Al Jazeera, un média progressiste au service d’une autocratie


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Cette tribune se place comme une analyse personnelle du média international Al Jazeera et de sa filiale française AJ+ français, dans le contexte du meurtre de l’une de ses journalistes ce 11 mai 2022 à Jénine au cours d’une opération anti-terroriste de Tsahal (armée israélienne). Il s’agit d’un sujet brûlant et sensible, c’est pourquoi quelques indications s’imposent.

 

Il ne s’agit en aucun cas d’insulter la mémoire de Shireen Abu Akleh ou la qualité de son travail. La mort d’un reporter de guerre au cours de ses missions, bien que faisant partie des risques du métier, n’est jamais souhaitable pour la liberté d’expression.

Je ne chercherai pas à prendre parti dans le conflit israélo-palestinien. À mon sens la seule option à long terme est l’affirmation de deux États voisins indépendants et dialoguant, comme c’est le plan des Nations Unies depuis le début de ce conflit.

Il s’agit de mon opinion propre, qui n’est pas celle de notre rédaction. J’invite donc au dialogue, à des réponses argumentées et surtout à la mesure des potentielles réactions.

 

Néanmoins, il me semble aujourd’hui important, dans le contexte d’un conflit où le rationnel est trop souvent mis de côté au profit d’actions et de déclarations motivées par les émotions, de revenir sur la crédibilité d’Al Jazeera.

 

 

La neutralité impossible de « l’île » qatarie

 

Al Jazeera est à l’origine une chaîne d’information en continue lancée le 11 novembre 1996 par l’émir du Qatar Hamad ben Khalifa Al Thani avec un double objectif initial.

Il s’agit d’une part de proposer un média sur le modèle occidental, d’apparence moderne et libérale, qui entre en compétition avec les chaînes d’informations officielles qui animent le paysage médiatique du Moyen-Orient. Il s’agit donc de proposer une sorte de troisième voix (et voie), entre les médias d’État d’Arabie saoudite ou d’Égypte et les grandes radios anglophones des États-Unis et de leur vassal… pardon, allié britannique.

Il s’agit d’autre part de prôner la politique étrangère et le soft power du petit émirat du Qatar. En effet, la principale puissance politico-médiatique d’alors qu’est l’Arabie Saoudite, tente de garder jalousement sa position de première interlocutrice des Occidentaux, et l’émirat du Qatar, qui soutient les soulèvements populaires des Printemps arabes et les groupes islamistes comme celui des Frères Musulmans, apparaît comme un petit voisin dérangeant. Alors, quoi de mieux pour continuer à épicer les relations qu’un média international au service de l’émirat.

 

Alors, le média Al Jazeera semble donc être voué à démocratiser l’accès à l’information en gardant une indépendance face aux puissances locales et internationales. Le but semble louable, et ne fait partie finalement que d’un processus d’occidentalisation (voire de démocratisation) des États du Moyen-Orient.

Oui, mais le Qatar n’est pas une démocratie. Le Qatar est une monarchie absolue, qui permet (et utilise abondamment) l’esclavage, des formes modernes de servage, qui garde les lois de la charia comme le lynchage, la décapitation pour ses opinions politiques et ses orientations sexuelles, ou encore la censure d’une proto opposition politique. De même, Al Jazeera n’est finalement qu’un des aspects de la politique extérieure du Qatar, venant compléter la soudaine passion pour le football et ses valeurs de tolérance et de respect ou sa position d’exportateur de gaz naturel mondial. Alors, même si la plupart des journalistes, éditorialistes ou membres de la rédaction proviennent de la BBC, de CNN ou de médias européens (ce qui en dit long sur l’éducation à la liberté d’expression et la formation des jeunes journalistes dans les États arabes), les fonds, la ligne éditoriale et les moyens sont fournis par la famille royale qatarie et ses intérêts, même après bientôt 30 ans d’existence. On ne peut donc considérer a fortiori Al Jazeera que comme un outil de soft power pour une autocratie et des valeurs qui entrent en contradiction avec les plus simples libertés fondamentales.

 

Les médias occidentaux ne sont pas différents ? Ils sont aux mains d’actionnaires et de politiques ? Eh bien, au moins il existe la possibilité dans leurs pays d’origine de les critiquer ouvertement sans finir derrière les barreaux.

 

 

La diabolisation du peuple israélien

 

Voici mon point : je ne remets pas en cause la dénonciation des actions de l’État d’Israël à l’encontre du peuple palestinien, je ne remets pas en cause les allégations contre les crimes avérés de certains militaires et colons israéliens sur les territoires de l’État palestinien.

Je veux souligner que la ligne éditoriale d’Al Jazeera, qui se revendique indépendante et uniquement penchée sur les faits, construit son analyse du conflit israélo-palestinien sous l’angle d’un dénigrement des Israéliens (qu’ils soient concernés directement ou indirectement par les évènements) et par une obsession malsaine à victimiser le peuple palestinien dans le but unique de donner une vision univoque de l’histoire (et donc de la manipuler) dans un désir populiste d’être plébiscité par les opinions publiques internationales.

