Du mysticisme


Photographie réalisée par Jean

Photographie réalisée par Jean


Le courant mystique prend essentiellement appui sur des textes antiques, notamment de Platon et de Plotin. En effet dans le Parménide, Platon émet l’hypothèse d’un principe d’unité originaire, nommé l’Un, qui serait au fondement de toute réalité. Sans rentrer dans le détail, ce texte reste assez obscur, ou du moins a produit de multiples débats complexes qui rendent parfois flous les véritables intentions de l’auteur (bien qu’avec Platon l’intention soit toujours plus ou moins cachée…). Toujours est-il que Plotin, néoplatonicien du IIIème siècle après Jésus-Christ, réactualise les thèses platoniciennes et principalement celle de l’Un formulée dans le Parménide.

L’Un serait donc le principe unificateur de la multiplicité des phénomènes du monde, autrement dit l’Un, principe simple, est au-delà du multiple. Plotin propose une doctrine platonicienne que les dialogues de Platon contiennent de façon implicite. Il suit par conséquent le Parménide où les conséquences de l’Un sont évoquées. Si nous voulons conserver l’unité de l’Un, nous ne pouvons rien lui attribuer sinon nous le trahissons. Dès que nous parlons de l’Un nous lui attribuons quelque chose, donc nous le multiplions. Dès lors nous ne pouvons même pas dire que l’Un est car, en parler, c’est toujours déjà lui ajouter quelque chose. En somme, l’Un est l’ineffable simplicité, dont nous ne pouvons rien dire, ce à quoi nous ne pouvons rien attribuer sans le dénaturer.

Plotin conjugue donc principe premier et procession de toute chose à partir de lui, autrement dit il existe un processus d’unification qui commande l’existence de chaque réalité. De plus, nous-mêmes, en atteignant l’unité, nous pouvons trouver le bonheur et l’excellence. L’éthique de l’existence, dans la logique plotinienne qui deviendra en quelque sorte celle des mystiques, est de se libérer de la matière afin de s’assimiler à l’Un. Cette conversion est possible dans le sens où l’être humain a une âme qui provient de l’Intellect. Le chemin de l’existence humaine prend alors l’aspect d’un retour dans la mesure où l’âme humaine retourne vers l’Un, d’où elle provient. J’ai essayé, ici, de vous résumer grossièrement le néoplatonisme de Plotin (si vous avez des questions sur la philosophie de Plotin – mais j’en doute ! – n’hésitez pas à nous envoyer un message, je serais ravi – consterné plutôt ! – de vous répondre). Ce dernier inaugure donc un certain mysticisme ; en effet il défend l’idée que l’âme peut faire l’expérience de la cause universelle, c’est-à-dire l’Un. L’âme, en se dépouillant de son enveloppe corporelle et désirant le Beau et le Bien, pénètre dans un lieu saint. La prière est ainsi une tension de l’âme qui cherche à s’unir intuitivement au divin en s’y confondant. L’extase s’accompagne alors de plaisir.

Par conséquent, ce qui hante une part des philosophe grecs, c’est le pressentiment que nous sommes dans le multiple mais que le fond de la réalité est l’Un (l’Absolu, Dieu). Mais l’être humain peut-il atteindre cette unité ? Voilà la recherche mystique, que nous pouvons aussi appeler la hantise de l’Un. Car nous vivons la dualité dans une angoisse insupportable, c’est pourquoi nous voulons être unifié intérieurement en alliant les contraires apparents. L’union recherchée peut alors être rapprochée de l’envie d’une relation sexuelle unificatrice bien que toujours décevante. En effet le mysticisme s’accompagne souvent d’une sensualité sous-jacente où le désir d’union corporelle se libère. Le lien entre sensualité et mystique se résume ainsi : lors d’une activité sexuelle ou d’une expérience mystique, l’individu a le désir de mourir à soi-même (de faire mourir notre discontinuité fondamentale afin d’atteindre la continuité et la profondeur de l’être par l’activité sexuelle ; et de rechercher la « vie divine » dans un mouvement extatique pour l’expérience des mystiques). « Dans chaque cas, il est en effet difficile de dire si l’objet du désir est l’incandescence de la vie ou de la mort. L’incandescence de la vie a le sens de la mort, la mort celui d’une incandescence de la vie. [1]» De plus, la sexualité et le mysticisme obéissent à des principes semblables liés à la transgression. Néanmoins l’expérience des mystiques ne se rabaissent pas à la chair tout comme l’activité sexuelle ne s’élève pas toujours spirituellement à des expériences divines.

