Le sentiment de soi dans l’activité érotique
Seuls les êtres humains semblent avoir fait de leur activité sexuelle une activité érotique. L’érotisme humain – c’est-à-dire toutes les pratiques et toutes les représentations qui éveillent le désir sexuel, qui suscite une excitation sexuelle – s’oppose à la sexualité animale dans la mesure où il met en jeu la vie intérieure. Cependant toute activité sexuelle de l’être humain n’est pas obligatoirement érotique.
L’érotisme, venant de éros en grec signifiant le désir, se distingue de l’amour dans le sens où l’érotisme n’est pas un sentiment mais plutôt un certain jugement esthétique qui se rapporte au plaisir sexuel. L’érotisme se distingue aussi de la pornographie car celui-ci met en jeu l’imagination, la suggestion et les fantasmes. Il est une recherche indépendante de la fin naturelle donnée dans la reproduction ; par conséquent la reproduction s’oppose à l’érotisme mais l’érotisme se définit par la jouissance dans le processus de reproduction.
Les relations érotiques humaines créent aussi bien du plaisir que de l’effroi dans la mesure où l’acte sexuel suscite un excès d’excitation provoquant une sublime angoisse. Toujours est-il que le plaisir lié à l’expérience érotique peut mener à une continuité où les deux individus – à jamais discontinus – s’unissent dans un même mouvement. Cela étant dit, nous ne pouvons absolument pas douter que l’activité érotique soit une expérience intérieure révélant notre soi.
Du plaisir et de l’effroi
L’angoisse liée à la pratique sexuelle vient du fait que celle-ci se présente comme un interdit, comme une pratique révélant les parties sombres et originelles de notre être et du monde. Mais lorsque nous transgressons l’interdit, c’est-à-dire lorsque nous nous soumettons à l’impulsion en nous, l’interdit s’évapore cependant le sentiment du péché surgit ; c’est le paradoxe même de la pratique sexuelle : elle est désir et effroi, plaisir et angoisse. L’angoisse fondant l’interdit est la condition de la montée du plaisir quand nous enfreignons cet interdit.
L’angoisse et la défaillance font en effet partie de l’activité sexuelle mais c’est aussi la défaillance qui crée la volupté. La sensualité humaine prend l’aspect d’une fêlure inséparable du plaisir. Celui ou celle qui jouit est celui ou celle qui oublie sa condition d’humain pour retrouver le côté animal enfoui sous des épaisseurs de mœurs et de coutumes. Cette activité apparaît comme contraire à notre dignité d’être humain, c’est pourquoi nous associons la pratique sexuelle à un interdit fondamental.
L’effroi est le signe du fantasme ; il est l’excès d’excitation bloquant le corps, faisant perdre le langage et déchirant l’âme. « L’effroi est une extase impréparée. Aussi impréparée que le traumatisme. [1]» L’effroi réside aussi dans le fait que nous ne pouvons pas fuir notre corps, que nous sommes enchaînés à lui.
« L’angoisse signifie dans ce sens contempler au point de mourir. Je puis même affirmer : une contemplation qui se déroule sans angoisse n’est pas une contemplation. Il faut même dire de façon plus archaïque : une contemplation sans mort n’est pas une absorption véritable. Il s’agit de se laisser dévorer vivant » (Pascal Quignard, La Nuit sexuelle)
Donc, l'être humain est manifestement terrifié par ses mouvements sexuels. La sexualité humaine est remplie d’anxiété et d’effroi dans la mesure où elle dévoile, montre la nudité. Car se dénuder c’est révéler son altérité aux yeux de l’autre. La mise à nu est un élément important de l'érotisme dans la mesure où la nudité s'oppose au contexte de la vie habituelle, pratique, et donc de la discontinuité. Bref, se mettre à nu, c'est dévoiler et c'est révéler à l'autre les possibles moments de continuité. Cependant, l'être humain peut surmonter cet effroi, le regarder en face. Toujours est-il qu'il existe un lien frappant entre la mort et l'excitation sexuelle.
Saisir la continuité
Nous sommes des êtres discontinus cependant la reproduction, lorsque le paroxysme est touché, permet leur continuité. C’est cela que met en jeu l’activité sexuelle : le passage de la discontinuité à la continuité le temps d’un instant puis au retour de la discontinuité. La mort inhérente à la continuité expérimentée se déploie dans toute sa force lorsque l’être se dépense totalement, lorsqu’il met en jeu tout son être, aussi bien sa violence que son trouble.
Car l’activité érotique est en quelque sorte toujours la violation de la discontinuité de l’autre qui conduit vers la mort. Il est finalement impossible ne pas « violer » l’autre dans le sens où nous détruisons et violons sa discontinuité pendant l’acte sexuel. Comme l’écrit Bataille, « ce qui est en jeu dans l’érotisme est toujours une dissolution des formes constituées [2]». Que ce soit l’autre ou moi-même, nous nous perdons tout autant comme être discontinu dans la pratique sexuelle érotique ; en effet dans le désir sexuel tout le corps du désirant, explosif, s’oriente dans une direction ultime.
C’est la nuit qui accomplit la continuité des êtres et un semblant d’éternité, un temps arrêté. En fermant les yeux, nous faisons disparaître l’autre, nous le tuons, nous le détruisons, nous le mettons « dans la nuit du tombeau [3]».
« L’érotisme ouvre à la mort. La mort ouvre à la négation de la durée individuelle » (Georges Bataille, L’Erotisme)
Finalement la continuité retrouvée (qui ne dure qu’un instant) grâce à l’acte sexuel érotique est remplie d’illusion dans la mesure où cette continuité des corps et des énergies n’est ressentie qu’individuellement. C’est l’individu, dans sa discontinuité, qui vit pleinement la continuité. C’est pourquoi l’érotisme des corps sera toujours, dans une certaine mesure, un mouvement égoïste dans le sens où l’un comme l’autre recherche individuellement dans l’acte la continuité originelle perdue à tout jamais.
Une expérience intérieure
Dans l’activité érotique, le « je » se perd, l’individualité plonge dans un abîme ; c’est pourquoi elle est une remise en question du sujet. L’activité sexuelle nous révèle, « elle implique un sentiment de soi [4]». Nous ne pouvons pas parler d’érotisme sans parler d’expérience intérieure, en effet ce sentiment de perdition de l’individualité doit être vécu et ressenti par un sujet. Nous ne pouvons pas parler d’érotisme sans parler d’expérience intérieure car l’érotisme de façon objective n’existe pas. En effet le sentiment de perdition de l’individualité s’incarne subjectivement. Donc, l’érotisme ne peut pas être évoqué par l’intelligence de façon objective car il révèle nos mouvements intérieurs.
C’est pendant la pléthore que se produit ainsi la crise individuelle car le sujet passe du calme à l’agitation violente. Au même moment se produit la continuité de l’être et sa séparation intérieure. En ce sens, « l’activité sexuelle est un moment de crise de l’isolement [5]». La surabondance d’énergie déployée pendant l’acte atteint son paroxysme lors de la pléthore et cette surabondance commande la mort. En définitive il n’y a que la stagnation et la paix des organes qui maintiennent le calme et l’isolement des êtres discontinus.
[1] Georges Bataille, L’Erotisme, Les éditions de Minuit, 1957
[2] Ibid.
[3] Pascal Quignard, La Nuit sexuelle, Flammarion, 2007
[4] Georges Bataille, L’Erotisme, Les éditions de Minuit, 1957
[5] Ibid.
Jean
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