L’union, cette obsession
L’esprit, originellement, spontanément, a la capacité d’organiser des images, des signes ou des idées. Il met de l’unité, ou plutôt crée de l’unité avec la pluralité existante. Spontanément, il crée une unité sensationnelle alors même que cette sensation est constituée d’une infinité de sensations élémentaires. Par exemple, pour percevoir l’étendu, il faut parcourir ses points de façon successive avec une intuition simultanée. C’est l’esprit qui, par la suite, crée un tout avec la multitude d’éléments. Avec la pluralité des impressions, il crée l’unité de la sensation ; avec la pluralité des sensations, il crée l’unité de l’objet ; et avec la pluralité des objets, il crée le spectacle de l’univers visible. Dans ce travail d’unification des pluralités du monde, la conscience réfléchie n’intervient nullement : ni la conscience ni la volonté n’interviennent. Finalement, l’organisme organise les impressions et la pensée les ordonne.
Certains, les esprits géniaux, essayent de comprendre cette harmonie visible en formulant des lois générales qui expliquent les diverses singularités. Ceux-là cultivent ainsi leur propre esprit et renouvellent leur être.
Cet élan premier, où ne sont aucunement employées les démarches de la pensée réfléchie, se transforme ensuite en une recherche perpétuelle, en une obsession, celle de l’unité, de l’union. L’une des tendances la plus fondamentale chez l’être humain, c’est son effort pour trouver l’unité. Il cherche cette unité dans la politique, en amour, dans l’écriture d’un texte, dans l’élaboration d’une théorie physique, dans le développement d’une doctrine philosophique, dans la religion, dans la recherche d’une identité propre ou encore dans la pratique sexuelle. Être acteur de la création d’une unité nous console et nous réconcilie avec un monde où ne se trouvent à première vue que des monades qui ne peuvent pas communiquer. L’esprit humain, dès qu’il naît, est attiré de façon obsessionnelle vers la constitution d’unité.
Regardez le politique ! Il est à la recherche de l’unité de son pays, à la recherche de l’harmonie de la société, donc de l’union de la multitude, cette multitude possédant des volontés individuelles singulières. Il fait cela afin d’éviter les guerres civiles, les conflits communautaires ou encore les révoltes destructrices.
Regardez le physicien ! Il est à la recherche de rapports entre les phénomènes, de rapports qui les unissent afin de représenter un événement. Regardez le cosmologiste actuel ! Il est à la recherche d’une théorie du Tout, qui réunirait la mécanique quantique et la relativité générale, ne sachant pas si cette théorie est possible.
Regardez les religions ! Religion ; religare : relier. Regardez le christianisme ! Jésus est celui incarne l’unité du genre humain, celui qui, pour la première fois, a affirmé que tous les êtres humains sont frères. Regardez le mystique ! Il souhaite se confondre avec l’Un, en constante recherche de l’unité avec l’absolu. Regardez Dieu ! Dieu, c’est l’Un ; le Diable, c’est le deux, le multiple. Le Diable est celui qui divise, qui fragmente, qui sépare… Qui souhaite le Diable à part les fous, à part les individus fous de vivre ? Car qui dit multiple dit conflit, tension, engueulade, meurtre.
Regardez les philosophes ! Certains ont voulu bâtir un système total, une unité au sein même de la raison. Regardez les écrivains en général ! Eux qui veulent produire, sur un fond totalisant, un texte qui tiendrait de lui-même parce qu’il est unique, parce qu’il est la manifestation ultime d’une volonté cherchant l’unité parfaite des mots.
Regardez les gens ! Eux qui cherchent une identité à leur être, qui veulent que leurs pensées et leurs actes coïncident sans une goutte de contradiction. Regardez ces consciences ! Elles qui veulent l’unité de leur raison, de leur ardeur et de leurs désirs.
Regardez les amoureux ! Eux qui cherchent, dans la relation avec une autre personne, leur union avec celle-ci. Regardez les familles ! Cette enveloppe entière, une, qui englobe de nombreux individus dans une seule et même structure.
Regardez le sexe ! Cet acte qui unifie deux individualités ; cet acte qui réunit deux individualités afin que celles-ci soient continues le temps d’un instant. Regardez deux corps brûlants ! Eux qui ne veulent plus que s’unir à l’autre, qui ne désirent qu’entrer dans les ténèbres et les lumières de la continuité sexuelle.
Regardez les soirées alcoolisées ! Où les boissons rapprochent et unissent les esprits ; où les corps s’embrassent pour rejoindre l’Un, cet absolu ne connaissant ni les obstacles ni les distances.
Tous ceux qui s’opposent à l’unité, quel que soit son objet, sont ceux qui n’ont pas ou plus la capacité de la créer. Cette incapacité se métamorphose ensuite en un refus global, en une attitude d’antitout, menant à une annihilation aussi bien extérieure qu’intérieure. Car la recherche de l’unité est une recherche vivante, c’est une tendance purement vitale. L’unité, c’est l’ordre, l’harmonie, peut-être bien la beauté, donc la vie.
Peut-être pouvons-nous percevoir, au fond même de cette tendance fondamentale de l’être humain, une recherche vers l’avenir potentiellement unificateur qui se traduit cependant par la nostalgie d’une unité perdue. Cette unité perdue du nourrisson avec la mère ; cette unité perdue de la cellule originelle qui contenait tout, absolument tout l’être présent.
Jean
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