Edouard Manet, quel scandale !
Edouard Manet (1832-1883) opère un tournant majeur dans la peinture du XIXème siècle et ouvre véritablement le monde moderne. En refaisant son parcours artistique, nous pouvons ainsi déterminer ce qui a lancé la peinture dans la modernité. Manet est un bourgeois sociable, dandy et séducteur de femmes qui aspire à être reconnu et à être aimé. Il cherche par conséquent la gloire dite officielle et l’acceptation par le Salon de Paris. Bien qu’il veuille plaire et être de son temps, il ne fait que provoquer de multiples scandales car il n’est manifestement pas de son temps mais en avance. Cependant les bourgeois gouvernent et ce sont eux qui décident qui a du bon goût et qui n’en a pas. Tout ce qui dépasse le bourgeois, donc la plupart du temps ce qui est nouveau, tient pour lui à de l’incompréhensible. Pourtant Manet ne cherche pas la provocation, du moins pas intégralement ; il essaye de rendre ses impressions sur la toile (d’où le futur courant pictural appelé l’impressionnisme dont il sera une sorte de meneur, en quelque sorte à son insu).
A l’époque de Manet, le goût officiel prôné par les bourgeois est celui qui s’attache à la Renaissance italienne, aux antiques, et non celui qui se rapproche de la vie réelle et de sa crudité. Mais Manet est tout de même attaché aux traditions et possède une culture picturale indéniable : il cherche des inspirations notamment chez Velázquez (1599-1660), Titien (1488-1576) et Goya (1746-1828). Son innovation sera donc plutôt du côté de la représentation et de la technique. Ce qui a d’ailleurs choqué certains, c’est que Manet, bien qu’il provoque des scandales, puise son inspiration chez des artistes tels que Raphaël (Le Déjeuner sur l’herbe composé par Manet est en effet inspiré d’une gravure du Jugement de Paris d’après Raphaël). Ce fameux déjeuner montre deux hommes habillés et deux femmes, l’une nue assise à côté d’eux, et l’autre dans l’étang en train, sans doute, de se nettoyer. Cette toile de 1863 montre une scène insupportable pour les bourgeois car elle est bougrement indécente ; en effet ce déjeuner sur l’herbe s’apparente plutôt à un repos après avoir exécuté une activité charnelle. Mais, au-delà de cette indécence, c’est d’un tableau dont nous parlons, c’est-à-dire de couleurs sur une toile.
Avec Le Déjeuner sur l’herbe, Manet recherche surtout une nouvelle technique picturale – s’opposant aux procédés scolaires – qui consiste à établir des oppositions vives, notamment entre un premier plan solide et un paysage rempli de finesse. Sur le plan esthétique Manet s’oppose donc frontalement à Delacroix (1798-1863), alors peintre reconnu qui manie le clair-obscur traditionnel et les fondus avec beaucoup de dextérité, en proposant des ruptures de contraste et une juxtaposition de taches colorées. Cette trouvaille de Manet influencera tout le courant impressionniste avec Renoir (1841-1919) et Monet (1840-1926). Dès lors, Manet viole de façon délibérée les conventions et les canons de l’art académique en réinterprétant des thèmes classiques de la peinture.
Tout comme Le Déjeuner sur l’herbe, l’Olympia, peinte en 1863 et actuellement au musée d’Orsay, provoqua à l’époque un scandale énorme. En effet lors de sa présentation, ce nu authentique avec son réalisme cru a choqué l’opinion publique. Au lieu de peindre une déesse ou une nymphe, il a peint une prostituée recevant la visite d’un client. En somme, Manet délaisse complètement les canons de la beauté féminine issus de l’Antiquité et de la Renaissance. Cette femme est nue, elle est dévoilée, sans superflu : elle est une chair pure.
