L’expérience esthétique de la nature est-elle une expérience de nous-mêmes ?


William Turner, Waves breaking against the wind, vers 1840, huile sur toile

William Turner, Waves breaking against the wind, vers 1840, huile sur toile


D’une manière ou d’une autre, nous avons quasiment tous déjà été affectés par la nature ou par un tableau artistique représentant la nature. L’être humain réagit devant la nature et est capable d’avoir une expérience esthétique, autrement dit ressentir des sensations, en la contemplant. L’esthétique, comme le définit Baumgarten, est « la science de la connaissance sensible », c’est-à-dire qu’il existe un savoir provenant de notre corps que chaque individu peut découvrir. Par conséquent l’objet principal de l’esthétique n’est pas l’art mais le sensible. Cette pensée s’oppose à la tradition platonicienne qui considère que le Beau est Idée pure dans la mesure où on admet avec cette définition que tout ce qui vient de notre corps est une source de connaissance.

Notre relation à la nature pose un problème car cette relation se trouve entre la naturalité et la construction et entre l’objectivité et la subjectivité. Mais que désigne-t-on ici par nature ? Car il est vrai que nous ne pouvons plus définir la nature comme étant vierge ou même sauvage dans la mesure où tous les sites terrestres ou presque ont été anthropisés. Pour autant, cela n’empêche pas de vivre une expérience esthétique de la nature, que ce soit lors d’une marche dans une forêt ou devant un tableau dans un musée. Car que nous regardions la nature ou une représentation artistique de la nature, nous participons à une expérience culturelle dans le sens où la nature est un concept qui a évolué à travers l’histoire. En effet, l’être humain n’a pas toujours eu un regard esthétique sur la nature. Autrement dit si ce regard n’a pas toujours existé, nous devons considérer que notre rapport à la réalité naturelle doit être conçu comme entièrement historique. Que ce soit pour l’art ou pour la nature, ce ne sont que des constructions culturelles. Cela signifie que la séparation nature/culture est un faux problème, en effet la nature comme nature vierge n’existe plus. Ce qui est important d’avoir en tête est le fait que la nature change de forme par l’activité humaine mais que c’est aussi la conception humaine, selon l’époque et la culture, qui varie. Cela nous amène à dire, avec Arnold Berleant, que « la totalité du monde sensible se trouve inclus dans le champ de l’esthétique [1]».

J’affirme, avec des raisonnements et des exemples à l’appui, que l’expérience esthétique de la nature est une expérience de nous-mêmes dans la mesure où la nature provoque des sensations en nous, où elle nous dévoile à nous-mêmes et où elle incite à engager la perception et l’imagination de celui qui la contemple. Ce type d’expérience esthétique peut même élever notre être si des phénomènes naturels provoquent en nous le sentiment du sublime. Enfin, nous nous demanderons si l’expérience de soi peut devenir une expérience esthétique.

 

L’expérience esthétique de la nature est une expérience de nous-mêmes

Lorsque nous faisons l’expérience esthétique de la nature, ce n’est pas la nature que je juge mais je juge l’effet que l’objet a sur moi. Lorsque je suis touché par une expérience esthétique, j’analyse mon ressenti à la vue de l’objet en question, c’est-à-dire que je juge ce que l’objet fait réfléchir en moi. C’est pourquoi Kant, dans la Critique de la faculté de juger, appelle jugement réfléchissant le jugement esthétique. En définitive, je ne juge pas l’objet mais l’impact qu’il a sur moi. Le jugement esthétique est donc un jugement qui va de ma représentation en direction de moi-même afin d’interroger l’effet de cette représentation sur moi-même en termes de plaisir ou de peine. Autrement dit, ce qui est réfléchit c’est mon propre état interne – qui donne à penser – et non pas l’objet. Les phénomènes naturels de beauté et de sublime décrivent par conséquent des propriétés du sujet sur lui-même. Or, bien que le jugement soit subjectif, cela ne signifie pas qu’il soit relatif car le beau et le sublime ont une valeur potentiellement universelle. Donc, lorsque nous observons la nature, l’expérience est surtout intérieure dans la mesure où la nature provoque en nous des sensations et ce sont ces sensations que nous jugeons. Par conséquent, l’expérience esthétique de la nature est une expérience de soi.

