Le problème du tutoiement généralisé


 

C’est dans le monde du travail que l’on peut éprouver des difficultés pour appréhender l’Autre à cause d’une parole déficiente. La mise en place du tutoiement comme pratique imbriquée dans une culture d’entreprise crée une incertitude vis-à-vis des relations entre collègues.

Ce qui parait troublant dans l’idéologie entreprenariale actuelle, c’est le fait que la communication puisse être codifiée de manière technocratique, sans prendre en compte les affects des différents salariés. Il parait pourtant évident que chacun possède sa manière de parler à l’Autre, des critères qui permettent de passer graduellement du vouvoiement au tutoiement. Or, dans de nombreuses entreprises (ce n’est pas l’apanage des grands groupes, on retrouve également cette tendance en start-up) la parole est devenue un élément intégré à la culture d’entreprise, de la même manière qu’un aspect matériel, qu’un logo, qu’une devise.

Le tutoiement marque l’égalité entre moi et l’Autre, la réciprocité de l’échange qui peut arriver entre nous et surtout l’absence de relation hiérarchique ou de pouvoir. Or ce n’est absolument pas le cas dans les situations en entreprise où chaque individu possède une place, un rôle qui le situe dans la pyramide. Dès lors le tutoiement fait éprouver des affects encore plus malsains lors de dialogues tendus ou répondant à des cas manager à « managé ». Quand une action doit être faite, quand un résultat est attendu ou quand un objectif n’est pas atteint, le tutoiement parait encore plus faire tâche. La communication parait alors devenir un outil schizophrène, à la fois vecteur d’un rapprochement forcé et voile pudique sur des relations hiérarchiques qui ne disent plus leur nom


Comprendre cette problématique éprouvée dans la communication sur le lieu de travail.

Tout d’abord, ce langage inapproprié qui provoque un véritable sentiment de gêne dans la chair n’est pas sans rappeler un passage de l’ouvrage La Plaisanterie de Milan Kundera, où ce dernier écrit: 

« J’avoue ressentir une aversion pour le tutoiement ; à l’origine, il doit traduire une intimité confiante, mais si les gens qui se tutoient ne sont pas intimes, il prend subitement une signification opposée, il est l’expression de la grossièreté, de sorte que le monde où le tutoiement est d’usage commun n’est pas un monde d’amitié générale, mais un monde d’irrespect général. »

Si lui a ressenti ce dysfonctionnement de la parole dans des relations politiques tendues lors de sa vie au sein d’un pays du bloc communiste, on peut connaître un mal-être similaire dans le monde du travail. La communication est défaillante lorsqu’elle induit un rapport à l’Autre qui n’a pas été construit. En voulant « forcer » la proximité, en sautant les étapes de la rencontre et de la mise en place d’une confiance réciproque, le langage provoque un effet contraire à celui escompter.

Cette façon de codifier le langage, de donner une règle qui fait irruption dans le quotidien de la vie a des conséquences sur nos pensées. On peut notamment penser à Henry qui cite ce passage tiré des écrits de Marx « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience. ».

L’environnement dans lequel on évolue a donc un véritable impact sur la vie de la conscience voire plus largement sur notre bien-être au travail. C’est un véritable effort de compréhension qui n’est pas effectué et pris en compte à sa juste mesure dans le monde du travail, expliquant l’embarras parfois ressenti.  

On fait face également dans cette incertitude du langage à utiliser en entreprise, l’expérience de ce qu’Henry nomme dans l’Essence de la manifestation, la duplicité des formes connaissance. On remarque d’une part l’aspect objectif, l’exactitude de la règle d’entreprise, « ici tout le monde se tutoie, c’est comme ça au sein de la Compagnie » et d’autre part la vérité subjective, celle que le sujet ressent à travers la phénoménalisation de l’affect engendré par la mise en pratique de cette règle. Or, on remarque que dans le cas présenté, la mise en place d’un code de communication qui fait fi des affects crée un manque de confiance dans l’utilisation du langage qui peut in fine perturber la communication entre les collègues. Le texte d’Henry est ainsi primordial pour comprendre ce qui se joue et où se trouve la racine du problème. 

On comprend que l’idée de l’entreprise est de faire rentrer le collaborateur dans un rôle, celui de collègue proche des autres collaborateurs par une proximité « jouée » permise par le détournement du but initial du dispositif langagier du tutoiement. Cependant, comme le rappelle Raphaël Gély dans son livre Rôles, action sociale et vie subjective; « Ce qui fait la singularité radicale de leur (les individus) vie échappe à ces rôles. » Or lorsque le rôle n’a pas totalement aliéné l’esprit du salarié, une dissonance peut survenir. L’individu au contact de son rôle entrepreneurial qui lui impose une communication précise peut éprouver un décalage avec sa propre utilisation quotidienne du langage.

