La nature chez Pessoa et Wordsworth


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L’homme, principalement en Occident, a façonné au cours des siècles une conception de la nature profitable pour lui en ne prenant absolument pas en compte son caractère vivant. L’humanité a réduit peu à peu la nature comme étant seulement constituée d’objets inertes manipulables infiniment. Henri Michaux traduit cela dans son poème « La nature, fidèle à l’homme » se trouvant dans son recueil Lointain intérieur. L’œil de l’être humain ne voit plus la nature que comme une matière à manipuler pour son propre profit. De fait il ne voit plus les formes et les êtres qu’elles possèdent : « L’eau est toujours prête à bouillir, et n’attend que d’être chauffée ». Ici, la nature a accepté son sort, elle n’attend que l’homme pour qu’elle ait enfin un sens, une utilité. Cette soumission s’accroît et l’orgueil humain augmente : il assied alors sa force de contrôle sur la nature et celle-ci ne lui apparaît que comme une faible chose. La question suivante se pose donc : l’homme est-il de trop dans ce monde ? Car comme l’écrit William Wordsworth dans l’un de ses sonnets, « le monde est beaucoup trop avec nous ; épuisant / Tôt ou tard nos moyens, dépensant sans mesure, / Nous voyons peu qui soit nôtre dans la Nature / Et nous avons vendu notre cœur à l’encan ! ». En effet l’humanité a transformé la nature en un moyen pouvant parvenir à des fins profitables économiquement aux sociétés. Les hommes ne contemplent plus la nature et ne sont plus émus devant son spectacle car ils ne sont plus fondus en elle. Ils se placent à l’extérieur comme s’ils étaient indépendants des choses naturelles.

Comment renverser cette pensée néfaste dans laquelle l’homme se croit en dehors de la nature ? L’une des solutions que nous apporte les poètes est celle du mysticisme, autrement dit la foi en une intuition directe qui relierait l’âme et la nature.

Cette tendance au mysticisme en poésie traduit excellemment bien le refus de toute rationalité et un retour vers les choses mêmes dans une optique qui revalorise les sensations. Pour penser le mysticisme de la nature, la poésie de Fernando Pessoa offre un pan de réflexion immense mais parfois assez radicale lorsqu’il affirme que son « mysticisme est dans le refus de savoir, / Il consiste à vivre et à ne pas y penser ». Dans son recueil Le Gardeur de troupeaux, il affirme la puissance des sens et met de côté la pensée car « penser c’est avoir mal aux yeux » et « c’est ne pas comprendre ». Il aborde la nature avec innocence, elle n’est pas faite pour être pensée mais pour être sentie et aimée. Il n’y a que « dans la non-pensée » que l’homme peut avoir un contact avec la nature car la pensée empêche les yeux de s’ouvrir. L’erreur de l’humanité est de chercher « la signification intime des choses » car cette signification est absente de la nature : la seule signification c’est qu’il n’y en a pas. Les arbres, pour reprendre Pessoa, ne savent pas pourquoi ils vivent et ils ne savent pas qu’ils ne le savent pas, c’est cela que les hommes ont oublié. « L’essentiel c’est qu’on sache voir, / qu’on sache voir sans se mettre à penser » : ici, Pessoa incite le lecteur à réapprendre à voir donc à désapprendre à penser, à laisser tomber la science pour retrouver le sens des choses, par conséquent leur non-sens. Et au-delà du fait que l’homme nomme les choses, ces choses existent et existent avant tout. Pessoa critique les poètes qui font des végétaux ou de la matière inerte des personnes en attribuant une âme à une pierre et des sensations à une fleur. En faisant cela le poète parle de lui-même et non des choses existantes : « les pierres ne sont que des pierres ».

Le savoir obscurcit la vision, il est un voile noir qui empêche de saisir l’existence des choses : « sans penser, je possède et la Terre et le Ciel », écrit-il. La signification des choses est qu’elle n’ait aucune signification, voilà le mystère de la nature pour Pessoa. « Les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence », c’est-à-dire qu’il ne faut pas essayer de comprendre le sens intime d’une chose mais l’apprécier en tant qu’elle existe. Il est préférable de contempler l’être plutôt que de comprendre ce qu’il est car la nature est incompréhensible du fait de son changement permanent : « la Nature d’hier n’est pas la Nature ». Le monde, à chaque instant, est nouveau donc comprendre une chose aujourd’hui c’est ne plus la comprendre demain. Vouloir comprendre est vain, et puis la compréhension d’une chose occultera le fait qu’elle puisse évoluer. Pessoa va même jusqu’à se révolter que l’homme ait cette tendance à nommer les choses. Finalement, cela est dans la continuité de sa pensée car donner un nom à une chose c’est fixer cette chose et donc ne pas admettre que celle-ci puisse changer. Il est plus important pour lui de sentir que les choses existent et qu’elles sont prises dans un processus de nouveauté incessant plutôt que de vouloir nommer les choses ou pire leur donner un sens, donc les dépouiller de leur essence.

