Sans filtre de Ruben Östlund, une superbe satire cinématographique
Sans filtre, originairement intitulé Triangle of Sadness, est une production cinématographique réalisée par Ruben Östlund et sortie en septembre 2022. Ce long métrage a été présenté au Festival de Cannes 2022 dans la catégorie « compétition officielle » et a reçu la Palme d’or. C’est donc la seconde fois que Ruben Östlund réussit à obtenir cette distinction, la première Palme ayant été obtenue en 2017 pour son long métrage The Square, film sur l’art contemporain.
Sans filtre est un film satirique qui intègre des réflexions à la fois sociales et philosophiques sur fond d’humour décalé. Ce film est constitué de plans intéressants, nets, de musiques adéquates, qui mènent le spectateur dans une atmosphère à la fois superficielle et intrigante. La drôle de trame est aussi une trame ironique, satirique.
Le film se découpe en trois actes. Le premier acte décrit un couple de mannequins-influenceurs, Carl et Yaya (jouée par Charlbi Dean, récemment décédée), qui s’engueule littéralement sur la valeur de l’argent, alors même qu’ils en ont énormément. Ensuite le couple embarque sur un yacht rempli d’individus très riches avec à sa tête un commandant marxiste (joué par un délicieux Woody Harrelson). Enfin, après de malheureux événements et un naufrage, certains se retrouvent sur une île et une nouvelle société émerge, société où les rôles sociaux s’inversent. Le titre original de Sans filtre est Triangle of Sadness. Ce « triangle de tristesse » renvoie à la ride se trouvant entre les sourcils, appelée ainsi dans l’industrie de la mode, à la relation triangulaire de désir et de rivalité qu’entretiennent Abigail, Carl et Yaya, mais aussi aux trois actes qui constituent le film lui-même. La traduction française devenue Sans filtre met davantage l’accent sur la fin d’un univers régi par la superficialité, où la véritable nature des personnages est dévoilée. Que reste-t-il derrière les filtres qu’utilisent les influenceurs sur les réseaux sociaux ? Qu’y a-t-il derrière cette superficialité, ce dédain, cette beauté artificielle, cette richesse affirmée ? Dans la société actuelle la beauté est devenue une monnaie d’échange ; parce qu’ils sont beaux les individus ont la possibilité d’acquérir plus d’argent, notamment par l’intermédiaire des réseaux sociaux en devenant influenceur. L’aspect économique a pris le contrôle de la beauté et de la sexualité, et donc aussi de la libido. La beauté et la sensualité d’un corps permettent actuellement d’asseoir une supériorité sociale dans le monde : ce que prône la société, ce n’est pas la marche de l’esprit mais la recherche de profit par un corps terrestre bien que flottant dans un monde parallèle.
Le yacht constitue une société close où la hiérarchie est très élevée : au plus bas de l’échelle sociale se trouvent les Philippins (agents de nettoyage, réparateurs) et les membres de l’équipage ; ensuite se trouvent les employés occidentaux qui reçoivent des pourboires exorbitants ; et enfin il y a les passagers, autrement dit les riches. Les employés doivent tout faire pour satisfaire leurs désirs : « S’ils veulent une licorne, trouvez-leur une licorne ! », crie Paula, celle qui s’occupe de gérer les employés. Mais les employés occidentaux tout comme les ultrariches présents sur le yacht sont obnubilés par l’argent : ils crient « money ! » comme des tarés avant de commencer leur travail sur le bateau. Cela rejoint finalement la réaction de l’oligarque russe Dimitri lorsque celui-ci est sur l’île et qu’il voit le corps mort de Vera sur la plage : il la dépouille de son collier et de sa bague alors qu’elle est morte et que l’argent ne lui sert plus à rien. Ce même Dimitri possède paradoxalement le livre Utopies réalistes de Rutger Bergman, ouvrage recensant les progrès potentiellement effectifs au sein de notre société ; nous le voyons posé à côté de lui lorsqu’il prend en photographie sa maîtresse Ludmilla, plus jeune, les seins refaits, symbolisant le monde filtré.
Ce film nous invite à faire face à la monotonie que suggère l’existence des personnages ultrariches, pour qui l’argent est la valeur suprême. C’est d’ailleurs un contre-sens. Dire que l’argent a une valeur est incompréhensible ; en effet une valeur est une idée en nous qu’on ne peut pas nous retirer, qui est universelle et pour laquelle nous pouvons nous sacrifier. Par conséquent l’argent n’est pas une valeur, donc une fin en soi, c’est un moyen d’acquérir des objets (des objets qu’on peut nous retirer !), rien de plus. Mettre l’argent au-dessus de ce qu’il est, c’est mettre en avant l’enveloppe au détriment de la profondeur. Cette mise en valeur de l’argent est à mettre en parallèle avec la tendance totalitaire au divertissement, à la chute vers une non-réalité pour satisfaire notre corps et notre esprit. Une fois sur l’île, les personnages abandonnent leur statut de consommateur et se mettent à l’art lorsque l’un d’entre eux réussit à tuer un âne pour nourrir le groupe. Cette manifestation artistique témoigne de l’intérêt proprement humain d’affirmer le fait d’exister, affirmation cependant absente du yacht où tous les personnages sont dénués de créativité et d’imagination et où le cynisme est déguisé en optimisme.
