Le courant illibéraliste et son apparition dans la Loi fondamentale de la Hongrie


Sur la photo : Le Premier ministre hongrois Viktor Orbàn (à gauche) face au Président du Conseil européen Charles Michel (à droite) lors du Sommet UE - Balkans occidentaux (source : Union européenne)


« Une façon d’expliquer le décalage entre un discours juridique qui réfute l’idée de « démocratie illibérale » et un discours politique qui le présente comme une réalité actuelle, consiste à replacer la discussion au sein du langage du droit. »[1]. Comme le souligne ici Étienne Dubout, l’opposition entre l’existence juridique de l’illibéralisme et son interprétation politique est fondamentale pour comprendre ce phénomène. La Loi fondamentale actuelle de la Hongrie est caractéristique de cette tension, puisque sa conception et sa mise en place ont eu lieu en 2011, après l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbàn, qui revendique la nécessité d’une démocratie libre des principes du libéralisme.

Ici, illibéralisme est entendu comme le rejet de certains ou de tous les principes du libéralisme politique comme fondements d’un régime démocratique, même si ce dernier en a tous les aspects. La Loi fondamentale de 2011 a ainsi questionné cette idée de la systématisation de l’illibéralisme, puisqu’elle porte en elle-même certains de ces principes, à tel point que le Conseil de l’Europe s’est saisi de ce problème la même année à travers la Commission de Venise. Ce texte constitutionnel, héritage de la chute du communisme mais également de l’intégration européenne et des éléments symboliques de la Constitution historique hongroise, est donc particulièrement intéressant pour comprendre le concept de la « démocratie illibérale ». Ce n’est en effet pas le régime démocratique, la représentativité du peuple et le fonctionnement des institutions qui sont ouvertement mis en cause, mais plutôt la dimension libérale de la démocratie moderne, le mimétisme sur les systèmes politiques des autres États membres de l’Union européenne et la conformité à une pensée occidentale jugée inapte à résoudre les problèmes actuels de la Hongrie. Afin de bien comprendre la tension actuelle dans la société hongroise qui résulte de cette nouvelle tendance renforcée par la Loi fondamentale de 2011, il faut la replacer sous l’angle de l’apport politique du parti Fidesz, actuellement au pouvoir avec la coalition de droite conservatrice et chrétienne KDNP. Cet apport est non seulement ancré dans les débats de la Hongrie en interne et au sein de l’Union européenne, mais il est surtout incarné par le Premier ministre Viktor Orbàn depuis la victoire aux législatives de 2010. Ainsi, cette réflexion s’appuie d’une part sur son discours de 2014 prononcé lors de la vingt-cinquième Université d’été de Bálványos en Roumanie, et d’autre part sur son essai de rentrée politique publié en 2020 dans le quotidien national Magyar Nemzet. Outre leur contenu qui présente le programme et définit la vision de l’illibéralisme du Premier ministre, leur forme est particulièrement intéressante, puisque le premier s’adresse à des étudiantes et étudiants des minorités hongroises présentes dans les pays limitrophes, et pour le second à un vaste public lecteur de ce journal. Par ailleurs, il est intéressant de constater que les points fondamentaux de chaque texte ne divergent pas dans leur majorité, même avec six années de décalage.

La démonstration ci-dessous a pour objectif de comprendre la façon dont certains éléments du libéralisme sont remis en cause et d’analyser le projet de l’illibéralisme « à la hongroise » au regard de l’étude du texte constitutionnel du pays.

Comment le courant illibéraliste s’est-il affirmé dans la Loi fondamentale hongroise par la mise en œuvre du programme de gouvernement de Viktor Orbàn ?

Il s’agira dans un premier temps de comprendre la façon dont ces principes libéraux sont remis en cause dans le discours de Viktor Orbàn, puis dans un second temps d’analyser le projet illibéral hongrois s’appuyant sur des éléments de la Loi fondamentale.

 

 

 

         Il faut donc tout d’abord comprendre que cette affirmation de l’illibéralisme dans la Loi fondamentale à travers le projet de Viktor Orbàn se caractérise par un rejet des principes libéraux qui remettraient en cause l’idée d’une « démocratie illibérale ». Même si le texte constitutionnel ne comporte pas d’éléments « négatifs », remettant directement en cause des valeurs ou des idées, il peut être interprété comme un appui à cette entreprise critique.

