L’Hypocrite face à l’Art


Vincent Van Gogh, Self-Portrait, Joseph Winterbotham Collection


Tolstoï, Qu’est-ce-que l’art ? :

Ce texte de Tolstoï est la première référence que nous vous proposons dans ce dossier, il nous fournit le témoignage et l’analyse d’un artiste, qui plus est un des plus reconnus du XXe siècle sur l’art et l’expérience de l’art.

La définition de l’art selon Tolstoï est relativement simple : L’art c’est un moyen de communication d’émotions entre les Hommes. Autrement dit toute expression (musicale, picturale, écrite, ...) qui permet au spectateur de ressentir une émotion vécue et transmise par l’artiste via l’oeuvre doit être considérée comme une oeuvre d’art.

« grâce à notre faculté de pouvoir transmettre nos sentiments à autrui par le moyen de l’art, tous les sentiments éprouvés autour de nous peuvent nous être accessibles, et aussi des sentiments éprouvés mille ans avant nous. »

On comprend donc que l’émotion a un rôle absolument majeur et central en art, cela rend l’hypocrisie d’autant plus nocive voire mortelle pour l’art puisqu’elle feint l’émotion.

En effet à partir du 18e et encore plus de nos jours, l’art a été absorbé par les élites qui se sont enfermées dans une spirale infernale : celle de favoriser un art de plus en plus obscur, de plus en plus incompréhensible, et, ce faisant de plus en plus pauvre. Le moteur de l’art cesse d’être la découverte des nuances des émotions que l’on peut tous ressentir et comprendre pour devenir un moyen d’affirmer sa supériorité, sa différence par rapport à d’autres.

Pour mieux appréhender l’instauration de cette hypocrisie dans l’art, il faut se focaliser sur le narratif historique que déploie Tolstoï, en effet la distinction majeure se fait entre le moyen âge et la période qui s’étend du 18e à nos jours, puisque cette tendance observée n’a fait que s’accentuer.

« Les artistes du moyen-âge, s’inspirant à la même source de sentiment que la masse du peuple, et exprimant ces sentiments par l’architecture, la peinture, la musique, la poésie ou le drame, étaient de véritables artistes ; et leurs œuvres,comme il convient aux œuvres d’art, transmettaient leurs sentiments à toute la communauté qui les entourait. »

Selon lui le constat est sans appel, depuis la fin de la prédominance de l’art religieux, l’hypocrisie a complètement gangrénée le milieu de l’art. Là où auparavant, classes supérieures et inférieures se retrouvaient dans une conception commune de l’expérience artistique, ces dernières se sont au fil des siècles séparées en deux conceptions distinctes et incompatibles.

« Les savants écrivent de longs ouvrages incompréhensibles où ils font de la beauté un des termes d’une trinité esthétique ! Ces mots, le Beau, le Vrai, le Bien, sont répétés, avec des majuscules, par les philosophes et les artistes, par les poètes et les critiques, qui tous s’imaginent, en les prononçant, dire quelque chose de solide et de défini, pouvant servir de base à leurs opinions ! La fausse importance attribuée à la forme la plus basse de l’art : celle qui a pour unique objet de nous procurer du plaisir. »

Ainsi, et c’est pour cela que Tolstoï fournit un socle solide à notre sujet, il maintient dans ce texte quelque peu polémique qu’une grande partie de ce que l’on nomme art depuis le milieu du 18e, n’est qu’une supercherie. Un art vidé de ce qui l’avait rendu si important et légitime auparavant.

Cette conception de l’art, définit par ceux que Bourdieu nommerait « les hiérarchies officielles et légitimes » à savoir les musées, les critiques d’art, les conservateurs, ... n’est que tromperie et perversion du but originel de l’art.

Tolstoï poursuit en présentant le rapport qu’à l’Homme des classes sociales inférieures face à ce nouvel « art » qui s’érige en tant que seul Art :

« Si même la possibilité est donnée aux classes travailleuses de voir, de lire, et d’entendre, dans leurs heures de liberté, tout ce qui forme la fleur de l’art contemporain (et cette possibilité leur est donnée, en une certaine mesure dans les villes, par le moyen des musées, des concerts populaires, et des bibliothèques), l’homme de ces classes, pour peu qu’il ne soit pas perverti et qu’il garde en lui l’esprit de sa condition, sera absolument incapable de tirer aucun profit de notre art, et n’y comprendra rien. »

Il y a donc un schisme terriblement brutal entre les classes supérieures et inférieures d’une même société. Elles ne se comprennent plus et se méprisent mutuellement. Cependant, comme le démontre l’auteur, la réelle conception de l’art est à chercher dans « le peuple » et non pas dans les hautes sphères de la société qui ne comprennent parfois même plus l’art qu’elles adulent.

