliste des formes de gouvernement en construisant son propre système laissant une place équitable aux trois formes distinctes de gouvernements non perverties. Pour reprendre les mots employés par l’historien Jacob Christian dans La Revue des Etudes Grecques « cet équilibre contribue à l’arrêt du mouvement cyclique ».
La supériorité multifactorielle de Rome
Il faut cependant préciser que le livre VI évoque d’autres raisons de la puissance de Rome dans les extraits qui suivent la partie descriptive de la Constitution mixte. On peut notamment y lire l’analyse technique et largement détaillée que fait Polybe de l’organisation de la milice romaine et de son fonctionnement rigoureux.
L’objectif est à nouveau de démontrer la grandeur de Rome et son organisation efficace comme le relève cette citation:
« De cette manière, en un moment et par un seul mouvement, toute l’armée est rangée en bataille »
Polybe propose également, au sein du livre VI, une analyse comparative avec des républiques autres, notamment celles de Carthage, de Crête ou encore d’Athènes. Le constat est simple, Rome les surpasse toutes. Il passe ainsi rapidement sur ces systèmes qui ont fait « si peu de progrès » et qui « ne méritent pas qu’on s’y arrêtent beaucoup ». Il égraine ainsi les critiques, met en avant les faiblesses et les excès de chacune.
A terme, Polybe finit toujours par complimenter la République romaine. Les citations ne manquent pas, mais celle-ci, qui la place sur un piédestal par rapport à sa concurrente Carthage, est surement la plus parlante:
« Les moyens dont les Romains se servent pour augmenter leurs biens, sont encore beaucoup plus légitimes que chez les Carthaginois »
C’est sur ces comparaisons à l’avantage de Rome que s’achève le livre VI, qui permet de bien rendre compte des objectifs que Polybe a en tête en rédigeant ces Histoires.
Emilien Pigeard
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