Redonner à la parole une force, une finesse et donc une efficacité

On l’a vu, la communication en entreprise peut être source de mal-être et d’incertitude pour les collaborateurs, elle peut même être assimilée à de la grossièreté (cf. Kundera). On a compris que ce problème était causé par le manque d’intérêt des techniques managériales pour l’affect et par extension pour tout ce qui a trait au domaine du subjectif. Un des points de départ permettant de redonner une efficacité à la parole serait, comme l’évoque le professeur chercheur Eric Faÿ dans ses écrits, de « tirer les conséquences de cette donne phénoménologique jusque là inexplorée et pourtant nécessaire alors qu’il s’agit de l’organisation du travail humain. » 

Il s’agit donc, je pense, de réimplanter dans l’entreprise une connaissance de ce qu’est la parole, de ne pas seulement la voir comme un outil permettant un rapprochement artificiel entre collègues. On peut imaginer une simple formation de quelques heures par an pour former les employés sur cette thématique. Les missions seraient alors de :

  • Définir ce qu’est la parole, les conceptions que peuvent en avoir les différents collaborateurs.

  • Ne pas perdre de vue l’affectivité intrinsèque à la parole humaine, qui par les mots qu’elle emploie véhicule et crée des émotions, des nuances, des subjectivités.

  • Sensibiliser les collaborateurs autour du processus de phénoménalisation évoqué plus haut qui peut leur permettre de mieux cerner leur éprouvé.

  • Utiliser les temps d’échanges lors des ateliers pour discuter d’idées importantes autour de cette thématique du ressourcement de la parole. On peut notamment citer en exemple la conception de Vasse de la subjectivité qui montre que la parole n’est pas seulement limitée à notre être mais portée vers ce Fond de la vie commun à chacun des Hommes.

  • Alerter sur cette perte de l’affect au sein de la parole lorsque l’on ne l’utilise qu’en se rapportant à une règle d’entreprise. Sa façon de s’exprimer à l’Autre sur le lieu de travail ne doit jamais être complètement aliénée et codifiée par la culture d’entreprise. Elle doit conserver un minimum de sens pour chacun, vivre de ses particularismes propres à chacun (expressions, accents, …) et évoluer au rythme qui sied à chacun.

  • Écouter les affects des uns et des autres afin de s’adapter au collaborateur et ne pas le mettre dans l’embarras. Il ne s’agit en aucun cas de vouer aux gémonies le tutoiement, simplement il est préférable que celui-ci apparaisse de la même manière en entreprise que dans la vie quotidienne. Ainsi, on privilégiera le tutoiement une fois la relation de qualité établie entre collègues, une fois la confiance et l’empathie mise en oeuvre au sein du groupe.


Redonner une finesse à la parole, c’est l’adapter aux fluctuations des affects qui régissent les relations entre les Hommes. Un tutoiement issu d’une construction fondée sur l’écoute sera bien plus efficace qu’un tutoiement imposé qui pourra être ressenti par certains comme un manque de respect ou un outrepassement de la frontière vie privée / vie en entreprise.

Il est nécessaire que le monde de l’entreprise prenne en compte les conséquences des concepts évoqués plus haut, que ce soit la duplicité des formes de connaissance ou l’implication des « rôles », pour proposer à ses salariés des façons d’être managés plus conformes aux variations des affects de chacun.

Ces problématiques doivent venir compléter les enjeux entrepreneuriaux classiques à savoir la cohésion entre collègues et l’efficacité d’un point de vue économique et productif. Il ne s’agit pas de renier les forces en présence, les dynamiques au sein d’un grand groupe comme d’une start-up qui mènent forcément la parole à être sous l’influence d’une culture d’entreprise.

Le but de ces mesures seraient simplement de permettre au côté « managé » d’avoir une opportunité, un moment, un instant pour exprimer ses affects vis-à-vis de l’utilisation de la parole dans son entreprise. Cette « vie de la conscience » qui reste bien souvent masquée aura ainsi l’occasion de se montrer plus ou moins partiellement. Il revient ensuite au manager de tirer les conséquences de ce qui peut être dit et d’adapter ses techniques de gestion en fonction.   

Ces formations pouvant rapidement être organisées sont un moyen simple de mettre en avant le côté « managé » et sa façon de s’approprier la parole en entreprise. De ces échanges peuvent émerger des problèmes qui ont peu de moments pour être exprimés convenablement. Ainsi, en s’appuyant sur la phénoménalisation pour mettre en évidence les affects des salariés, l’entreprise pourra mieux cerner leurs attentes et modifier certains aspects de son fonctionnement. La parole en sortira plus forte et régénérée. 

Emilien Pigeard

 


Bibliographie :

Henry, M. (1976), Marx I, une philosophie de la réalité, Gallimard, Paris. Ici MI

Henry, M. (1963), L’Essence de la manifestation, Presse universitaire de France - PUF

Gély, R. (2007), Rôles, action sociale et vie subjective, Recherche à partir de la phénoménologie de Michel Henry, Peter Lang

Kundera, M. (1975), La plaisanterie, Gallimard

Faÿ, E. (2011), Vers des formes de gestion « durables ». Contributions d’un ancrage phénoménologique et anthropologique à la recherche en gestion. Université

Vasse, D. (1988), La chair envisagée, Seuil, Paris


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