L’œuvre de Sade est-elle représentative du sadisme ?


Crédit : Wikipédia

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Le terme « sadisme » est utilisé de nos jours dans le domaine psychiatrique comme étant une perversion sexuelle dans laquelle la satisfaction dépend de la souffrance physique ou morale infligée à autrui. Plus communément, est sadique un individu ayant un goût à faire ou à voir souffrir autrui. L’expression a été créée en 1886 par le psychiatre Robert von Krafft-Ebing en s’appuyant sur le nom de l’écrivain le marquis de Sade (1740-1814). Mais n’avons-nous pas déformé, simplifié, réduit la pensée sadienne en le réduisant à ce terme ? Peut-on dire que l’œuvre de Sade est sadique ? Peut-on dire que Sade élabore dans ses livres ce que nous appelons aujourd’hui le sadisme ?

Tout d’abord la satisfaction sexuelle des personnages dans l’œuvre de Sade contrarie les désirs d’autrui, le partenaire sexuel n’étant pas un partenaire mais une victime. L’érotisme est pour Sade le déchaînement de la violence et de la mort, la négation du partenaire. L’union sexuelle est alors fondamentalement problématique et compromise car il y a d’un côté un bourreau et de l’autre la victime, partenaire nié. Par conséquent « Sade propose l’unicisme de ses héros [1]». La morale de Sade est constituée lorsque celui-ci se trouve en prison, autrement dit lorsqu’il se retrouve seul avec lui-même. Dans la solitude absolue il est persuadé que « la nature nous fait naître seuls [2]» et assure le fait qu’un être humain ne peut pas communiquer avec un autre, c’est pourquoi il crée un système reposant sur le plaisir individuel au détriment de la douleur d’autrui. Cependant la pensée sadienne atteint un sommet, celui des moments d’excès sur lequel la vie humaine repose. Nier l’excès, la pléthore, l’exubérance, c’est nier ce que nous sommes. Considérer autrui dans l’acte sexuel c’est détruire le mouvement de l’excès qui nous transporte, c’est annihiler le plaisir débordant de notre être au moment du paroxysme. L’homme souverain de Sade est celui qui finalement ne respecte pas l’autre être en face de lui pendant l’acte sexuel. Il n’y a que l’irrespect d’autrui qui nous fasse accéder à la vérité sexuelle par excellence.

La cruauté qui émane des pages de Sade fait partie, pour l’écrivain, du système même de l’univers : « La cruauté est dans la nature ; nous naissons tous avec une dose de cruauté que la seule éducation modifie [3]». Les goûts cruels font partie des trois passions d’un libertin, la sodomie et les fantaisies étant les deux autres. Cette cruauté ne laisse aucune place à l’empathie : l’être cruel est celui qui ne prend pas en compte la souffrance qu’il fait endurer à autrui.

Cependant, les récits horribles, de débauche totale de Sade sont toujours interrompus par de longues dissertations qui mettent en scène un personnage vicieux ayant raison. L’interdit, le vice, la violence sont rationnalisés par le bourreau. Ce dernier est violent mais discoure sur la violence elle-même et donc la contrebalance par la même occasion par le calme de la réflexion. D’un côté la violence cherche la conscience dans la recherche d’une jouissance réfléchie et volontaire, et d’un autre côté la conscience cherche la violence pour échapper à la raison. « Cet aspect est frappant : à l’extrême opposé du langage hypocrite du bourreau, le langage de Sade est celui de la victime [4]». La violence se manifeste dans sa pureté dans le silence et non dans le langage, qui calme le déferlement des pulsions et des passions. La violence des récits sadiens ne sont pas purement violents dans le sens où cette violence est rationnalisée, est une volonté réfléchie. La pensée de Sade n’est pas folle, elle est excessive, là est la différence essentielle : « c’est l’excessif sommet de ce que nous sommes [5]». Trembler d’effroi devant la lecture de Sade et s’en détourner, c’est trembler d’effroi devant nous-mêmes. Les personnages « introduisent dans la réflexion sur la violence la lenteur et l’esprit d’observation, qui sont le propre de la conscience [6]». La véritable jouissance selon Sade ce n’est pas la violence qui se déchaîne sans pitié mais la violence qui s’allie au mouvement de la conscience, qui lui apporte du calme. Sade rationnalise le délire, il conscientise la violence.

L’œuvre de Sade est-elle sadique si nous prenons en considération la signification que nous donnons à ce terme actuellement ? En effet, le sadique est, dans la conscience collective, un être dénué de réflexions qui domine l’autre sans une once de pitié, de cruauté. Or chez Sade la violence du bourreau s’allie à la pensée, à un système de pensée. Dans ses textes, l’excès du silence se mêle à la sérénité du discours. De plus le bourreau libertin sadien n’en est pas véritablement un dans la mesure où niant les autres il se nie aussi lui-même. Ne vivant que pour son plaisir individuel, il détruit en lui toute capacité de plaisir. C’est finalement un insensible qui jouit de son insensibilité. Le bourreau se nie lui-même dans sa cruauté et devient la victime de sa propre souveraineté.

La pensée sadienne est par conséquent beaucoup plus complexe que la signification que nous donnons actuellement. Elle ne se réduit pas au simple plaisir de faire souffrir l’autre ou de le voir souffrir. Par conséquent, il faut séparer le terme courant de sadisme et la pensée sadienne, excessivement plus compliquée à comprendre, à saisir.


[1] Georges Bataille, L’Erotisme, Editions de Minuit, 1957

[2] Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Editions de Minuit, 1949

[3] Sade, La Philosophie dans le boudoir, Editions 10/18, 2014

[4] Georges Bataille, L’Erotisme, Editions de Minuit, 1957

[5] Ibid

[6] Ibid

Jean


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