         Ce rejet des principes du libéralisme est justifié dans le discours de Viktor Orbàn par les effets considérés comme néfastes de ces derniers pour la société hongroise. Dans son projet, le Premier ministre entend discréditer un système sclérosé en s’appuyant sur les dispositions prévues dans la Loi fondamentale de 2011. Ce rejet est d’abord une nécessité car à l’image des autres États membres de l’Union européenne, la Hongrie a souffert des conséquences de la crises économique de 2008 (et en souffre encore, notamment sur le plan de l’inflation). Cette crise a une explication simple dans le projet illibéral : la libéralisation incontrôlée de la société aux niveau économiques mais également politique après la chute du régime communiste. La question n’est bien entendu pas de rétablir la « démocratie populaire » qui caractérisait l’État hongrois jusqu’en 1989, mais de trouver une nouvelle forme de solution démocratique qui puisse se détacher des dérives du libéralisme. C’est pour cela que Viktor Orbàn appelle à un « changement de régime » dès 2014 suite à la large victoire de son camp aux élections législatives. Et ce changement se doit de pouvoir s’appuyer sur un texte constitutionnel afin de réformer en profondeur l’État et la société en Hongrie. Cette question législative est d’autant plus importante, puisque le Premier ministre dispose dès lors d’une majorité suffisante (deux tiers des députés l’Assemblée nationale) pour se détacher des traités internationaux, et notamment ceux de l’Union européenne. L’article E alinéa 4 de la Loi fondamentale dispose ainsi que le gouvernement peut à présent refuser d’être lié à des contraintes européennes jugées néfastes pour le bon fonctionnement de l’État hongrois. C’est particulièrement cette possibilité constitutionnelle qui justifie alors la remise en cause du principe de subsidiarité de l’Union européenne. Ce cheval de bataille du gouvernement Orbàn lui permet de lier l’action de la Commission européenne et de la « sphère bruxelloise » aux désordres de l’économie libérale et des milliardaires progressistes, comme en témoigne la campagne de diffamation publique à l’encontre de M. Soros considéré comme un agent de l’Union européenne.[2]

         La critique des principes libéraux est donc le moyen de proposer une distinction entre démocratie et libéralisme. C’est ainsi que se fonde le cœur du projet de Viktor Orbàn, qui tente de contredire les critiques d’un régime autoritaire en affirmant la possibilité d’un régime représentatif n’étant pas soumis aux exigences du libéralisme politique. Le premier aspect est assez simple puisqu’il consiste à « redonner le pouvoir au peuple ». Jusqu’ici, la Loi fondamentale est très claire, notamment dans son article B alinéa 3 : « La source du pouvoir public est le peuple. » Sauf que c’est ce pouvoir public qui doit selon le programme du Fidesz mieux permettre de répondre aux aspirations populaires. Pour Viktor Orbàn, il faut ainsi « rompre avec les principes et les méthodes d’organisation sociale libéraux » (Orbàn 2014). L’indépendance de la justice, les organisations de la société civile, la presse d’opposition, tout cela doit avant tout se conformer à l’intérêt populaire qui seul doit guider la politique hongroise. Le deuxième aspect de cette distinction est la mise en avant de l’essoufflement du libéralisme politique « à l’occidentale ». Comme le souligne Étienne Dubout, « la démocratie est entièrement bâtie sur une tension entre, d’un côté, l’organisation de la liberté collective […] et, d’un autre côté, la protection de la liberté individuelle » (Dubout 2021). L’illibéralisme apporterait donc une solution, puisque seul l’intérêt commun devrait primer car à terme, il permettrait la réalisation des intérêts individuels. Viktor Orbàn remet ainsi en cause l’idée que la démocratie libérale est la seule version d’un régime démocratique, et que cette idée n’est que l’héritière de « l’oppression intellectuelle libérale » (Orban 2020) contre laquelle la société hongroise doit se rebeller.

 

 

 

         Il convient à présent d’analyser cette affirmation du courant illibéraliste dans la Loi fondamentale à travers le projet de cette nouvelle société hongroise. Ainsi, selon la vision de Viktor Orbàn, l’État hongrois doit évoluer progressivement pour placer la communauté nationale comme fondement de son fonctionnement et de ses institutions. Le texte constitutionnel vient ainsi soutenir ce projet de nouvelle société et renforce ainsi la tendance illibéraliste dans son interprétation.

         Cette nouvelle société se caractérise d’abord par la promotion des valeurs morales traditionnelles. L’illibéralisme devient ainsi un moyen de placer des idées très conservatrices comme des garanties du bon fonctionnement de la société hongroise. De manière très claire, c’est la question de la religion qui vient caractériser le projet illibéral hongrois. L’article Q alinéa 4 dispose ainsi que « La protection de l’identité constitutionnelle et de la culture chrétienne de la Hongrie relève de l’obligation de tous les organes de l’État. », plaçant les valeurs chrétiennes au même niveau que les fondements juridiques de la Loi fondamentale. C’est un véritable projet de reconstruction des valeurs que porte le gouvernement hongrois et qui peut s’appuyer sur la mise en avant des racines chrétiennes de la nation comme caution d’un projet politique pourtant distinct des dogmes religieux. Comme le rappelle Étienne Dubout, « […] la substance du droit est rendue dépendante de préceptes « moraux » de nature religieuse. En ce sens, la « démocratie illibérale » est elle aussi, à certains égards, un projet d’ordre moral. » (Dubout 2021).  Ce projet d’ordre moral doit donc rassembler les forces vives de la nation et celles au niveau politique qui se retrouvent dans les valeurs chrétiennes et conservatrices. Ceci explique ainsi l’appel lancé par Viktor Orbàn aux autres formations conservatrices hongroises et à ses alliés dans les États membres de l’Union européenne qui doivent selon lui participer à ce renouveau pour les nations. Et logiquement, cette nouvelle société marquée par les valeurs chrétiennes doit prendre sa source dans la famille traditionnelle. La Loi fondamentale ignore ainsi toute forme d’alliance matrimoniale différente de la relation hétérosexuelle, en vertu de son article L alinéa 1 qui rappelle que « La mère est une femme et le père est un homme. » Cette vision très conservatrice de la famille comme base de la communauté de la nation rappelle non seulement la politique nataliste du gouvernement hongrois, mais également la lutte contre l’influence extérieure plus progressiste. Cette question sert ainsi la critique des organisations non gouvernementales qui remettent en cause ce carcan familial, et Viktor Orbàn s’en fait fort en rejetant les effets prétendument néfastes de la « propagande arc-en-ciel » (Orban 2020).

