Ne pense pas par toi-même !


 

Modern Masks

Félicien Rops, Belgique, 1889.

Ligne de crédit: The Charles Deering Collection


« Pense par toi-même », une mauvaise idée? 

On a tous entendu un jour qu’il était mieux de « penser par soi-même » en opposition à une pensée sous influence, suivant les dogmes et de ce fait limitée par les contraintes. Or si nous avions appliqué ce précepte à la lettre depuis notre enfance, que resterait-il qui nous appartienne pleinement? Je pense qu’il est raisonnable de dire que sans support, il serait difficile d’aller bien loin dans nos réflexions. Il faudrait repartir de zéro, chaque génération devant redécouvrir les avancées des précédentes, chaque être humain devant réapprendre les fondamentaux qu’il devra établir faute de transmissions de la part ses pairs. L’Humanité à l’aune du « penser par soi-même » deviendrait un palimpseste infini. 

On constate donc que l’adage « penser par soi-même » laisse entendre une vérité, celle de s’émanciper de potentiels carcans qui pourraient abolir l’esprit critique. Cependant l’expression au sens stricte mène à une impasse, j’entends par là que pour le commun des mortels il serait dommageable de se priver des écrits et savoirs des Hommes du passé car il est fort probable que nous n’atteindrons jamais par nous-mêmes leur niveau de connaissance, de sagesse ou encore de technique. 

Notre raisonnement nous mène ainsi à cette aporie : d’un côté ne pas se nourrir des grands textes de ce monde nous mène irrémédiablement vers l’obscurantisme, et d’un autre côté, s’y frotter trop souvent peut empiéter sur notre libre arbitre. 

Cette problématique, Montaigne la traite indirectement dans le premier tome de ses Essais au chapitre nommé « du pédantisme ». Jetons-y un oeil. 

Montaigne, la haine de la référence pour la référence.

« Je hais par surtout un savoir pédantesque »

Dans ce texte, Montaigne cible les professeurs de scolastique médiévale et les étudiants en fin d’étude qui sont l’exemple même de ces personnes qui ne pensent plus par elles-mêmes, complètement aliénées par les paroles de savants et de saints. Si la cible est précise, nul doute que l’on peut toujours transposer la critique aux cuistres de notre époque. Pour Montaigne, ceux qui auraient dû acquérir une âme grandie lors de leurs études ne l’ont rendue que « bouffie ». Ils ont appris sans jamais digérer, ils ont accumulé les savoirs jusqu’à l’outrance à tel point qu’ils y ont perdu leur singularité, ce qui faisait d’eux des êtres uniques. 

« A recevoir tant de cervelles étrangères, et si fortes, et si grandes, il est nécessaire que la sienne se foule, se contraigne et rapetisse, pour faire place aux autres »

Il faut donc prendre le temps de connaitre un auteur et sa pensée, de peser le pour et le contre, de confronter ses concepts à ceux d’un autre. S’éduquer sans se poser de question, imaginer que la citation fait office de preuve, voilà le mal. Montaigne le premier se soumet à une autocritique, lui qui cite à de nombreuses reprises des auteurs antiques, notamment Plutarque:

« La sottise se loge sur mon exemple »

« Je m’en vais écorniflant par-ci par-là des livres les sentences »

Ce que Montaigne fustige principalement, ce sont les « perroquets », ceux qui ont pour toute situation une maxime apprise par coeur qu’ils reprennent telle quelle. Il n’y a pas eu d’analyse, d’appropriation, de remise en cause de la citation et de ses nuances. Or le bon mot ne doit jamais aller sans une interprétation propre, c’est ce qui distingue le pédant du sage, l’arrogant de l’intelligent

Se contenter de réciter, c’est simplement la preuve qu’on ne pense pas à partir des textes ou avec des textes mais qu’on pense comme le texte; on pense à cause du texte. Apprendre des citations peut avoir un intérêt, mais le pire arrive si l’on se contente de cette étape. Une fois une pensée appréhendée il faut l’éprouver, la confronter au réel. 

Une part de nous doit toujours se tenir prête à douter systématiquement. La pensée d’autrui est un sujet d’étude, ce n’est pas du « prêt à penser ». La philosophie ne saurait devenir une accumulation de citations. Toute la raison d’être de la philosophie réside dans cette dialectique perpétuelle entre les esprits où l’on se contredit, s’approuve, se questionne. 

Il ne s’agit pas de penser pour soi-même ex nihilo puisqu’il est primordial d’échanger avec autrui, avec les textes pour trouver matière à penser. Cependant, si la connaissance ou les idées peuvent venir de l’extérieur, l’utilisation qu’on en fait au sein de notre vie quotidienne et la transposition du savoir en sagesse viennent de notre propre chef. 

On voit donc où Montaigne veut en venir: connaitre des vers homériques c’est bien, connaitre sur le bout des doigts les concepts platoniciens c’est bien, mais encore faut-il les mettre à l’épreuve, les comprendre et les interpréter. Pas question de « recracher » comme dirait un professeur à son élève, il faut assimiler la connaissance à son esprit, la digérer, en garder uniquement ce qui est susceptible de nous servir. 

Montaigne méprise en effet ces « Lettreférits » (frappés par les lettres), « ces savanteaux » pleins de théorie mais qui n’ont jamais rien vécu ni pratiqué. Ils ne possèdent qu’un trop plein de connaissance mais aucune sagesse modelée par la vie. Leur mémoire est pleine mais leur bon sens demeure totalement enseveli sous les commentaires et les leçons.

L’éloge d’une pratique équilibrée

Par ce passage du côté de Montaigne, j’ai voulu vous exposer le problème complexe qui fonde notre éducation personnelle. Penser par soi-même ? Avec quelles limites? Dans quelle mesure? 

Il semblerait que comme dans beaucoup d’aspects de la vie, la réponse soit la juste mesure. Peu d’étude nous prive de pistes de réflexions, de clés pour interpréter le réel. Trop d’étude en revanche peut nous rendre dépendant d’un autre pour penser, oubliant nos facultés individuelles. Le mieux reste donc dans l’acquisition de connaissances progressives, sous la vigilance d’un esprit critique qui doit se muscler. En outre, il s’agit de ne jamais se laisser enfermer dans l’étude, de ne jamais oublier la vie qui nous entoure lorsque nos yeux quittent le livre. C’est l’alliance de nos savoirs théoriques mis face au tribunal de la réalité et de la vie que nous pouvons suivre la voie du sage, en évitant les deux extrêmes, l’inculte et le pédant. 

Pour conclure cet article, je vous laisse sur ce bon mot de Montaigne (moi aussi, peut-être, devrais-je songer à l’autocritique)

« Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui, et puis c’est tout. Il les faut faire nôtres. Nous semblons proprement celui, qui ayant besoin de feu, en irait quérir chez son voisin, et y en ayant trouvé un beau et grand, s’arrêterait là à se chauffer, sans plus se souvenir d’en rapporter chez soi. »

Emilien Pigeard

 


Bibliographie :

Montaigne, Essais I, Liv.1 Chap.XXV, “Du pédantisme” - Folio Classique


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Mercredi 24 novembre 2021