Le temps passe-t-il ?


Dessin réalisé par Jean

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Pour que le tout existe, il faut que ses parties existent aussi. Or les parties du temps semblent ne pas exister ; en effet, l’instant passé n’est plus et l’instant futur n’est pas encore. Il ne reste alors que l’instant présent mais par définition le présent n’a pas de durée. L’instant est un point et reste indivisible.

Néanmoins, le temps est commun à tous les mouvements. Le temps est en effet lié au changement. Dans une certaine mesure, nous pouvons aisément dire que le temps existe et passe car nous avons tous conscience du changement qui s’opère autour de nous. Sans conscience du changement le temps ne pourrait pas être perçu. Toujours est-il que nous peinons toujours à définir le temps alors même que cette notion nous apparaît totalement naturelle lorsque nous sommes plongés dans la vie quotidienne. Nous comprenons ce qu’est le temps mais nous ne pouvons pas l’expliquer clairement.

 

Le temps se différencie tout d’abord de l’espace dans la mesure où le temps est irréversible. En effet dans l’espace le sens est multiple et je peux faire plusieurs fois le même trajet. De plus, plusieurs objets peuvent coexister dans ce que nous appelons l’espace. De l’autre côté, l’instant lié au temps n’arrive qu’une fois, par conséquent le temps est une succession et non une coexistence d’éléments distincts. Nous pouvons donc résumer la distinction fondamentale entre l’espace et le temps ainsi : tandis que l’espace est le champ de la liberté, le temps est celui de la nécessité.

Il ne faut donc surtout pas confondre le temps et l’espace. Ainsi, Bergson veut montrer que la durée n’a rien à voir avec l’espace. Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, il explique que le temps de la physique n’est pas le temps réel. La science utilise le temps comme une variable, or dans ce cas elle remplace le mouvement par une multitude d’instants. Pour Bergson il n’existe qu’un seul mouvement et ce mouvement est quelque chose qui dure. Le problème se trouve précisément dans la durée. Pour retrouver le propre du mouvement, qui est la mobilité, il faut faire l’expérience du mouvement, autrement dit s’installer dans le réel et quitter la représentation extérieure qui peut être découpée. La discontinuité de l’espace est liée à la trajectoire et cette transposition est liée au langage. En effet la société nous formate pour que nous ayons une pensée spatiale. Il est alors difficile de penser le mouvement comme une mobilité et non comme une trajectoire.

Car pour celui qui mesure un intervalle de temps, le temps et l’espace sont confondus. Or pour la conscience immédiate, le temps est la conscience d’une durée pure, autrement dit non mélangée avec de l’espace où règne une multiplicité qualitative. La durée est une succession sans distinction, c’est une interprétation, une organisation intime. En effet nous avons une conscience intime de la durée et au sein de cette durée le passé n’est pas séparé du présent. Le passé immédiat et le futur imminent sont entremêlés. La conscience est comme un pont jeté entre le passé et l’avenir. Cela signifie que le présent ne prend pas la place du passé mais le prolonge, autrement dit quelque chose de plus s’ajoute. La durée est par conséquent créatrice dans la mesure où je ressens des choses différentes, où les états d’âme sont hétérogènes et non immuables. Le passé se conserve, c’est-à-dire que ce que je vis s’ajoute à ce que j’ai vécu et ne le supprime pas. Chaque état de conscience prolonge ainsi les états précédents, par conséquent nous sommes toujours différents de ce que nous étions à l’instant d’avant. Nous pouvons donc dire que le temps est un jaillissement imprévisible de nouveauté.

Pour éprouver la durée pure, il faut sympathiser avec le rythme de la durée en mettant en veille notre moi mécanique. L’individu ayant pris conscience de la durée est à la fois docile et maître du rythme de la durée. Car toute durée est solidaire d’une conscience mais cette conscience n’est pas une visée, elle est une expérience sans distance. Autrement dit la conscience et l’écoulement sont liés et constituent la structure interne de la conscience temporelle.

Le temps n’est donc pas passager mais immuable, c’est-à-dire qu’il ne disparaît pas et qu’il est étranger au mouvement. Finalement, ce qui passe, ce n’est pas le temps mais les choses dans le temps.

En effet le temps est au fondement de toutes nos intuitions ; cela signifie qu’il est purement a priori, autrement dit sans lui l’effectivité des phénomènes serait impossible. Par conséquent, le temps est une « forme pure de l’intuition sensible [1]», pour reprendre la formulation de Kant dans la Critique de la raison pure. Le temps précède toute expérience, donc il n’est aucunement un concept : l’intuition immédiate du temps nous est donnée originairement. En somme, les concepts de changement et de mouvement ne sont possibles que par la représentation du temps.