Pour cette toile Manet avait comme modèle Victorine Meurent, être qui a eu un rôle décisif dans le développement de son œuvre ainsi que dans sa vie. A l’époque, Victorine Meurent n’a que seize ans et, bien qu’elle ait un buste de femme, ses hanches font encore penser à celles d’une adolescente. En somme, le public accuse Manet d’avoir outragé l’enfance en la mettant « à poil ». Il est évident qu’aujourd’hui nous parlerons de pédophilie, et peut-être que nous sanctionnerions aussi un peintre qui aurait l’audace de peindre une jeune fille nue et même, de coucher avec elle entre deux séances... De plus elle serait aussi considérée comme raciste dans la mesure où l’esclave est noire et sa maîtresse, blanche. Et que dire du chat noir ? Noir comme l’encre, celui-là en a d’ailleurs fait couler beaucoup à l’époque. Car le chat noir, avec sa queue dressée, est une représentation satanique et désigne, en outre, la partie du corps que Victorine cache de sa main (ce geste qui d’ailleurs ne dissimule absolument pas mais suggère tout à fait). Georges Bataille parle de cette toile ainsi : « Dans le secret, le silence de la chambre, Olympia parvint à la raideur, à la matité de la violence : cette figure claire, composant avec le drap blanc sur son éclat aigre, n’est atténuée par rien. La servante noire entrée dans l’ombre est réduite à l’aigreur rose et légère de la robe, le chat noir est la profondeur de l’ombre… »[1] Manet reste à coup sûr dérangeant, encore faut-il se pencher sur son œuvre picturale. Car l’Olympia est composée en prenant appui sur la Vénus d’Urbino de Titien (toile réalisée vers 1538) et perpétue le thème d’une longue tradition d’odalisques à l’esclave. Néanmoins cela ne suffira pas à l’époque et, d’ailleurs, les intentions de Manet ne sont pas si innocentes que l’on pourrait le croire. Pourquoi rajouter ce chat noir satanique un an après avoir fini le tableau ? Zola dira qu’il avait besoin d’une tache sombre pour sa toile. Mais c’est sans doute Baudelaire – ami intime de Manet – qui se cache derrière l’Olympia, ce tableau incarnant la modernité ; Victorine, qui n’a gardé qu’un bracelet et un collier, évoque ainsi les vers de son poème « Les Bijoux » : « La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur, / Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores »[2]. Cette toile a finalement été acceptée au « Salon des refusés » en 1865. En effet en 1863 s’ouvre un « Salon des refusés » en marge du Salon officiel, à l’initiative de Napoléon III qui considérait le jury trop sévère, où sont exposées les œuvres refusées par le jury. Le scandale éclate et les jugements défilent. Par exemple Jules Claretie (1840-1913), romancier et critique d’art, s’indigne par ses mots dans L’Artiste : « Qu’est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où, et qui représente Olympia ? Quelle Olympia ? Une courtisane sans doute. Ce n’est pas à M. Manet qu’on reprochera d’idéaliser les vierges folles, lui qui en fait des vierges sales. » Après ce scandale, Manet envoya une lettre teintée de désespoir à Baudelaire, alors à Bruxelles, et celui-ci lui redonna du courage. Car Manet a terriblement souffert de n’être pas reconnu, sa pratique l’épuisant et le rendant insatisfait. Le gros paradoxe, c’est qu’il voulait être aimé du Salon et du public, atteindre la consécration, et pourtant sa fièvre artistique le menait à vouloir constamment étonner.
Toujours est-il qu’à présent l’Olympia est l’un des tableaux emblématiques du musée d’Orsay. Manet ouvre à coup sûr la voie de la modernité en proposant des thèmes modernes, en mettant l’accent sur la subjectivité et l’instantanéité des impressions ainsi qu’en établissant ses toiles par des touches franches de couleurs dénuées d’artifice. Avant Monet, Manet est celui qui invente véritablement la notion de « couleur pure » en peinture, qui deviendra ensuite le fondement de l’impressionnisme. Avec Le Déjeuner du l’herbe et l’Olympia, Manet pose véritablement la posture et les techniques propres à l’impressionnisme.
Néanmoins avec les scandales à répétition, Manet est vu comme un simple provocateur qui peint simplement pour déclarer la guerre à la bourgeoisie et à la peinture officielle. Or il engage l’art pictural vers un chemin inédit : en définitive, bien qu’il soit responsable de ses provocations, il est surtout un peintre novateur au niveau de la technicité. De plus, il instaure un nouveau type de regard pour l’artiste lui-même. Manet opère finalement un renversement vis-à-vis de la relation du peintre avec les sujets qu’il peint ; en effet, il donne autant d’importance sur le tableau aux objets qu’aux sujets. Nous remarquons la nature morte dans le Déjeuner et le bouquet de fleurs tenu par l’esclave dans l’Olympia, dont Cézanne (1839-1906) dira que ce sont de grands moments de peinture. Avec Manet, les personnages peints deviennent des prétextes picturaux qui lui permettent d’affirmer sa technique artistique. Par exemple la toile La Prune montre une prostituée – absolument désespérée – accoudée à une table dans un bar qui fume une cigarette. La prune désigne le fruit disposée dans l’eau de vie sur la table devant la femme ; cela signifie que Manet accorde une place plus importante à un fruit qu’à une personne, du moins au niveau du titre qu’il donne à cette peinture. En outre, ce tableau annonce les scènes de café, témoignages de la nouvelle vie moderne.
Toujours est-il que le Déjeuner n’est ni un déjeuner, ni un « après-orgie » ou une fête champêtre, mais un paysage entier où chaque partie n’est présente que pour l’ensemble. La qualité picturale l’emporte toujours sur les sujets eux-mêmes dans les œuvres de Manet, ce qui peut aller de soi à présent, mais cela n’allait pas du tout de soi à son époque. Un tableau est une peinture et non la manifestation d’une certaine psychologie où les personnages sont au centre des préoccupations comme c’était le cas chez Delacroix ou chez Rembrandt (1606-1669).