Paradoxalement l’expérience esthétique de la nature, une expérience apparemment extérieure, est une expérience intérieure. Prenons l’exemple de Pétrarque (1304-1374) lorsque celui-ci raconte son ascension du mont Ventoux. Nous avons souvent cru que Pétrarque avait inauguré quelque chose, en l’occurrence la première expérience esthétique de la nature elle-même. Mais Pétrarque transpose son ascension physique en une ascension spirituelle. Finalement il grimpe au sommet du mont Ventoux pour atteindre un sommet intérieur : il est en quête de son salut. L’expérience esthétique de la nature est une expérience de nous-mêmes ; par la nature nous faisons une expérience intime de notre être.

De fait, l’expérience esthétique de la nature suppose un engagement total qui met en jeu l’imagination de celui qui la contemple. Lorsque nous faisons ce type d’expérience, le rapport entre le sujet et l’objet n’existe plus ; nous ne faisons plus qu’un avec la nature et dans cette interaction, dans une fusion totale, nous modifions la nature et elle nous transfigure en retour. Le rôle de l’imagination est par conséquent important dans la mesure où l’action d’imaginer prouve l’engagement que nous avons vis-à-vis de la nature. En effet lorsque nous observons esthétiquement la nature, nous expérimentons notre imagination et notre perception à partir desquelles nous formons des images en nous pour l’apprécier. Emily Brady répertorie, dans son article datant de 1998 et intitulé « L’imagination et l’appréciation esthétique de la nature », quatre types d’imagination, en l’occurrence l’imagination exploratrice, projective, ampliative et révélatrice. Par exemple si, lorsque je contemple un galet, j’imagine le flux de l’océan qui lui a permis d’être lisse, alors ma perception est allée au-delà de l’objet observé (j’ai donc imaginé de façon ampliative). Autre exemple. Si, lorsque je marche dans une forêt, je pense à l’âge des arbres qui m’entourent et qu’ils ont l’air assez vieux, alors je peux transposer cette perception en une image d’un être humain marqué par la vie. Je peux ensuite considérer les arbres comme des personnes âgées (j’ai, ici, imaginé de façon exploratrice). J’espère que ces deux exemples ont pu vous éclairer.

Bien qu’une imagination trop fantaisiste mène à un détournement de l’objet esthétique, le pouvoir de l’imagination nous permet de créer de nouvelles perspectives sur le monde. Toujours est-il qu’au-delà de nous-mêmes, l’expérience esthétique de la nature comme expérience sublime a la capacité de nous élever. Nous ne faisons pas seulement l’expérience de nous-mêmes devant la nature, nous faisons l’expérience de ce que nous pouvons devenir.

 

L’expérience esthétique du sublime permet de nous faire accéder à un degré supérieur de notre être

L’expérience esthétique du sublime, devant une nature menaçante, provoque une horreur délicieuse, un plaisir étrange. Le sentiment du sublime provient d’une impression faite par un objet terrible, autrement dit le sublime est paradoxal dans la mesure où il nous fait ressentir une passion terrifiante. Le sentiment du sublime se distingue donc du beau, le beau étant rattaché au plaisir pur. Par exemple, le vide procure à la fois de la peur et de l’excitation. De fait, le sentiment du sublime met en crise la vie en moi mais c’est par ce contact morbide que je me sens pleinement vivant ; le sublime est donc une expérience négative qui maintient la positivité en elle et qui affirme la vitalité.

