« La rose est sans pourquoi », avec Heidegger


Magritte, Le Tombeau des lutteurs, 1960, huile sur toile


« La rose est sans pourquoi »… pourquoi ? me demandez-vous. Pourquoi la rose serait-elle sans pourquoi ? Et voilà votre volonté de chercher la raison de chaque chose qui éclate au grand jour ! Au moins depuis la naissance de la philosophie, nous avons soif de raison ; et cela s’est accentué à l’époque moderne avec Leibniz qui a formulé ce principe : « nihil est sine ratione », que l’on traduit par « rien n’est sans raison ». Ce principe de raison, il faut l’avouer, il faut être honnête, ne choque pas le sens commun car l’être humain, dès ces premiers instants, part à la conquête de la raison (et cela, peut-être, pour se (re)conquérir lui-même !). Souvenez-vous des enfants, ou bien même de vous pourquoi pas, qui n’arrêtent pas de demander le pourquoi des choses : « pourquoi le ciel il est bleu ? » ; « pourquoi la pluie ça mouille ? » ; « pourquoi quand on tombe ça fait mal ? ». Le pourquoi est la question humaine, celle qui caractérise l’humanité au plus haut point ; et celle, aussi, qui révèle la profondeur de la pensée, qui met en lumière l’obscurité originelle de chaque chose, celle qui nous jette dans des abîmes terrifiants.

         Rien n’est sans raison : tout ce qui est a une raison. Nous sommes en face d’une nécessité : tout ce qui est a nécessairement une raison. Et voilà devant vous le principe suprême qui fonde l’objectivité du monde ! C’est quelque chose ! Mais le principe de raison traite-t-il de la raison ? Le principe de raison est-il sans raison ? Je sens la difficulté arriver… soit le principe de raison n’est pas touché par ce qu’il avance ; soit il doit nécessairement y avoir une raison du principe de raison, qui serait la raison ultime. Mais quand s’arrêter ? quelle est alors la raison de la raison du principe de raison ? Infini ! la seconde possibilité fait sombrer la pensée dans un « sans-fond », comme l’écrit Heidegger, alors même que le principe de raison est censé être le fondement suprême, c’est-à-dire le fond de toute chose.

        À cette difficulté liée à la régression à l’infini s’ajoute un serpent qui se mord la queue, un cercle logique infernal : le principe de raison est un commencement fondateur qui s’achève aussitôt sur lui-même. Car le principium renvoie déjà à ce qui contient la ratio d’une autre chose. Allons-y : le principe de raison est ratio rationis, c’est-à-dire raison de la raison. Voilà la belle affaire ! le principe de raison se referme immédiatement sur lui-même… Et pourtant, il y a cet appel de la raison, cet appel à la fondation des objets ; et personne ne trouve quelque chose contre cela. Nous sommes contaminés par cet appel…

         Comment ce principe est-il devenu si puissant ? C’est ici qu’intervient ce que Leibniz appelle la Natura, c’est-à-dire la nature des choses : il y aurait dans la nature des choses une raison qui fait qu’il y a de l’être plutôt que rien. Et la raison ultime de l’être serait Dieu. Donnons la parole à Heidegger : « La raison s’appelle Dieu en tant que cause première existante de tout ce qui existe. » Mon nez commence à sentir la fumée : le principe de raison n’est valable que si Dieu existe ; Dieu existe seulement si le principe de raison est valable. Encore une fois : la belle affaire !

       Dans sa forme complète et achevée, Leibniz formule le principe de raison ainsi : « principium reddendoe rationis sufficientis », autrement dit le « principe de raison suffisante qu’il faut fournir », donc que « rien n’est sans pourquoi ». Comme le remarque Heidegger, deux propositions ici se confrontent : d’un côté « rien n’est sans raison » ; de l’autre « rien n’est sans pourquoi ».

        C’est alors qu’Heidegger fait intervenir Angelus Silesius, qui écrit : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, / N’a souci d’elle-même, ne désire être vue. » Voilà un poète contredisant un philosophe ! La rose vaut ici comme tout étant qui se meut, qui se place dans l’être. La rose, cependant, est « sans pourquoi », non sans être « sans parce que ». En effet, le « pourquoi » et le « parce que » ne désignent pas la même chose : le « pourquoi » sert à indiquer la raison tandis que le « parce que » la cherche. Ici, la rose est rose sans qu’elle doive penser à elle-même, sans faire attention à son propre fondement. La rose fleurit parce qu’elle fleurit, c’est tout ! Il n’existe pas, à proprement parler, de pourquoi derrière le déploiement d’une fleur ou d’un étant en général, n’en déplaisent aux « lutteurs » dont parle Magritte dans sa peinture, ceux qui, comme Leibniz, cherchent une raison à la chose, qui souhaitent savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien. La rose, c’est bel et bien « le tombeau des lutteurs » !

       Toutefois… l’homme se trouve toujours dans la perspective de rechercher les déterminations d’une chose : il se distingue de la rose parce qu’il a conscience de ses actions et parce que le monde, pour lui, attend quelque chose de lui. De son côté, la rose n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La rose est donc bien sans pourquoi, mais elle n’est pas sans raison : le principe de raison ne vaut que pour l’homme, que pour l’étant qui pense sa propre situation dans le monde. Le principe de raison est certes valable au sujet de la rose – en tant qu’objet de représentation pour l’homme – mais non pour la rose – en tant qu’elle est une rose. À ce stade, comment pouvons-nous savoir si c’est l’homme qui soumet sa pensée à cette exigence de raison, ou si c’est la raison elle-même qui impose son exigence à notre pensée ?

 

        Le principe de raison n’est pas universellement valable et le cas de la rose est significatif : la rose n’a pas de raison et en a une, elle est à la fois pourvue et dépourvue de raison. L’être humain semble être le seul être qui puisse produire une raison au sein de sa représentation ; les autres êtres vivants quant à eux vivent par des raisons mais non suivant des raisons.

        Depuis les Grecs, le principe de raison domine l’humanité en tant qu’il est raison suprême, en tant qu’il fonde l’être comme objectivité. L’appel du principe de raison s’avère donc déterminant pour notre époque : la nature, par le retrait de l’être que le principe de raison a causé, est devenue un objet, et les fonds naturels des fonds calculables. Cet appel de la raison a causé le retrait radical du sol, c’est-à-dire de l’être comme présence. La nature n’est plus fleuve, montagne, soleil, elle est pression hydraulique, minerai et j’en passe. Par cet appel de la raison, qui s’est transformé en appel de la technique rationalisée, l’essence de l’être n’apparaît plus dans sa présence mais dans la ré-affectation de l’énergie. La technique rationalisée moderne arraisonne la nature en donnant raison à toutes les choses naturelles. Le grand paradoxe est ainsi souligné par Heidegger : c’est lorsque l’être s’est presque totalement retiré que la pensée a perçu l’essence de l’être. N’est-ce pas un lieu commun : l’homme aperçoit toujours la richesse lorsqu’il l’a perdue…

Jean


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