Bien qu’il ait reçu une mention honorable du Salon en 1873 avec Le Bon Bock, il déclara une nouvelle fois une guerre en envoyant Argenteuil au Salon de 1874, une peinture claire et de pleine air symbole de la modernité picturale. Manet tente une nouvelle approche de la peinture, qui n’est plus celle du peintre s’inspirant d’autres tableaux, mais qui est celle de peindre dehors des sujets qui s’adonnent à des loisirs. En effet, les loisirs de la bourgeoisie urbaine (pique-nique, courses de chevaux et villégiatures à la mer) offrent au peintre Manet de nouvelles occasions d’exprimer sa modernité. Exécutant ce type de toile, il peut rivaliser avec celui qu’il appelle le « Raphaël de l’eau », en l’occurrence Monet, pour lequel il a énormément d’estime. Il n’hésite donc plus à prendre son chevalet en plein air afin de peindre Claude Monet dans son atelier (La Barque) en 1874.
Ce qui choqua le plus dans Argenteuil, c’est surtout le bleu céruléen de l’eau, peinte comme si elle était un mur. Certains lui reprochent ce choix mais Manet dérange autant parce qu’il est le premier peintre purement subjectif qui arrive à mettre sur la toile, de façon juste, ses perceptions. Ses procédés, véritables choix pour le peintre qu’il était, annoncent la simplification de l’art pictural du XXème siècle, c’est pourquoi Manet est incontournable.
Mais c’est surtout l’impressionnisme que Manet inaugure. Dans le Paris du début des années 1860, le Café Guerbois devint le lieu de ralliement d’un groupe de jeunes artistes qui prônaient notamment l’utilisation de nouvelles solutions stylistiques, techniques et thématiques. De fait, ils refusaient catégoriquement les peintures historiques, fantastiques ou romantiques, chers à la peinture académique. Membre du groupe du Café Guerbois, Manet exerça une influence profonde sur son évolution. Néanmoins, ce fut la contribution d’artistes comme Monet, Renoir, Degas et Cézanne qui détermina la naissance de l’impressionnisme, courant pictural décisif dans l’art moderne. Simplement, les impressionnistes rejettent le concept traditionnel de composition formelle, autrement dit ils peignent ce qu’ils voient et donnent une importance au point de vue. Cela signifie que l’impressionniste essaye de fixer sur la toile le caractère éphémère de l’impression suscitée en lui par la scène qu’il contemple. Manet a par conséquent ouvert une voie vers un courant qui a changé la face de la modernité picturale, qui s’accompagne d’une nouvelle liberté artistique, en témoigne la toile La Famille Monet au jardin d’Argenteuil peinte entièrement en plein air en 1874 qui est à présent considéré comme un sommet de l’impressionnisme. Bien qu’au début de sa carrière de peintre Manet soit considéré comme un artiste provocateur, il est à la fin de sa vie très aimé. Les injures du public ne sont plus d’actualité et Manet s’amuse véritablement à peindre. Cependant atteint de la syphilis (Baudelaire meurt de la même maladie quelques années auparavant), Manet décède en 1883 après avoir été amputé de la jambe gauche.
Au début de sa carrière, surtout dans les années 1860, Manet provoquait des scandales dans la mesure où chacune de ses toiles tranchaient avec l’ordre établi par les conventions picturales de l’époque. Exalté par le fait de faire entrer la peinture dans un nouveau monde de formes, il a délaissé l’ennui de l’académisme et a bousculé la bourgeoisie. « Il rejeta ces survivances de la noblesse, qui n’étaient désormais que la lourdeur et le mensonge de la bourgeoisie tout entière. Il voulut, authentiquement, être de son temps : avec la rigueur de l’élégance, il rejeta ce décalage qui opposait à la réalité le monde de la fiction. »[3] Il faut bien avoir en tête que le style de Manet et des impressionnistes qui suivirent était inimaginable au début du XIXème siècle lorsque prédomine surtout la peinture d’histoire. Personne à l’époque n’envisageait une telle posture picturale, ou devrait-on dire, un tel désordre pictural. Ce que refuse Manet, c’est de donner à voir une autre valeur que la peinture dans la peinture elle-même. Par exemple nous ne retrouvons aucune trace de valeurs morales dans ses toiles.
Manet inaugure donc l’abolition du sujet dans la peinture tout en affirmant la subjectivité du peintre, en donnant une importance au regard de l’artiste. Car le refus du sujet est le fait de la peinture moderne ; néanmoins, les sujets ne sont pas absents dans ses toiles, ils servent simplement de prétexte à l’activité picturale elle-même. Par conséquent les sujets sont davantage dépassés que totalement détruits par ses pinceaux. Cette indifférence envers les sujets n’est pas seulement propre à Manet mais aussi à tous les peintres impressionnistes et à tous les peintres modernes en général.
Son œuvre, négation pure refusant un monde ordonné, enchante et renouvelle l’activité artistique en proposant de nouveaux procédés subtils qui marquent la toile d’une intensité picturale liée notamment aux couleurs. Le charme moderne de la peinture de Manet vient du fait qu’elle soit indépendante, que ce soit de l’histoire passée ou de l’inculcation d’une quelconque morale. Manet est donc véritablement un scandale au seuil de la modernité picturale.
[1] Georges Bataille, Manet, Œuvres complètes IX, Gallimard, 1979
[2] In Gilles Néret, Edouard Manet, Le premier des modernes, Taschen, 2016
[3] Georges Bataille, Manet, Œuvres complètes IX, Gallimard, 1979
Jean
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