La naissance de l’art, autrement dit les débuts de l’humanité


Grotte de Chauvet (Ardèche)

Grotte de Chauvet (Ardèche)


Il y a environ 40 000 ans, l’humanité s’est réfugiée dans des grottes, dans les entrailles de la terre, afin de peindre, représenter le monde et produire des images. Jusqu’en -12 000, l’humain a créé un monde d’images que l’on appelle l’art des cavernes. Cet art regroupe l’art mobilier (avec les statuettes et les bijoux), l’art rupestre (sur la roche) et l’art pariétal (sur des parois de grotte). Devant cet art, nous ne pouvons – nous autres modernes – qu’être touchés par l’émotion qu’il suscite. En effet il nous renvoie à notre état originaire, bien que ces signes soient pour nous quasiment inintelligibles. 

Ce début de figuration est un tournant dans l’histoire de l’humanité, tournant qui présuppose un degré de complexité accru dans la conscience de l’humain. Avec l’arrivée d’Homo sapiens, les activités non utilitaires prennent de l’ampleur et naît un symbolisme étonnant bien qu’en continuité avec les formes précédemment créées par ces ancêtres. Toujours est-il que le psychisme de cet humain est inédit dans le sens où il crée des instruments de musique, peint et commence probablement à organiser des cérémonies religieuses. La statuette d’Hohlenstein est un exemple assez significatif. Elle représente une femme avec une tête de lionne : elle mêle donc l’être humain et l’animal. Elle témoigne d’une mythologie naissante et complexe où animaux et humains sont liés (nous retrouvons cette alliance dans les mythologies traditionnelles). Nous allons donc aborder dans cet article la particularité humaine à créer des formes artistiques, particularité qui naît au paléolithique supérieur avec l’art pariétal, mobilier et rupestre.

 

La naissance de l’art est liée à la naissance de l’humanité. L’être humain est passé de l’animal à l’humain par sa faculté à créer, à se détacher de la vie pratique. A partir du paléolithique, l’être humain commence à user de son temps pour quelque chose d’artificiel et cela n’est évidemment pas anodin. Déjà à l’époque l’humain ne passait pas toute sa vie à chasser, cueillir, procréer, manger et dormir : il s’exerçait à une pratique artistique, voire religieuse et spirituelle. Nous passons par conséquent d’une vie matérielle à une vie, dans une certaine mesure, enchantée par les œuvres créées. Cela renverse l’idée assez répandue selon laquelle le commencement de la vie humaine était miséreuse et laborieuse. « Si la vie n’avait pas pleinement porté ces hommes au niveau de l’exubérance, de la joie, ils n’auraient pu la représenter avec une force décisive [1]», écrit Georges Bataille dans Lascaux ou la naissance de l’art.

En outre, les grottes sont ordonnées sous le sentiment de l’interdit. Finalement, le monde dans les cavernes s’opposait avec le monde pratique du dehors. Georges Bataille relie ainsi cette attitude avec celle des modernes, en effet toujours actuellement nous séparons le domaine de l’activité utile et celui de la mort et de la sexualité. Car les premières images créées par les humains parlent surtout de sexe et de la mort.

Cette conscience de la mort incite l’être humain du paléolithique à jouer, créer et rire. La création d’un monde sensible modifie le rapport que l’être humain entretient avec le monde en général. Il prend finalement de la distance avec ce qui l’entoure, c’est pourquoi Johan Huizinga, historien néerlandais du début du XXème siècle, parle d’Homo ludens afin de donner, à l’humain de cette époque, toute la signification à son activité esthétique. L’angoisse chez lui est très forte cependant ces lieux obscurs contribuent à lui procurer une extase et une joie enivrante qui lui permettent de dépasser sa situation initiale. Bataille est ainsi persuader que l’art est le premier mouvement qui créât la fête. Le souci majeur des sociétés est de créer un équilibre entre le monde pratique et le monde sacré, entre le travail et le jeu. Dès lors l’œuvre d’art contribue à un mouvement de fête qui déborde le monde du travail : l’interdit est finalement une condition de protection du monde.

Les grottes dont les parois sont peintes nous renvoient à l’émotion esthétique en tant que telle, en effet ces peintures nous mettent en communication avec les premiers humains se reconnaissant comme humain par le biais de ses productions artistiques. Cela signifie que l’art et l’humanité sont nés en même temps.

