L’exigence actuelle de rester jeune
Dans la société moderne occidentale, l’exigence de rester jeune se manifeste dans l’apparence des individus, dans leur agir, dans leur comportement spirituel et enfin dans l’idée qu’ils se font du monde. « Être jeune, rester jeune, est un impératif, une obligation, je dirais même un devoir. »(1) Mais à quoi voulons-nous échapper exactement ? A une vieillesse vestimentaire et comportementale, à une contre-performance sexuelle, à une pensée négative et à notre responsabilité. L’idéal actuel est celui de l’individu ayant vingt ans à jamais : on reconnaît la vieillesse mais on se la refuse à soi-même, comme si vieillir était un signe de mauvaise volonté individuelle. Vous me direz que vouloir rester jeune est bon signe dans la mesure où cela prouve que, même en vieillissant, nous conservons toujours une volonté, une certaine force de vivre. Cela n’est évidemment pas faux. Mais je voudrais montrer ici que l’impératif, l’exigence de rester jeune alimente le culte de la personnalité, l’individualisme, et augmente l’irresponsabilité ainsi que le sentiment d’indifférence. Faisons ce que nous voulons, nous sommes jeunes et beaux ! Il faut garder la forme et garder le sourire !
Par rapport à la mode, le look jeune est l’un des aspects significatifs du nouvel idéal individualiste. La mode a en effet délaissé le style « classe » et prône à présent l’esthétique « jeune ». Cela est une conséquence du fond démocratique de la société qui s’est peu à peu débarrassé de la légitimité hiérarchique ainsi que de l’impératif aristocratique d’élégance. Le luxe et le prestige de l’habillement ont perdu de leur superbe au détriment d’un style vestimentaire mettant en valeur le « jeune ». Cette valeur accordée à un idéal de la jeunesse doit être mise en parallèle avec l’arrivée du rock mais aussi du phénomène des idoles et des stars jeunes qui incitent la population à adopter un style jeune à leur tour. Lipovetsky écrit : « La mode a pris une connotation jeune, elle doit exprimer un style de vie émancipé, dégagé des contraintes, désinvolte envers les canons officiels »(2). Tandis qu’auparavant la jeune fille voulait ressembler à sa mère, c’est à présent la mère qui souhaite ressembler à sa fille. Car, à l’époque moderne, il est plus important d’exhiber une prétendue jeunesse que de parader en montrant son rang social. Ce qui est devenu primordial à notre époque, ce n’est plus la représentation sociale qu’apporte le vêtement porté mais le charme et la séduction que celui-ci entretient avec autrui : « […] l’important n’est pas d’être le plus proche possible des derniers canons de la mode, encore moins d’étaler une excellence sociale, c’est d’être mis soi-même en valeur, plaire, étonner, troubler, faire jeune »(3). Car, il faut le rappeler si cela n’est pas clair, la modernité voue un culte à la jeunesse éternelle et à la séduction perpétuelle de l’autre. L’idéal de paraître jeune l’emporte sur la représentation du rang social ; l’imitation de la mode repose désormais sur l’impératif de porter des vêtements de jeunes. Ce look jeune est indissociable de la modernité reposant sur un principe démocratique et individualiste et est inséparable d’un narcissisme qui, par cela, est pleinement achevé. « Le culte de la jeunesse et celui du corps marchent de concert, ils appellent le même regard constant sur soi-même, la même autosurveillance narcissique, la même contrainte d’information et d’adaptation aux nouveautés […] »(4). Ce culte voué à la jeunesse, et donc à l’esthétique jeune, est une caractéristique moderne qui va dans le sens d’une individualisation des individus, ces derniers prenant de plus en plus attention à eux-mêmes. La démocratisation de ce style jeune a certes effacé l’opposition radicale des sexes en matière d’apparence mais elle a favorisé et favorise encore la démocratisation du narcissisme. En outre, la démocratisation de la mode a eu comme conséquence l’abolition de la mode elle-même, l’annihilation de l’élégance au profit d’un style vestimentaire non habillé propre à la jeunesse.
Je rajoute, après les explications fort enrichissantes de Lipovetsky, que le culte moderne de rester séduisant par l’intermédiaire d’une esthétique jeune est combiné à l’exigence de performance sexuelle. La mode jeune est fondamentalement narcissique et obéit à une sexualisation du corps toujours croissante, le corps devant montrer ses atouts afin de séduire les yeux d’autrui. Cet autre, cependant, n’est pas important tant que le processus de séduction a fait son effet. Dans cette modernité, chaque individu vouant un culte à sa propre personne souhaite par ses vêtements mettre le monde à ses pieds tout en étant néanmoins assujetti à un idéal dénué de sens.
Sur le terrain de l’action, l’exigence de rester jeune se manifeste dans tous les impératifs sportifs, propres par exemple au fitness. Les individus font tout pour conserver un corps performant, en achetant des objets capables de magnifier leur corps ou encore en usant de chirurgie esthétique (pour remodeler la poitrine, effacer les rides etc.). Cela, évidemment, ne rend pas la jeunesse mais permet de conserver l’apparence de celle-ci. La langue anglaise est parfaite pour exprimer tout ce mouvement vers le « rester jeune » : nous faisons du jogging, nous nous habillons dans l’optique d’avoir un look, nous allons à la salle de sport pour pratiquer le body-building.