 

Le discours mystique prend naissance dans un deuil, une séparation de l’être avec l’unité première. Le mystique est nostalgique car il ressent la perte monumentale d’un lieu parfait et unique. Dès lors la perte de l’Un fait place à un manque et à une poursuite d’un lieu toujours inaccessible. Ce discours s’accompagne d’une érotisation du corps divin ; dans cette mesure l’unique n’est plus véritablement Dieu mais l’Autre, généralement féminisé car venant d’une littérature masculine. Cependant cet autre corps échappe autant que le Dieu qui s’efface. Finalement, le mystique est celui qui part à la conquête de l’unique alors même qu’il se dissipe toujours. Cela mène le mystique à faire de sa vie une errance intérieure et extérieure dans le sens où il cherche perpétuellement un lieu qui en serait véritablement un. Car dire l’Autre, c’est toujours dire l’absence. Et même ! pour aller plus loin dans la réflexion, chaque dire témoigne d’une certaine absence. En définitive, nous ne parlons que pour combler un manque.

Le mystique n’est par conséquent jamais au repos car il bouge sans cesse à l’intérieur de lui aussi bien qu’à l’extérieur. Autrement dit, un mystique qui ne se fait plus violence n’en est plus un. Être mystique, c’est avoir la volonté de se combattre soi-même afin de trouver en soi et hors de soi un habitat unique qui se dérobera indéfiniment. Cette attitude peut néanmoins mener à une angoisse terrible et permanente où l’individu est déterminé à vivre de la mort.

Toujours est-il que le mystique recherche davantage un modus loquendi, c’est-à-dire une manière de parler idéalement nouvelle plutôt qu’un dire. Il cherche alors à se détacher de la langue dite naturelle et se lance dans la pratique d’une langue « barbare » dans la mesure où elle est produite et où elle s’émancipe du parler habituel. La langue des mystiques est par conséquent artificielle car elle revendique un autre statut – elle est une fabrication et non une chose reçue – et un autre fonctionnement – elle obéit à des opérations de l’esprit – que la langue maternelle. Comme l’écrit Baruzi dans ses Recherches philosophiques, « le langage mystique émane moins de vocables nouveaux que de transmutations opérées à l’intérieur de vocables empruntés au langage normal [2]». A proprement parler, la langue mystique n’est pas artificielle mais elle travaille sur la langue déjà existante. C’est donc un travail qui s’applique davantage sur les langues « vulgaires » que sur les langues techniques.

Car celui qui ne condamne pas sa langue maternelle est condamné à ne pas avoir d’autres manières de dire. En cela, les mystiques remettent en cause l’utilisation d’une langue stable et revendique la rationalité d’une langue « vulgaire ». Ce qui importe n’est pas la structure mais le procédé qui construit les phrases mystiques. Ce procédé se caractérise par le déplacement du sujet dans l’espace et par une manipulation technique des mots afin de leur faire dire ce qu’ils ne disent pas d’habitude. Dans cette mesure, le mystique pratique le détachement jusque dans la langue.

Cela signifie que le langage mystique ne se constitue pas comme un discours cohérent, c’est-à-dire comme système scientifique, mais plutôt comme une pratique usant de termes instables et variables. En effet le langage mystique se caractérise en partie par l’oxymoron comme par exemple « cruel repos » ou encore « musique silencieuse ». Ce langage fonctionne à partir de tropes (venant du grec tropos dont la racine est trepo qui signifie « je tourne »), c’est-à-dire par des mots et des expressions qui sont détournés de leur sens d’origine. Quand nous prenons un mot au sens figuré, nous le tournons en quelque sorte, et nous atteignons une signification qu’il n’avait pas au départ. Comme l’écrit Michel de Certeau dans La Fable mystique : « Tour, détour, tournure, conversion, le trope s’oppose au propre [3]». L’oxymoron détraque le code même du langage dans le sens où il enlève la signification des mots en les associant. Cependant les deux termes utilisés ne sont pas contraires, en effet la cruauté n’est pas comparable à la paix tout comme la musique n’est pas fondamentalement le contraire du silence. L’oxymoron est donc un déictique, c’est-à-dire qu’il montre ce qu’il ne dit pas. « La combinaison des deux termes se substitue à l’existence d’un troisième et le pose comme absent. Elle crée un trou dans le langage. Elle y taille la place d’un indicible. C’est un langage qui vise un non-langage [4]» car ce procédé révèle l’absence de correspondance entre les choses et les mots.

