L’espérance


Crédits : Unsplash (Cherry Laithang)


La question de l’espérance est une question que tout être raisonnable a le devoir de se poser dans la mesure où l’espérance est fondamentalement ancrée en lui. Cette question a proprement un rapport avec l’avenir, que ce soit dans l’optique d’une méfiance liée au fait que l’imaginaire peut tromper, d’une prévision rationnelle de l’avenir ou encore d’une confiance existentielle qui dit que tout ira pour le mieux. Or il faut bien reconnaître que ces trois perspectives ne s’accordent pas. Toujours est-il que l’espérance a un caractère prophétique, elle est une conscience prophétique diffuse. Le « j’espère » s’assimile dans un sens à une certaine croyance, à un souhait, et renvoie donc à l’expérience fondamentale de la foi ; en effet la foi est nécessaire à l’espérance et, réciproquement, l’attitude religieuse est une attitude de l’espérance. Les raisons d’espérer sont extérieures à moi-même si, par exemple, j’espère l’arrivée d’un ami. Mais le « j’espère », pris dans une perspective privée ou collective qui me concerne en tant qu’individu, est toujours orienté vers un salut. Mais alors, l’espérance dépend-elle de moi ou est-elle une disposition innée ? Au fondement de l’espérance, une chose nous est offerte et il dépend de nous de la refuser ou de l’accepter, et donc l’affirmer. L’espérance est en définitive un savoir qui transcende le non-savoir et qui se distingue fondamentalement de l’optimisme. Car, l’optimisme se caractérise par le sentiment stipulant que le cours des choses va s’arranger, que ce soit d’un point de vue sentimental ou rationnel. L’optimisme fait reposer son discours sur des considérations empiriques ou sur des conceptions métaphysiques. L’espérance quant à elle se présente comme irreprésentable et n’a pas à voir avec le physique car elle coïncide avec le principe spirituel. En effet l’espérance n’est aucunement synonyme d’attachement organique à mon corps lorsque je suis en face d’un danger qui remet en cause mon intégrité physique. Mais alors, qu’est-ce qu’une philosophie de l’espérance ? Qu’est-ce qu’espérer ? Dans un sens, il n’y a d’espérance que là où est aussi présente la tentation de désespérer ; l’espérance devient dès lors l’acte de surmonter ce désespoir, non sans effort. L’espérance est toujours plus au moins associée au désespoir le plus complet dans la mesure où espoir et désespoir expriment tous les deux la conscience d’un abîme. Il existe néanmoins une différence entre l’espérance des choses lointaines – une révolution, le paradis, les « lendemains qui chantent » - et l’espérance de l’avenir proche qui est plus incalculable, plus indéterminable, et qui renvoie à une attente sans visée d’attendu.

D’un côté, l’espérance consiste à ouvrir le possible, à vouloir l’inconnu, à vouloir ce qui n’est pas déjà ; en effet l’espérance a un rapport direct avec l’avenir et, de ce fait, l’espérance renvoie à l’idée de projeter dans l’avenir une meilleure situation que celle qui est présente. Dans cette mesure, l’espérance a un rapport avec l’utopie, avec la possibilité de réaliser dans l’avenir un non-lieu absent dans le présent. Mais d’un autre côté, l’espérance n’est-elle pas qu’une illusion ou qu’une passion humaine mensongère ? Car l’espérance est une attente (esperar en espagnol signifie « attendre ») dont l’issue est foncièrement douteuse et qui, par conséquent, est indissociable de la crainte ainsi que d’une possible déception. Finalement, à quoi bon « espérer que » tout en sachant pertinemment que ce que nous attendons ne se réalisera peut-être pas ? Mais espérer, ce n’est pas « espérer que » ; en effet l’espérance n’est pas l’espérance de l’avenir mais l’espérance du réel et se caractérise donc par le fait de toujours espérer l’inespéré.

 

L’espérance a un rapport intime avec l’épreuve dans le sens où elle constitue une réponse de l’être. Dans l’optique où l’être est dans un abîme, le « j’espère » est pris véritablement dans sa force. L’épreuve traversée s’assimile à une captivité où l’être a perdu sa lumière, où l’être a perdu son intégrité. Par conséquent l’aspiration à retrouver cette intégrité constitue une espérance pour l’être. Cette espérance – que ce soit le « j’espère l’arrivée d’un ami » ou le « j’espère sortir des ténèbres de la maladie » - s’apparente néanmoins à une détresse, à un appel répondant à une angoisse. L’espérance considérée comme une sortie des ténèbres constitue une espérance basse. Et pourtant, « moins la vie sera éprouvée comme captivité, moins l’âme sera susceptible de voir briller cette lumière volée, mystérieuse, qui, nous le sentons avant toute analyse, est au foyer même de l’espérance », écrit Gabriel Marcel dans Homo Viator. En définitive, il faut être désespéré pour espérer. L’espérance tend toutefois systématiquement à un au-delà des objets particuliers auxquels elle s’attache : elle a par conséquent une portée métaphysique. L’objection de la possibilité d’une métaphysique de l’espérance repose sur la mise en question de la valeur de la croyance qu’elle implique. L’espérance n’est-elle qu’une illusion ? Est-il possible de sauver l’espérance, de sauver la valeur qu’elle porte ? C’est ici qu’intervient la distinction entre « espérer » et « espérer que ». Si l’espérance se réduit à la constitution d’images sur lesquelles on porte un regard obsessionnel, alors l’objection est réelle. En revanche si l’espérance transcende l’imagination, alors espérer consiste à ne pas imaginer ce que j’espère ; dans cette optique, l’objection ne tient plus. Si un malade, par exemple, espère la guérison et qu’il ne guérit pas, alors il sera désespéré car il aura identifié guérison et salut. En revanche s’il espère au-delà de la guérison, s’il ne guérit pas il ne sera pas désespéré ; quel que soit le résultat, il espère, donc il considère que tout n’est pas perdu. Par conséquent celui qui ne pose aucune condition à son espoir transcende ainsi la déception possible.