De plus le temps appartient à un sujet, il est la forme de son sens interne, c’est pourquoi il a certes une réalité empirique mais n’a pas une réalité absolue. Le temps détermine ainsi la relation des représentations dans notre état interne. « Le temps n’est donc purement et simplement une condition subjective de notre (humaine) intuition (…) et en lui-même, en dehors du sujet, il n’est rien [2]», écrit Kant. Cependant, vis-à-vis des phénomènes, nous pouvons dire que le temps est objectif dans la mesure où tous les phénomènes sont dans le temps. Cela signifie clairement que le temps n’est pas dans les objets extérieurs mais qu’il est dans le sujet. Par conséquent, le temps a une réalité subjective : en moi existe une réelle représentation du temps. Le temps n’est donc pas une chose en soi qui s’attache aux objets.

Tous les phénomènes sont dans le temps et change dans le temps mais le temps lui-même demeure et ne change pas. Les phénomènes sont perçus dans le temps mais le temps lui-même n’est pas perçu. Par conséquent, et cela est paradoxal, c’est dans le temps que l’on peut trouver la substance du temps en général, la substance étant l’élément permanent qui détermine tout ce qui appartient à l’existence. Le permanent est donc le substrat de la représentation empirique du temps. Cela signifie que la permanence est l’autre nom pour dire le temps car sans lui aucun phénomène ne pourrait advenir. Ainsi, la permanence concerne le temps et le changement concerne les phénomènes se trouvant dans le temps. L’existence persiste par conséquent dans le temps par la substance qui se trouve dans chaque phénomène.

 

Si le temps désigne l’instant présent alors oui le temps passe dans le sens où il disparaît irréversiblement. Mais l’instant est un point et non un intervalle, autrement dit ce n’est pas une partie mais une limite du temps ; or si l’instant n’est pas temporel, s’il est immobile, comment dire qu’il passe ? Certes le temps englobe chaque chose mais le temps lui-même n’appartient pas au temps : le temps est la permanence du monde.

L’instant mathématique, ce point, définit le temps des physiciens mais ce temps ne passe pas puisqu’il est spatial. En revanche le temps vécu quand je parle n’est pas une suite d’instants mais une durée et cette durée ne se définit pas par le passage mais par la présence. Le moment présent dure et il dépend de moi de ne pas le laisser passer sans profit par le sens de l’occasion et par le sérieux.

Nous remarquerons, car nous avons parlé de Bergson et de Kant, que Kant ne serait manifestement pas en accord avec la durée pure que mentionne Bergson, ou du moins pas en accord complet. Car l’intuition de quelque chose de permanent se trouve dans la permanence spatiale des objets extérieurs. Or, en moi-même, je peux supposer qu’il y a un sujet permanent mais je n’en ai aucune intuition. Cela signifie que l’intuition de notre propre durée dépend de l’intuition du monde extérieur et que la conscience de nous-mêmes n’est possible que dans l’horizon du monde réel.

Toujours est-il que nous sommes conscients du fait que le temps joue contre nous, qu’il passe et que l’instant est fugace, impossible à saisir. « Le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pions », écrit Héraclite. L’enfant, en l’occurrence le temps, gagne à tous les coups dans la mesure où l’enfant est celui qui ne connait ni le bien ni le mal : il gagne par nécessité. Le temps mange la vie, et finit par manger toute notre existence. Nous ressentons de plus le poids du temps et l’ennui qui lui est inhérent. Finalement nous passons notre temps à oublier le temps car celui-ci nous accable. C’est pourquoi « il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous [3]».

Ainsi le temps est à la fois l’horizon indépassable de la vie humaine et une manière informe qui attend d’être remplie et déterminée. Les êtres humains ne supportent pas le repos car celui-ci apporte nécessairement une angoisse : nous sommes dans l’incapacité de supporter le néant et la mort, autrement dit nous ne pouvons pas supporter l’idée que nous avons de nous-mêmes. C’est pourquoi le moi est haïssable (Pascal). En somme, pour l’être humain, le temps est fondamentalement la forme que prend son vide intérieur, c’est pourquoi il faut se divertir afin ne de pas penser à son néant dans la solitude la plus complète. Alors, « oublions que le temps existe et ne comptons pas les jours de la vie [4]»...


[1] Kant, Critique de la raison pure, GF Flammarion, 2006

[2] Ibid.

[3] Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, « Enivrez-vous », Poésie/Gallimard, 2006

[4] Hölderlin, Œuvres, Hypérion, Pléiade, 1967

Jean


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