En outre, la société a intérêt à ce qu’on pense « jeune » jusqu’à la mort car cela contribue à perpétuer le consommateur désirant en nous. Penser jeune, c’est aussi se comporter en jeune, en un individu à la recherche de plaisirs. L’individu qui veut rester jeune est un être qui agit nécessairement dans la sphère de la consommation. Et cela est très intéressant économiquement, l’économie reposant sur la manipulation de la libido. Parlons-en, d’ailleurs, de la libido. En effet ce culte de la jeunesse est aussi observable dans l’activité sexuelle. Car, bien que le désir sexuel n’ait pas d’âge et que la sexualité des personnes âgées soit plus ou moins reconnue, l’activité sexuelle est une activité de jeunes. Il faut garder une forme sexuelle pour rester jeune, les individus suscitant du désir étant jeunes aussi.
La volonté de rester jeune se manifeste aussi dans l’état d’esprit d’une manière générale. Cette exigence est rabâchée par les médias mais aussi par une avalanche de livres. « Aux dires de la voix publique, la presse, la radio, la télévision, les voisins, l’entourage proche ou lointain, tous dans un accord parfait entonnent l’hymne à la jeunesse conservée. »(5) Cet impératif encourage et amplifie le narcissisme de notre époque, comme l’a si bien remarqué Christopher Lasch dans son ouvrage intitulé La Culture du narcissisme. La personnalité qui prime dans la société contemporaine est la personnalité narcissique. Le narcissisme contemporain ne se caractérise pas par l’égoïsme mais par le sentiment de vide intérieur, la relation de dépendance à autrui et les désirs insatisfaits. Le narcissique ressent la crainte de vieillir et de mourir et met de plus en plus de temps à devenir mature. Une des conséquences de ce narcissisme enfantin repose sur le fait que les parents ne tentent plus de transmettre des valeurs à leurs enfants dans la mesure où ils pensent que l’enfant peut s’accomplir tout seul. Au lieu de guider l’enfant, les parents veulent être au plus proche de lui en essayant de rester jeunes. Ces changements associés au développement de l’industrie moderne ont rendu particulièrement difficile l’identification de l’enfant aux parents.
J’ai regardé il y a peu un épisode des Cabinets des curiosités sur Netflix intitulé « La prison des apparences », que je vous encourage d’ailleurs de regarder. Si vous souhaitez le regarder, ne lisez pas forcément le paragraphe suivant…
Dans cet épisode, une femme d’une trentaine d’années se trouvent laide et sans aucune importance car délaissée par ses collègues de banque, ces dernières étant obnubilées par la performance et la jeunesse corporelles. Invitée dans une soirée, l’une d’elles lui offre une crème censée améliorer sa peau, la rendre plus attrayante. Elle l’utilise mais réagit mal à cette crème : elle commence à avoir des rougeurs qui la grattent. Son compagnon lui dit alors d’arrêter mais elle est convaincue, par des publicités vantant l’efficacité de la crème, que cela va lui permettre enfin d’être une nouvelle personne. Elle rachète cette crème et les démangeaisons s’intensifient tout comme son délire de vouloir être une autre. Finalement, après avoir commis un crime honteux dû à son obstination, la crème lui offre par miracle un nouveau corps, un corps plus séduisant. Elle revient alors à la banque avec ce corps changé et ses collègues sont subjuguées. Cet épisode traduit très bien le souhait moderne de paraître séduisant pour les autres afin de gagner leur attention. Paraître jeune, avoir un corps qui paraît jeune, c’est être pleinement dans l’acceptation sociale ; par conséquent la recherche de la jeunesse éternelle devient pour certains une recherche vitale… bien que dénuée de valeur. Car l’attractivité obtenue par la recherche de paraître toujours plus jeune et plus séduisant n’est que temporaire et peut être retirée à tout moment par les événements de la vie.
Pour en finir avec l’exigence de rester jeune en tant qu’état d’esprit, disons simplement que la négation de l’âge a atteint son paroxysme avec l’émergence du mouvement en faveur de la prolongation de la vie, mouvement qui espère abolir totalement la vieillesse. Il est cependant important de remarquer que la crainte du grand âge ne provient pas seulement d’un culte de la jeunesse mais aussi d’un culte du moi.
Dans la sphère de la pensée, nous assistons à la prise au pouvoir d’un Narcisse tout-puissant dans la mesure où l’individu a oublié Dieu ; cet oubli de Dieu se transforme dès lors en amour de soi, c’est-à-dire que chaque être devient pour soi-même son propre Dieu et se complaît dans l’adoration de sa propre personne.
Dans cette exigence de rester jeune se déploie une pensée « positive » et seulement « positive » comme si les adultes actuels étaient restés dans une enfance paradisiaque, cette « promesse de l’aube ». A côté, la philosophie, autrement dit la pensée négative, est rejetée, condamnée, et agonise aux portes de l’enfer. Nous sommes, mes amis, ceux que l’on moque, les échoués, les ratés, les cancres de la société… Luttons contre la pensée « positive » par la pensée négative ; prônons une satisfaction lente et différée plutôt qu’une satisfaction immédiate. Acceptons notre vieillissement, acceptons notre ruine, acceptons la relève sans pour autant vouloir à tout prix s’identifier à elle…
Toutes les valeurs et tous les comportements découlant d’une vie de pensée sont annihilés, aseptisés, sont jetés au néant par le cynisme généralisé, par l’indifférence anarchique, par l’enfance tyrannique, et par l’inconsistance ambiante ; nous voilà exclus… dès lors, comment ne pas s’exclure soi-même du monde ?
(1) Maximilienne Levet-Gautrat, « Rester jeune », Les valeurs de l’âge, 2003
(2) Gilles Lipovetsky, L’empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard, 1987, p. 142
(3) Ibid., p. 144
(4) Ibid.
(5) Maximilienne Levet-Gautrat, « Rester jeune », Les valeurs de l’âge, 2003
Jean
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