L’être qui espère a donc une certaine posture vis-à-vis de la temporalité, une posture qui affirme le changement du réel. L’espérance est une sorte de secret inviolable qui a affaire avec l’expérience qui n’est pas encore, ce type d’expérience minant l’expérience déjà constituée. Car restant dans l’expérience constituée, nous sommes tentés de prononcer des discours tels que « on a toujours vu que… » ; et ce type de discours rend impossible l’espérance dans la mesure où il suppose la nouveauté comme irréalisable. Espérer, c’est faire appel à l’existence en tant que celle-ci est une création. Si je me réfère à l’expérience constituée, je nie l’existence créative. Cela étant dit, il faut reconnaître que l’espérance suppose une relation originale de la conscience au temps. Dans la perspective de l’expérience constituée, on considère le temps comme un inlassable ressassement qui n’apporte rien de nouveau. Celui qui désespère possède une conscience du temps qui est fermée, tandis que celui qui espère opère une percée dans le temps lui-même. Face au « néant d’avenir », c’est-à-dire au temps qui se répète, le seul recours est l’espérance.

L’espérance consiste à croire contre toute attente, contre toute anticipation. L’espérance ne consiste donc pas à croire au bonheur. Aucun savoir ne porte sur le réel de l’avenir. L’enjeu ontologique de cet avenir réel est qu’il faut éviter de se réfugier dans le possible car l’espérance n’est pas synonyme de réclamation du possible. L’espérance, c’est le réel qui ouvre l’avenir, qui est tout autant l’impossible que l’improbable. Espérer, c’est attendre l’inattendu, c’est attendre un événement incalculable ; espérer, c’est attendre sans s’attendre à. Incontestablement, l’espérance est dévaluée par l’utopie, c’est-à-dire par le fait de porter son espérance simplement dans l’avenir. Or l’espérance du réel, c’est l’espérance du présent, l’espérance présente ; ce n’est donc pas un non-lieu. C’est ainsi que Héraclite écrit dans le fragment 18 : « Sans l’espérance, vous ne trouverez pas l’inespéré qui est introuvable et inaccessible. » Cela signifie que l’espoir n’est possible et envisageable qu’à la seule condition d’espérer l’inespéré. Penser l’espérance en se posant la question suivante, c’est littéralement la supprimer : « peut-on espérer, alors que les raisons d’espérer sont insuffisantes ou font même complètement défaut ? » Espérance et raison calculatrice s’opposent ; les confondre, c’est par conséquent perdre de vue l’espérance elle-même car l’espérance consiste à transcender les faits. Il est par conséquent absurde de contester le droit d’espérer, ce droit qui est finalement synonyme d’aimer contre toute attente. Nous voyons ici la distinction entre le bonheur et l’espérance. Tandis que le bonheur tend vers une effectivité, l’espérance tend vers une temporalité. Le bonheur suppose une réalisation alors que l’espérance est une attente sans attendu. Cela met en avant une autre distinction, celle qui oppose l’attente d’une échéance et l’attente d’un événement. Lorsque j’attends une échéance, je m’ajuste à l’ordre du monde tandis que lorsque j’attends un événement, j’espère car cette attente est une sorte de promesse qui côtoie le réel. En définitive, l’espérance a comme objet un non-objet, autrement dit l’inattendu.

 

L’espérance n’est pas une recherche de l’avoir, recherche anxieuse tendant probablement vers une perte. Cependant les individus en général sont voués à être enfermés dans la recherche de l’avoir dans l’avenir. Pour autant, la fin radicale de l’avoir équivaudrait à l’anéantissement de l’être fini. De fait, la raison se questionne sur la possibilité de réaliser le projet de mener une vie digne de ce nom, d’où l’importance et même la nécessité d’une philosophie de l’espérance. La finitude de la liberté humaine impose une philosophie de l’espérance, c’est pourquoi la raison a le besoin d’espérer. Mais l’espérance requiert davantage que ce que la raison peut engendrer en matière de représentations ; elle nécessite en effet une foi mais une foi non pas calculatrice mais qui ne vise aucun objet, qui dépasse les limites de l’expérience elle-même. Dès lors l’espérance, c’est toujours espérer l’inespéré, c’est toujours espérer contre toute espérance. L’espérance consiste à toujours espérer contre toute attente, quelle que soit l’issue, que celle-ci soit dévastatrice ou glorieuse. Autrement dit… ayons de l’espoir, mais n’attendons rien.

Jean


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