 

Après cette exposition d’idées et d’opinion, il convient d’argumenter un peu, pour ne pas être qu’un excité révolté.

 

Cette diabolisation est tout d’abord le désir de respecter la ligne diplomatique du Qatar, comme expliqué plus haut. Comme la quasi-totalité des pays à majorité musulmane, l’émirat affiche une position anti-israélienne plus qu’une position propalestinienne. C’est-à-dire que les fonds sont davantage envoyés pour supporter les groupes extrémistes et les combattants du Hamas que pour développer des structures publiques et accueillir les Palestiniens ayant fui à l’étranger. En effet, l’essentiel des actions de la fondation Qatar Charity est de soutenir les foyers de la culture musulmane, plus que l’aide à des réfugiés de guerre. Al Jazeera, sans épargner Israël, vient donc donner une voix aux Palestiniens, pour que ceux-ci s’expriment, tout en s’abstenant bien entendu de laisser place à une quelconque contradiction, mais plutôt à une nuance dans les châtiments réservés à Israël (choisir entre des sanctions économiques ou l’éradication du peuple israélien).

 

Cette diabolisation d’Israël, et plus insidieusement de la culture occidentale, se passe également par un culte de l’image choquante et du scoop filmé. J’entends par là que les reporters d’Al Jazeera, suivant pour la plupart les « recommandations » de la rédaction, cherchent avant tout à nourrir leurs observations par l’utilisation de photographies « chocs » ou des témoignages larmoyants afin de provoquer chez les téléspectateurs une réaction épidermique en faveur des Palestiniens, et par la suite contre les Israéliens. Parallèle troublant qui peut être fait avec leur volonté d’absolument donner une voix et une image aux portes paroles d’organisations terroristes islamiques comme Al Qaïda ou Al Nusra, qui, vous me l’accorderez, ne sont pas très tendres avec Israël.

 

Alors, à travers les lignes éditoriales et les images, Al Jazeera a contribué à donner une version univoque de l’histoire, minimisant les attaques du Hamas et de terroristes palestiniens et cherchant à amplifier chaque exaction commise par les Israéliens, au moyen Orient, mais également en Europe.

 

 

Propagande grossière et paradoxes : le cas français

 

Pour cette dernière partie, je souhaite revenir sur le cas d’AJ+ français et de ses positions. Ce média, créé par Al Jazeera (et donc financé par le Qatar), est présent dans la plupart des pays occidentaux, et notamment en France où leur chaîne Youtube est suivie par environ 325 000 personnes. Or, ce média se définit comme « éveillé e s, impliqué e s, créatif ve s », et prône une plus grande inclusivité dans le traitement des sujets de sociétés. Vous sentez le paradoxe venir ?

 

En effet, de nombreuses vidéos et contenus publiés se veulent progressistes, très engagées pour la reconnaissance de la communauté LGBT+ ou le respect de libertés fondamentales lors des manifestations de gilets jaunes et la dénonciation des violences policières. Le ton est donc donné, le but est de toucher un public jeune, contre les dérives du capitalisme et les pensées réactionnaires, plus sensible à ces enjeux réels de société qui animent les débats d’idées depuis quelques années.

Mais alors comment expliquer l’âme d’AJ+ français ? Ce média est lié à l’émirat du Qatar, même s’ils ont l’intelligence de clamer leur indépendance. L’émirat du Qatar qui, pour rappel, pénalise l’homosexualité (je ne vous parle pas du reste de la communauté LGBT+), est une autocratie où la violence policière (militaire, médiatiques, religieuse…) existe bien et où la mode est plutôt au consumérisme plutôt qu’à la prise de décision face à l’urgence climatique.

Le but est donc simple : polir l’image du Qatar, séduire un public jeune et pas vraiment au fait du pluralisme d’opinion ni très penché sur l’histoire.

 

Et la raison est hélas peu « progressiste ». Une vidéo pour remettre en cause les discours des femmes accusant Tariq Ramadan de viol, un « expert » qui déclare dans le cadre de conférence qu’il faut habituer les jeunes musulmanes au port du voile dès 7 ans pour les habituer à ses bien faits et à être fortes face aux réactionnaires français, un soutien au Parti des Indigènes de la République… Une jolie façade, avec finalement des petites cartes d’invitation à remettre en cause des libertés républicaines, à prendre parti pour une redéfinition de la notion de fraternité ou encore des à se poser des questions très manichéennes qui font toujours avancer le débat (c’est bien connu).

Bien sûr, pour ne pas changer de fusil d’épaule, il est également important de continuer à livrer une version univoque du conflit israélo-palestinien, tout en utilisant un format podcast Youtube avec des jeux de caméras hilarants et des petites animations.

 

 

 

Finalement, et pour conclure cette tribune, j’ajouterai qu’Al Jazeera, et par extension AJ+, sont bien souvent décrites comme des sources fiables et indépendantes, reconnues par leurs pairs pour la qualité de leur travail. Je saluerai pour ma part leurs reporters de terrain, ainsi que toutes celles et ceux qui prennent des risques pour transmettre l’information.

Je déplore alors, que ce travail soit perverti pour servir de dangereuses idées, sous couvert d’être du « bon côté ».

Pierre Jouin