 

L’être humain, avec la naissance de l’art, s’est fondamentalement distingué des autres vivants. Autrement dit, la naissance de l’humanité telle que nous la connaissons s’est produite lorsque celle-ci à commencer à créer des formes esthétiques. Ainsi, Philippe Grosos dans Signe et forme élabore une distinction conceptuelle entre l’être humain et les autres vivants, justifiant cette différence par les créations artistiques de l’être humain. L’apparition soudaine de l’art au paléolithique a une signification majeure pour Grosos : elle est l’affirmation de la spécificité humaine par rapport au reste du vivant. Les formes créées traduisent la situation dans laquelle l’être humain s’est inséré à cette période, en l’occurrence une situation où il interagit avec son milieu en lui donnant du sens. Avec la pratique artistique, l’humanité bascule dans une autre dimension de l’existence, elle est en effet la seule espèce capable de représenter à la fois les autres espèces et elle-même avec notamment les traces retrouvées de mains négatives et positives. Ainsi débute la distinction entre l’être humain et les animaux, c’est pourquoi Grosos écrit : « L’homme, par l’énergie déployée lors de ces représentations peintes ou gravées, ne s’est pas seulement affirmé comme vivant parmi les vivants, mais comme vivant singulier : comme existant [2]». C’est par conséquent dès l’âge du paléolithique que l’être humain s’est différencié des autres vivants par la création d’un rapport au monde caractéristique, c’est-à-dire par la production de formes esthétisantes lui permettant de s’affirmer en tant que sujet existant faisant partie d’une espèce singulière.

L’être humain se distingue donc des animaux à partir du moment où il s’est mis à produire des formes artistiques, et non pas premièrement par l’agriculture, l’écriture ou l’élaboration d’une structure étatique et hiérarchisée. L’art du paléolithique est la première manifestation de l’art en tant que tel, c’est-à-dire comme « art des formes » qui se caractérise par un procédé réfléchissant qui dévoile la condition de celui qui les a créées. Cela signifie que l’art des cavernes est la première activité esthétique de l’être humain, en effet cet art est un art des formes et non un art fait de signes, autrement dit les représentations préhistoriques ne renvoient pas qu’aux choses qu’elles représentent mais à une certaine manière de saisir le réel. L’esthétique n’est pas la production de signes mais la production de formes qui traduisent essentiellement la condition de celui qui produit ces formes. Par conséquent l’art du paléolithique est esthétique dans le sens où l’être humain, en produisant des images, a représenté sa propre condition en tant que faisant partie de l’humanité.

L’expérience vécue et consciente n’est possible que par l’intermédiaire de l’esthétique, c’est-à-dire par la production de formes donnant sens au monde. Cela signifie que l’espèce humaine n’est pas au monde comme les autres vivants dans la mesure où elle affirme son existence par les formes artistiques qu’elle a créées. Ces formes produisent entre l’être humain et le monde un rapport nouveau car ce rapport dévoile une réflexion vis-à-vis de sa propre condition. En somme, l’art donne une existence et pas seulement une subsistance.

 

A ceux – journalistes, politiques et autres – qui ont négligé l’art pendant la crise sanitaire en proférant des discours tels que « l’art n’est pas essentiel », vous n’avez pas saisi que l’art est ce qui donne à l’humain sa particularité première vis-à-vis du reste du vivant. Un humain sans art n’est plus un humain : « L’homme n’aime pas seulement la beauté, il la crée : c’est donc qu’elle est en lui, qu’elle est lui peut-être.[3]» Par conséquent l’art est une part quasiment essentielle de l'être humain bien qu’il ne soit pas nécessaire à sa survie biologique. De toute évidence, l’humain (depuis déjà des dizaines de millénaires) à arrêter de survivre ou même simplement de vivre : il est devenu un créateur de formes.

La naissance de l’art est la naissance de la conscience, c’est la naissance d’une mise à distance de l’immédiateté sensible. Les activités humaines telles que le sexe, la religion et l’art ne sont pas orientées vers un gain mais vers une perte. Chez l’humain existe ce que Bataille appelle une « part maudite » qui n’est jamais ramené à un calcul rationnel. La naissance de l’art coïncide par conséquent à la naissance de la pure dépense. Le moment décisif de la naissance de l’être humain, c’est le moment de la naissance de l’art, d’une activité esthétique, gratuite, menée par l’amour d’elle-même.

L’art est la forme la plus haute de l’instinct de conservation car il continue le mouvement vers la vie dans la mesure où il est un effort d’organisation intérieure. Ne négligeons donc pas l’art au profit de la science, en effet la science seule ne peut que réduire l’être lui-même car elle ne crée pas son objet mais le décompose. Ainsi le goût de l’art est aussi vivant chez l’être humain que l’instinct de conservation.


[1] Georges Bataille, Œuvres complètes IX, Gallimard, 1979

[2] Philippe Grosos, Signe et forme, Cerf, 2017

[3] Gabriel Séailles, Essai sur le génie dans l’art, Félix Alcan, 1911

Jean


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