« il y a même, pour l’initié, un certain charme dans le vague et le nuageux d’un tel mode d’expression. »

« l’affectation, la confusion, l’obscurité, l’inaccessibilité à la masse, ont été élevées au rang de qualités, — et même de conditions de poésie, — dans les œuvres d’art, mais que l’incorrect, l’indéfini, l’inéloquent eux-mêmes sont en train d’être admis comme des vertus artistiques. »

Ainsi l’art qui “touche” les classes laborieuses serait toujours proche de l’art originel, un art qui transmet des émotions véritables, qui permet aux Hommes de recueillir en leur être les émotions de l’auteur de l’oeuvre.

Par opposition, l’art des élites est innervé d’hypocrisie puisque dans cette recherche de distinction, ils en sont arrivé à un point où leur propre conception de l’art leur est opaque. Il ne leur reste alors plus qu’à « faire comme si » cet art était légitime, à lui trouver une raison d’être, des interprétations. Or, par définition, cet art qui ne transmet plus d’émotion refoule sa nature, de sorte que, le mettre au rang d’art, c’est faire preuve d’hypocrisie. A noter qu’une personne provenant d’un milieu inférieur appréhendant par miracle l’art des hautes sphères n’en tirerait aucun bénéfice selon Tolstoï puisqu’il serait alors perverti, sa conception initiale étant plus pure.

« les artistes des nouvelles générations estiment qu’il est inutile pour eux d’être intelligibles à la foule : il leur suffit d’évoquer l’émotion poétique chez une élite de raffinés. »

Dès lors, cette phrase engendre une conséquence de taille : toute personne ici d’un milieu social défavorisé ou inférieur qui maintient ressentir des émotions face à une oeuvre d’art produite par et pour des élites ne ferait que trahir une hypocrisie notable. En effet, ne partageant pas leur conception, leur valeurs, leur émotions, il ne saurait comprendre et encore moins ressentir ce à quoi il assiste.

Force est de constater que ce dévoiement de l’art que l’auteur trouve chez Baudelaire et Mallarmé n’a fait que se renforcer au fil des siècles. L’art contemporain du XXIe siècle est très largement rejeté par les masses. Seul un nombre très restreints d’artistes ou de spécialistes y trouvent un intérêt et entreprennent de le défendre, accusant la bêtise et le manque de culture des masses.

Or pour Tolstoï, la classe qui passe à côté de l’art, c’est bien celle des élites qui accorde une importance démesurée à un art qui n’est plus que l’ombre de lui-même.

« Tous les genres sont bons, hors celui qu’on ne comprend pas, ou qui ne produit pas son effet. »

Bourdieu, L’Amour de l’art :

Cet ouvrage se devait d’être inclu dans ce dossier, il donne un exemple de recherche sociologique sur le sujet de l’art tout en expliquant point par point les étapes du projet d’une manière exhaustive et scientifique.

De plus ce texte de Bourdieu apporte de précieuses informations. En effet, comme évoqué brièvement dans la référence précédente, Bourdieu distingue différents types de « hiérarchies » :

  • La hiérarchie “officielle” : celle des musées et des guides touristiques

  • La hiérarchie “vécue” : celle du nombre de visite

  • La hiérarchie “légitime” : celle des autorités culturelles

    Ces hiérarchies sont à l’origine de ce qui donne à l’art sa valeur. Une oeuvre non reconnue par la critique, non exposée dans des conditions correctes avec peu de visibilité aura moins de chance d’être qualifiée d’art. On rejoint le précédent propos, à savoir que ce qui est considéré comme « art » dans notre société est capté par un cercle de gens restreint qui décide de ce qui peut être légitimé en tant que tel.

    En outre les recherches de Bourdieu nous permettent de voir par des statistiques que les musées sont bien plus fréquentés par des personnes provenant de milieux aisés que de milieux modestes. Bourdieu nous permet de nous appuyer sur une base solide afin de proposer des pistes de réponses à la question : Si cette émotion est feinte, est-ce pour des raisons sociologiques ? Notre expérience de l’art serait donc influencée par notre milieu et notre environnement.

    Reverdy, Cette émotion appelée poésie :

    Cet essai théorique écrit par un des poètes français majeurs du XXe siècle permet d’accentuer à nouveau le rôle primordial de l’émotion dans l’art. Bien que ne donnant aucune explication sur les raisons de l’hypocrisie dans l’expérience artistique, ce texte est un véritable vivier d’arguments pour montrer à quel point cette posture de l’esprit s’éloigne absolument de ce qu’est l’art.

    L’art c’est le royaume de l’émotion. Le constat de départ est simple. Reverdy, dans Cette émotion appelée poésie, construit une distinction, et, dirait-on même, une supériorité de l’oeuvre esthétique sur la nature.

« Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là »

Ce qui sous entend comme on peut le comprendre: « que la nature ne peut nous fournir ». Ainsi la nature se présente en premier lieu comme lacunaire. Si elle était si belle, si émouvante, on n’aurait jamais eu l’idée de faire de l’art.

Ainsi l’art se démarque par cette émotion proéminente qui s’y attache. Si l’émotion est absente on peut sans aucun doute remettre en cause le statut d’une oeuvre. C’est ce qui explique sans aucun doute que la question de l’émotion soit autant soumise aux questionnements.