Quelques répliques significatives… Une femme riche du yacht a eu récemment un AVC et ne sait plus parler ; pour s’exprimer elle utilise toujours la même formule : « In den Wolken », qui signifie « dans les nuages ». Les riches n’appartiennent pas au monde terrestre, ils habitent un autre monde. Les nuages peuvent aussi désigner les paradis fiscaux dans lesquels les riches dissimulent leur fortune. « Je vends de la merde » dit Dimitri à Carl et Yaya, la merde étant de l’engrais agricole. Il est conscient d’avoir vendu un produit mortifère et est heureux, satisfait des bénéfices qu’il a pu engendrer grâce à son affaire destructrice. « Profitez de l’instant ! » clame Vera à une employée occidentale : dans le yacht se trouve une ambiance superficielle, monotone, où le seul mot d’ordre est celui-ci, mot d’ordre manifestant une irresponsabilité significative.
Dans la suite de cet extrait, j’en dis trop. Donc, si vous voulez voir ce film, arrêtez de lire…
Le yacht organise un repas spécial pour le commandant, alors même qu’une tempête se déclare. Les passagers mangent tranquillement huîtres et caviar… mais le mal de mer interrompt cette dégustation. Beaucoup d’entre eux vomissent, à table, dans les couloirs du bateau, dans leur chambre, dans les toilettes… sur fond de musique de rock qui donne le tempo à cette coulée horrible. Tandis que tous les passagers vomissent leur propre abondance, se vident de leur excès et de leur démesure, une discussion sérieuse et remplie d’humour éclate entre un communiste américain – le commandant – et un capitaliste russe – Dimitri. Leur discussion est diffusée dans tout le bateau. Le commandant cite notamment Marx, Lénine, tandis que Dimitri cite Kennedy et Thatcher. Le commandant réalise ensuite un discours contre le gouvernement américain alors que les riches continuent de vomir, nous montrant leur impuissance et leur vulnérabilité. Ce film renverse notre conception du bien et du mal, notamment vis-à-vis du parti politique auquel on appartient. En effet la gauche présente par exemple bien souvent les riches capitalistes comme relativement méchants et égoïstes tandis qu’elle présente les pauvres comme gentils et solidaires. Or Ruben Östlund nous conte une histoire où tout n’est pas aussi simple et où les diverses réactions des personnages rendent compte de la complexité comportementale de l’être humain. Il nous invite à nous immerger dans un monde où l’homme, ni bon ni mauvais, est face à des situations qui le poussent à agir.
Au petit matin, le yacht est attaqué par des pirates qui font exploser une partie du bateau en envoyant une grenade. La grenade est, avant d’exploser, récupérée par le couple de personne âgée dont le mari était fabricant d’armes. La grenade provient de sa propre industrie… et explose dans leurs mains : le capitalisme s’effondrera de lui-même car se détruit de lui-même.
Après l’attaque, quelques survivants, dont Carl et Yaya, arrivent sur une île. La première nuit ils sont apeurés et désespérés. L’oligarque russe supplie alors le Seigneur. Dès que la situation devient critique, ce personnage appelle Dieu alors qu’il ne l’a pas fait une seule fois avant. Sur l’île, les rôles sociaux s’inversent : Abigail, la responsable de l’hygiène des toilettes sur le yacht, devient commandant. Néanmoins, que ce soit sur le yacht ou sur l’île, la hiérarchie sociale de domination persiste. Un matriarcat est mis en place mais reprend exactement les mêmes schémas que le patriarcat, autrement dit la refonte de la société sur l’île ne procure aucun changement significatif, n’est pas du tout en faveur d’un changement social radical. Les mêmes structures de domination réapparaissent, les femmes devenant simplement supérieures aux hommes. Par exemple Abigail demande à Carl, le jeune mannequin, de satisfaire ses désirs sexuels contre de la nourriture. Carl, alors même qu’il est en couple avec Yaya, accepte cette prostitution. Le plus surprenant, c’est que Yaya accepte aussi les événements et qu’elle n’essaye pas de renverser cette situation qui la ronge. Encore plus surprenant, les personnages qui survivent au naufrage acceptent aussi la domination d’Abigail sur le groupe entier alors même qu’ils sont en supériorité numérique. Cela manifeste la tendance humaine à se soumettre volontairement pour celui ou celle qui a une valeur sur le plan de l’existence. Sur le yacht, la valeur est l’argent donc les riches ont le pouvoir ; sur l’île, la valeur réside dans le fait de trouver à manger et de faire du feu, compétences que possèdent seulement Abigail. Cette dernière répète à la fin du film alors qu’elle s’adresse à Yaya : « profitons de ce moment ! » Avant la fin brutale…
Jean
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