Mais ce projet de communauté national, si traditionnel soit-il, est aussi un moyen de comprendre l’illibéralisme comme une revendication de la nationalité au-dessus de la citoyenneté. Le cas de la Hongrie, particulièrement dépecée après la Première Guerre mondiale, sert ainsi de support pour un discours revendiquant la légitimité d’une « grande Hongrie » extra territoriale. Ainsi, la Profession de foi nationale, présente dès le début de la Loi fondamentale, rappelle que les citoyens sont au service de la Nation et qu’ils sont « prêts à fonder l’ordre de [leur] pays sur la coopération de la nation. » Il est facile alors pour Viktor Orbàn de revendiquer ce besoin de rassembler la communauté nationale, non circonscrite par la citoyenneté, pour contribuer à la « course pour la réussite de la nation » (Orban 2020). À cette question de la coopération pour la nation s’ajoute alors le besoin quasi existentiel de rappeler que l’État et la démocratie illibérale sont les meilleurs moyens de protéger les minorités hongroises à l’extérieur du territoire. L’article D consacre cette cohésion nationale transfrontalière en ceci que l’État « […] soutient leurs efforts déployés pour maintenir leur magyarité, la mise en œuvre de leurs droits individuels et collectifs, la mise en place de leurs organes collectifs d’autogestion, leur épanouissement sur leur terre natale ». Le Fidesz porte ainsi ce projet national comme moyen de soutenir la culture hongroise de manière presqu’irrédentiste et se pose comme seul protecteur des minorités extra territoriales. Viktor Orbàn construit ainsi l’illibéralisme hongrois comme une revanche face aux politiques qui auraient refusé la reconnaissance des Hongrois extraterritoriaux[3]. Le système libéral aurait ainsi abandonné la communauté nationale au profit de préoccupation individualistes ou internationalistes, obstacles au bon fonctionnement de la société hongroise.

 

 

 

         Ainsi, cette analyse permet de comprendre que l’illibéralisme comme dynamique constitutionnelle et de gouvernement se place en rupture de la vision « occidentale » de la démocratie pour proposer un projet de société conservateur avant tout basé sur une vision nationale et communautaire de la démocratie.

         Pour conclure, cette affirmation progressive du courant illibéraliste et son appui sur la Loi fondamentale de la Hongrie se construit à la fois par un rejet des influences extérieures et une promotion de la nation et du peuple comme source d’une démocratie plus vivante, et conservatrice. La remise en cause des effets jugés néfastes du libéralisme laisse la porte ouverte à une interprétation très politique et traditionnaliste du texte constitutionnel par le gouvernement de Viktor Orbàn et menace ainsi les freins à l’essor d’un régime autoritaire. Et si le débat est avant tout sur le sens de la nation hongroise, il est profondément lié à la vision l’intégration européenne et de ses limites.

         Outre cette question de l’illibéralisme dans la Loi fondamentale, cette dynamique remet en cause la définition de l’État de droit comme fondement de la démocratie libérale. Un État de droit notamment basé sur la séparation des pouvoirs, et qui pousse Étienne Debout à poser l’hypothèse d’une confusion du droit et du politique dans une démocratie illibérale. Selon lui, « le respect des formes du droit implique nécessairement l’exercice d’un certain pouvoir par les juges, si bien qu’il devient contestable de penser que le droit impose réellement des formes au politique, puisque d’une certaine manière, il participe également à l’exercice de ce pouvoir. » (Dubout 2021).

Pierre Jouin


Sources

[1] Dubout, É. (2021). Démocratie illibérale et concept de droit. Revue trimestrielle des droits de l'Homme, 127, 511-523.

[2] Orbán V., (21/09/2020) « Essai de M. Viktor Orbán, premier ministre de Hongrie », Magyar Nemzet

[3] Orbán V. (30/06/2014) « Discours à la 25e Université d’été de Bálványos »


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