Le langage des mystiques réside donc dans le fait de dire sans rien dire, en effet les mystiques affirment une chose et son contraire. En ce sens, le langage mystique est fondamentalement un langage poétique. La matrice même du discours mystique est un poème d’amour, en l’occurrence Le Cantique des Cantiques. Ce chant biblique, exaltant l’amour d’une femme et d’un homme, est rempli de sensualité et exprime un rapport physique avec l’Autre : « Qu’il m’embrasse à pleine bouche ! Car tes caresses sont meilleures que du vin, meilleures que la senteur de tes parfums. » La langue mystique adopte par conséquent un registre poétique. Tout comme les poètes, les mystiques s’expriment avec des images, des métaphores et des oxymores. La poésie ne prétend pas dire la réalité, en effet ce langage est modeste et ne fait que suggérer. Par exemple Maître Eckhart (1260-1328), mystique rhénan, parle en tant que poète lorsqu’il parle de « citadelle de l’âme ». Il parle ici avec une image et il suggère que Dieu est à la fois plus intérieur à moi-même que moi-même et à la fois au-dessus de ce que j’ai de plus haut. Dieu est à la fois tout et rien. Il écrit dans ses Sermons : « Un maître dit : celui qui parle de Dieu par quelque comparaison parle improprement de lui, mais celui qui s’exprime sur Dieu au moyen du néant parle convenablement de lui. Quand l’âme parvient dans l’Un et y pénètre en un total rejet d’elle-même, elle trouve Dieu comme dans un néant. [5]» Dieu est ici assimilé au néant mais il ne prétend pas qu’Il est le néant : Dieu est l’Être dont on ne peut rien dire, Il est innommable. Denys l’Aréopagite – dont s’est inspiré Maître Eckhart – suggère dans son Traité de la théologie mystique qu’il faut dépasser toutes les images ainsi que toutes les représentations que nous pouvons avoir au sujet de l’Être absolu. En définitive, la théologie négative, mystique, montre que Dieu est ineffable en suggérant plus qu’elle ne dit comme en témoigne le parler négatif.

 

Les mystiques recherchent donc une unité et à réaliser des expériences authentiques. Le mysticisme est aussi et surtout une méditation sur le langage lui-même, sur ses limites et sur ses richesses. Car bien que Dieu soit l’ineffable par excellence, l’expérience de Dieu ne peut cependant pas se réduire au silence. Les mystiques nous apprennent que le langage est organisé autour d’une absence, d’un Absent qui manque en chacun de nous. En définitive, c’est toujours l’absence qui fait parler ; toute la structure du langage repose sur l’absence.

Cette union tant recherchée, en fabulant peut-être psychanalytiquement, rejoint la nostalgie de l’union du bébé avec la mère lorsque celui-ci est encore dans son ventre. Finalement le mystique est un être qui tend vers la paix de l’union perdue avec la mère, qui tend vers un lieu réconfortant où sa substance s’allie éperdument avec une autre. Toute la recherche de l’Un s’ancre sans doute dans la quête de « l’avant naissance », dans la vie qui n’est pas véritablement encore ; cette recherche est donc fondamentalement un retour, non d’un lieu saint et intelligible comme le prétend Plotin, mais d’un lieu que nous avons tous une fois habité corporellement. Tous ceux qui tendent vers l’Un, vers une union des contraires et des contradictions insupportables de l’existence en général, tendent finalement à revenir à leur état originaire, c’est-à-dire à un état de non-conscience où leur corps est enfoui dans un autre et où est présente la félicité de « l’avant vie ».


[1] Georges Bataille, L’Erotisme, « Mystique et sensualité », Editions de Minuit, 1957

[2] In Michel de Certeau, La Fable mystique I, Gallimard, 1982

[3] Michel de Certeau, La Fable mystique I, Gallimard, 1982

[4] Ibid.

[5] Maître Eckhart, Œuvres, Tel Gallimard, 1988

Jean


Écrivez-nous

Vous aimerez aussi :

Penser Dieu dans un monde où «Dieu est mort»

Dimanche 5 septembre 2021