Ainsi face à une oeuvre d’art où l’on ne ressent aucune émotion, on sera toujours tenter de « faire comme si », d’essayer de comprendre pourquoi cela touche les autres et pas nous. En effet, l’oeuvre d’art, on l’a vu, est intimement liée à l’émotion. Si je ne ressens rien c’est que ce que je vois ou entends n’est pas de l’art, or si dans ma société cela est considéré comme de l’art, il faut s’efforcer de trouver une raison afin de maintenir sa légitimité. On retrouve ainsi un aspect de pression sociale, de recherche à se conformer aux autres, ce qui marque une pointe d’hypocrisie face à cette émotion tant recherchée.

Kant, Critique de la Faculté de juger :

Ce texte est fondateur de toute recherche ou réflexion sur l’art. Il est donc important de la comprendre ou du moins d’en tirer quelques éléments.

Kant donne une analyse très pertinente et poussée de ce qui se déroule en nous lors d’une expérience artistique. Ainsi face à l’art notre cerveau éprouve une satisfaction. L’imagination est satisfaite car elle peut se représenter une image via les sens. (Un lac, une montagne, ...) L’entendement est également satisfait car il tend vers l’universalité. (Quand je dis « c’est beau » je ne veux absolument pas être contredit car j’estime que tout le monde doit trouver cela beau).

Le sentiment de plaisir qui résulte du jugement d’appréciation permet « le libre jeu de l’imagination et de l’entendement. »

Ainsi pour Kant l’art est cette fois ci moins catégorisée par les émotions qu’il procure mais plutôt par le beau que l’on y trouve. Ainsi la seule émotion, au sens d’activité interne dans notre corps, que l’on ressent face à l’art c’est ce libre jeu évoqué plus tôt.

L’oeuvre de Kant entre également dans notre sujet, puisque en plus de décrire les phénomènes internes qui se déroulent en nous lors d’une expérience artistique il permet d’aborder l’hypocrisie en art.

En effet, il dissocie complètement la satisfaction pure que l’on éprouve face à l’art entendue comme « finalité sans fin » et le plaisir intellectuel que l’on peut tirer de l’art par nos connaissances sur un mouvement, une oeuvre, un artiste. Ainsi lorsque la connaissance prend le pas sur l’émotion, nous ne sommes plus à proprement parler dans une expérience artistique, mais plus dans un jeu de l’intellect qui se complait dans son savoir. A noter que cela peut mener dans des cas extrêmes au pédantisme.

Ce point aborder dans « L’analytique du beau » n’est pas anodin puisque l’on peut le mettre en relation avec ce que tout à chacun a déjà pu entendre ou voir, ces gens qui « s’écoutent parler » ou font « preuve de snobisme en étalant leurs connaissances ».

Ce que l’on comprend avec Kant, c’est cette différence que l’on doit faire entre une expérience artistique pure, en quête de beau et d’une émotion toute particulière, et une expérience parasitée par nos discours sur l’oeuvre.

Gombrich, L’Histoire de l’Art :

C’est à ce moment qu’une autre référence de qualité peut être placée. L’histoire de l’art de Gombrich est un des ouvrages sur l’art parmi les plus reconnus au monde. Il explique que ce qui motive son projet est de faire en sorte « que les yeux s’ouvrent et non pas que les langues s’agitent ». Il refuse le plus possible l’emploi de jargon afin que sa prose reste la plus lisible et la plus compréhensible pour tous. On rejoint complètement les propos de Tolstoï prônant un art accessible aux masses qui ne doit pas se fermer à elles. De plus on peut y voir un rapprochement à Kant et à ce plaisir intellectuel lorsque Gombrich dans son introduction critique ceux pour qui l’art est un moyen de jargonner et de parler de longues heures sans pour autant que cela ne soit pertinent. Ces gens qui parce qu’ils ont appris que « Rembrandt était reconnu pour ses clairs-obscurs, s’exclament face à chacune de ses oeuvres, quelle magnifique clair obscur »

Il critique également ces gens qui vont dans les musées pour « voir une oeuvre, la cocher dans leur dépliant et passer à la suivante ». Ainsi l’hypocrisie est sous une pluie de remontrances acerbes de la part de l’auteur dès le début de l’ouvrage.

On peut interpréter ces critiques en précisant qu’elles s’adressent à deux types d’hypocrites ici relevés :

  •  Ceux qui jouent de leurs connaissances pour satisfaire leur plaisir intellectuel. Ils ne font qu’aimer, feignent d’avoir des émotions uniquement pour justifier une raison de lier à une conversation leurs savoirs.

  •  Ceux qui se rendent dans les musées plus pour le paraitre, pour le « m’as tu vu », pour affirmer une position sociale que par réel intérêt pour l’art.

    A nouveau on comprend que l’hypocrisie est un problème notoire dans le milieu de l’art et s’érige comme une barrière colossale pour sa compréhension.

Emilien Pigeard

 

Bibliographie:

Critique de la faculté de juger, Kant

Cette émotion appelée Poésie, Reverdy

L’Histoire de l’art, Gombrich

Qu’est ce que l’art, Tolstoï

L’amour de l’art, Bourdieu



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