Pessoa a pour projet de se dépouiller de toutes les pensées, de toutes les mœurs qu’on lui a inculquées pour retrouver son moi véritable et (re)devenir « un animal humain produit par la Nature ». L’éducation, l’apprentissage, la pensée et le savoir sont des obstacles pour retrouver les émotions profondes et naturelles. Il veut oublier l’homme en lui pour renouer avec les sensations, l’homme non pas en tant qu’être vivant mais l’homme en tant qu’être pensant. Le poète a ce rôle, celui de découvrir la Nature pour capter les vraies sensations des choses, et cela ne peut se réaliser qu’en se dépouillant de la couche superficielle habitée par des chimères difficilement délogeables qui entourent l’humanité.

Ce poète encourage à sentir la nature, à avoir un contact physique et surtout spirituel avec elle sans la malmener par la raison qui trouve un sens à des choses qui n’en ont pas. La position que tient Pessoa est néanmoins extrême bien qu’elle soit riche d’enseignement. Le mysticisme de Wordsworth est plus tempéré, moins virulent, d’ailleurs une force tranquille émane de sa poésie. Dans le poème intitulé « Vers composés sur les bords de la Wye en amont de Tintern Abbey », il écrit : « Lors, avec des éclairs assourdis de pensée, / Reconnaissant obscurément beaucoup de choses, / Et parfois, quelque peu, si tristement perplexe, / L’image se ravive à nouveau dans l’esprit : / Me voici, avec le sentiment du plaisir / Du présent, mais aussi l’agréable pensée / Qu’en ces instants il y a vie et nourriture / Pour l’avenir ». La nature chez Wordsworth calme les esprits troublés. A chaque fois que le poète se sent opprimé par l’agitation du monde, il pense à la nature et à ses scènes. La nature exerce une influence apaisante et curative sur les cœurs déchirés.

De plus il croit que la nature possède une personnalité, un esprit qui s’incarne dans tous les objets de la nature : « Mouvement, esprit, qui donne impulsion à toute / Chose pensante, à tout objet de la pensée, / Et coule à travers tout » (« Tintern Abbey »). Il y a une conscience mutuelle entre l’homme et la nature, une sorte de communion spirituelle, mystique. Wordsworth emmène le lecteur vers le secret de cette communion que l’âme entretient avec la nature : « La Nature à son bel ouvrage / Liait l’âme qui coule en moi », écrit-il dans « Premiers jours de printemps ».

« L’ancre de mes plus pures pensées, la nourrice, / Le guide, le gardien de mon cœur, l’âme même / De mon être moral », écrit-il, ce qui prouve qu’il croit en l’éducation de l’homme par la nature. Il a sans doute été dans cette perspective influencé par Rousseau. Il définit la nature comme une « nourrice », c’est une infirmière, elle nous couve et nous soigne. Wordsworth encourage même à quitter les livres pour retrouver la nature, qui est un véritable livre ouvert, vivant et où l’homme peut apprendre. Elle exerce sur l’homme une influence formatrice et façonne son caractère. La nature donne aux êtres humains des pensées élevées et elle ne trahit jamais celui qui éprouve de l’amour envers elle.

L’amour envers la nature évolue dans ses poèmes. Au départ il prend plaisir à vagabonder à travers les montagnes et au bord des rivières, cela lui procure de la joie. Puis à cela succède l’amour physique et sensuel qu’il ressent au contact de la nature. Et enfin l’amour devient spirituel et intellectuel ; en effet il trouve une communion mystérieuse et latente entre l’homme et la nature : il réalise la présence vivante dans tous les objets de la nature.

Wordsworth déplore le fait que l’éducation réduise les hommes à l’enfermement physique et intellectuel. Il implore les poètes de prendre « pour Art la Nature » car elle n’est pas formée mais se forme elle-même par « sa vitalité divine personnelle ». L’erreur des hommes est d’avoir voulu former la nature à son image alors que l’homme n’est qu’une partie d’elle et qu’elle se meut elle-même sans l’aide de l’humanité.

 

La poésie mystique de Pessoa et Wordsworth est un bon début pour opérer à un basculement de pensée ; en effet ces deux poètes redonnent à l’humanité une foi en la nature avec laquelle l’âme entretient des échanges spirituels directs. Ils cherchent à s’unir intuitivement à la nature et donc se confondre avec elle, s’assimiler à elle.

Bibliographie :

Anthologie de la poésie française du XXème siècle, Gallimard, 1983

Pessoa Fernando, Le Gardeur de troupeaux, Gallimard, 1960 et 1968

Wordsworth William, Poèmes, Poésie/Gallimard, 2001

Jean


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Dimanche 4 septembre 2022