L’incompétence des experts
Tous les jours, sur les plateaux télé, dans des conférences diverses et variées, les experts ont une place de choix pour donner leurs avis, développer leurs analyses, appréhender l’avenir. Peut-on s’y fier ? Dans quels domaines sont-ils plus susceptibles de viser juste ou a contrario de se tromper ?
Partons de cette citation de Daniel Kahneman:
"Les gagnants des matchs de football, et les prix futurs du vin de Bordeaux. Chacun de ces domaines comporte un degré important d'incertitude et d'imprévisibilité. Nous les décrivons comme des "environnements à faible validité". Dans chaque cas, la précision des experts a été égalée ou dépassée par un algorithme simple."
La thèse de Kahneman part donc de ce postulat; les avis des experts ne doivent pas être pris pour argent comptant dans des domaines qui comptent beaucoup d’inconnues, de hasard ou de chance. Or c’est le cas des matchs de sport, de la bourse et des prix du vin pour ne citer que des exemples que chacun a déjà rencontrés.
Cette idée que les experts puissent se tromper est mise en évidence par cette histoire racontée par Kahneman d’une formule élaborée par des économistes pour déterminer le prix du vin et son évolution dans le temps.
Cette formule s’est révélée être très précise, elle a bien prévu les variations de prix sur des années pour de nombreux vins. Les prévisions des experts quant à elles ont été aussi précises que si quelqu’un avait fait des choix au hasard. Pourtant cette formule aux résultats impressionnants ne faisait pas appel à des connaissances susceptibles d’être connues uniquement par des oenologues. Ils ont simplement pris des critères basiques, auxquels n’importe qui peut penser lorsqu’il s’agit d’agriculture: la pluie, les jours d’ensoleillement, l’apport en eau…
Et pourtant, malgré la justesse de ses précisions, la formule a été largement critiquée par le monde de l’œnologie. La simple formule, plus précise que leurs prévisions qu’ils fondent sur des années d’expériences, a sûrement dû toucher leur égo.
Comment expliquer que les experts soient dépassés par une simple formule mathématique ?
On peut avancer plusieurs hypothèses pour expliquer les erreurs et leur incapacité à prévoir l’avenir contrairement à ce qu’ils prétendent:
- Ils essaient d’être disruptifs, de faire des associations complexes de facteurs. Étant donné qu’ils se confrontent chaque jour à de nombreuses données de leur domaine de prédilection, qu’ils analysent et comparent énormément d’informations que le commun des mortels n’imagine même pas, ils sont tentés de mettre en valeur cet amas de connaissances en voulant sortir des sentiers battus dans leurs analyses.
- Ils pensent avoir des informations que la formule, froide et informatique, n’a pas, ils se pensent meilleurs. C’est d’ailleurs ce que reprochaient les œnologues à la formule évoquée plus haut. Il faut un palais pour goûter, une machine n’aura jamais cela; disaient certains.
- Or, comme on l’a vu également avec la formule, ce qui fonctionne pour prévoir au mieux ce qui est instable et incertain, ce sont les combinaisons de facteurs simples.
Cependant les experts existent toujours et on fait toujours appel à eux. Les œnologues n’ont pas cessé de faire des prévisions et de les juger supérieures à celles de la formule, de même dans le monde du sport où les parieurs misent toujours à chaque match, de même dans le milieu de la bourse où chaque jour des gens qui achètent des formations supposées les aider à anticiper les hausses et les baisses du prix des actions. Comment expliquer que les experts soient toujours écoutés, qu’on fasse toujours appel à leurs services malgré leur manque d’efficacité qui peut être prouvé dans de nombreux domaines ?
L’aversion face aux algorithmes
Beaucoup d’experts ou de spécialistes dans leurs domaines ont réfuté toutes les analyses et recherches qui prouvent leur inconséquence vis-à-vis de simples formules. Mais ils auraient disparu sans le soutien d’une partie de l’opinion publique.
Une des idées que l’on peut avancer pour expliquer notre recours aux experts, malgré leur incompétence plus ou moins marquée notamment en géopolitique et en finance, est que nous préférons toujours mettre notre vie entre les mains d’un humain que d’un algorithme ou d’une machine. Vous avez plus de chance de mourir en conduisant votre voiture que si tout le réseau routier était géré par des intelligences artificielles et pourtant cette infime probabilité que vous puissiez mourir par la faute d’une erreur mécanique vous poussera à garder le contrôle humain sur votre véhicule.
On pourrait dire radicalement que nous détestons a priori les machines. On éprouve plus facilement de l’empathie pour des êtres humains.
Un des grands exemples historiques qui résume ce point est la confrontation aux échecs entre Kasparov et la machine Deep Blue:
" Lorsqu'un humain est en compétition avec une machine, Garry Kasparov affrontant l'ordinateur Deep Blue, notre sympathie va à nos semblables. L'aversion pour les algorithmes prenant des décisions qui affectent les humains est enracinée dans la forte préférence que de nombreuses personnes ont pour le naturel par rapport au synthétique ou à l'artificiel ".
Cependant, on peut imaginer que la haine contre les algorithmes va s’adoucir dans les décennies à venir. Les algorithmes et les formules sont chaque jour un peu plus présents dans nos vies: Spotify, YouTube et leurs recommandations sont appréciées d’utilisateurs, et ce ne sont ici que quelques exemples. Si ce mouvement s’intensifie, on pourrait imaginer que l’influence des experts sur des domaines où leurs prévisions se révèlent fausses décroisse. L’avenir le dira.
Emilien Pigeard
Bibliographie :
Système 1 / Système 2: Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman
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