C’est cette esthétique du sublime, de la passion, que défend Burke (1729-1797) dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. Il cherche à penser des expériences de commotions violentes en donnant une importance au sentiment. Dans la mesure où la faculté mobilisée par le sentiment esthétique est l’imagination, l’esthétique ne naît pas d’un concept rationnel ni d’une définition intellectuelle. Par conséquent, l’esthétique porte sur les sentiments produits par les représentations de notre imagination et non d’une reproduction du réel lui-même. Cela signifie que le sentiment esthétique se produit dans l’événement sensible de la rencontre sensationnelle.

Face à un spectacle terrifiant, qui porte atteinte à la conservation de soi, la terreur semble être suspendue. Dès lors, l’imagination ressent ce plaisir paradoxal à être excitée par des sensations violentes. Devant une tempête, devant de fortes vagues, devant le vide, je prends plaisir à ce qui porte atteinte à mon intégrité et qui me cause de la douleur. Faire l’expérience du sublime, c’est faire trembler notre instinct de conservation sans nous mettre en danger.

C’est devant un danger, un obstacle, que mon existence s’affirme en tant que vitalité : lors d’une expérience esthétique du sublime, la positivité est sauvegardée à l’intérieur même de la négativité. Donc, l’expérience esthétique de la nature, en tant qu’elle peut être sublime, est une expérience qui va au-delà de nous-mêmes. Ce type d’expérience nous permet de nous dépasser, de dépasser la négativité du sublime et affirmer au-dessus d’elle la positivité ; nous nous élevons alors à un degré supérieur de notre être dans le sens où le sublime, expérience ultime, nous fait sentir pleinement en vie.

 

L’expérience de soi comme expérience esthétique

A partir de ces réflexions, pourquoi ne pas envisager que l’expérience de nous-mêmes est en soi une expérience esthétique ? Car nos expériences esthétiques enrichissent nos expériences présentes (encore faut-il que la contemplation des œuvres d’art ou de la nature ne soit pas superficielle...) et nos expériences présentes nourriront nos expériences futures. Considérée ainsi, l’expérience esthétique possède une finalité, en l’occurrence le façonnement de soi.

Toutes les expériences de notre vie se superposent et s’entremêlent et ces expériences vécues définissent notre rapport au monde. Autrement dit l’expérience vécue repose fondamentalement sur les expériences passées et nourrit les expériences futures ; elle n’est donc pas isolée et façonne, par sa particularité, le rythme – plus ou moins harmonique – de notre existence. Bien que l’expérience esthétique possède une autonomie relative, elle s’insère dans le mouvement de l’ensemble de notre vie. Cela signifie que le sentiment esthétique se trouve au cœur même de l’existence ; par exemple l’expérience d’une action peut faire l’objet d’un sentiment esthétique. Dans cette mesure l’expérience de soi a une dimension esthétique indéniable.

Par conséquent, l’évaluation d’une expérience s’effectue par l’engagement de l’individu dans une action donnée. En somme, l’esthétique renvoie fondamentalement à une valeur, en l’occurrence celle du résultat d’une activité satisfaisante et transformatrice.

 

Au contact de la nature ou d’une représentation artistique de la nature, nous entretenons avec la nature une relation intime à travers laquelle nous ressentons des expériences particulières et intérieures. L’expérience esthétique de la nature est une expérience de nous-mêmes dans le sens où nous jugeons notre réaction interne face à elle. A son contact, nous nous élevons spirituellement ou réaffirmons la vitalité en nous. Finalement, lorsque nous contemplons la nature, c’est nous-mêmes que nous contemplons ; nous sommes donc manifestement au cœur de l’expérience esthétique de la nature car nous rapportons nécessairement cette expérience à nous-mêmes.


[1] Esthétique de l’environnement, Arnold Berleant, « L’esthétique de l’art et de la nature » (1993), Vrin, 2015

Jean


Écrivez-nous

Vous aimerez aussi :

800px-%25C3%2589douard_Manet%252C_en_buste%252C_de_face_-_Nadar.jpg

Edouard Manet, quel scandale !

Dimanche 23 mai 2021