La langue française dans les institutions européennes


Le logo officiel de l’Office européen de sélection du personnel, plus connu sous l’acronyme de sa traduction anglaise “European Personnel Selection Office” (EPSO). Le terme “careers” (“carrières” en français) est ici mis en avant, autre preuve de la tendance au monolinguisme anglophone dans les institutions.


 L’inauguration de la Cité internationale de la langue française, le 1er novembre 2023 dans le château de Villers-Cotterêts (Hauts-de-France), est placée sous le signe de la promotion du français comme langue internationale, mais aussi sous celui de la défense du multilinguisme dans un monde toujours plus anglophone


Cette volonté entre alors en résonance avec la plainte déposée par la France auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), le 15 septembre 2023, à l’encontre de la Commission européenne et de son Office européen de sélection du personnel (le fameux EPSO). 


Ce dernier a en effet publié l’annonce d’un de ses concours d’entrée  uniquement en anglais. Une action similaire avait déjà été entreprise par Paris sur des faits similaires en septembre 2022. Le français n’était, comme les 22 autres langues officielles de l’UE, pas disponible pour le concours, ce qui entre en contradiction avec les traités et leurs dispositions concernant le multilinguisme comme facteur du recrutement de l’administration européenne.


Quelle est alors la place du français dans des institutions européennes toujours plus anglophones ? 



Une langue fondamentale, officielle et de travail


Comme précisé plus haut, la question de la place de la langue française est intimement liée au multilinguisme fondateur de la construction européenne. Le Traité de Rome (1957) qui fonde la Communauté économique européenne (CEE) est ainsi rédigé en italien, en néerlandais, en allemand et bien sûr en français. Le français est, dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, la langue diplomatique par excellence de l’Europe de l’Ouest et devient logiquement un des moteurs de la construction européenne, rivalisant ainsi avec l’essor culturel anglo-américain. Même l’entrée du Royaume-Uni et de l’Irlande en 1973 ne remet pas en cause cette prédominance du français, les diplomates des deux nouveaux États membres pratiquant la langue de Molière.


Ainsi, les institutions européennes héritent de cette tendance. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) à travers ses articles 55, 314 et 342 garantit ainsi au français une valeur juridique et une place égale à l’ensemble des 24 langues officielles de l’Union européenne. En pratique, près de 80% des fonctionnaires européens déclarent en 2020 maîtriser le français à un niveau professionnel.  Elle est aujourd’hui, aux côtés de l’anglais et de de l’allemand, l’une des trois langues informellement considérées comme les “langues de travail” de la Commission européenne. Par ailleurs, le français est la langue de délibération et juridique de la CJUE et une des deux langues (avec l’anglais) pour les groupes de travail concernant la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). 

De manière générale, les diplomates français ont imposé au fur et à mesure des années la langue française en la parlant en toute circonstance. Ce phénomène s’est également renforcé avec la Présidence française de l’Union européenne (PFUE) au cours de laquelle de nombreuses initiatives ont été prises pour renforcer la place du français dans les institutions européennes, comme par exemple l’augmentation significative de l’Alliance française Bruxelles-Europe, principal lieu d’apprentissage de la langue pour les fonctionnaires.


Un combat constant contre la domination du “globish”


Par le terme “globish”, il faut comprendre la contraction “global english” (“anglais international”), à savoir l’anglais pratiqué par tous les locuteurs non-natifs de la langue de Shakespeare. C’est particulièrement le cas dans l’Union européenne, puisque seulement 2% de ses citoyens possèdent l’anglais comme langue officielle (Irlande et Malte), et 11% d’entre eux déclarent maîtriser l’anglais en 2020. Il semble donc logique que le multilinguisme soit défendu, et que le français prenne l’ascendant sur l’anglais, notamment depuis le Brexit.


Sauf que les élites européennes, celles qui dirigent et représentent les institutions, les États membres et leurs citoyens, parlent anglais. La Commission européenne, en réponse aux accusations de la France concernant l’accessibilité des concours EPSO, rétorque deux arguments principaux : le travail de traduction dans les 24 langues est déjà fait pour la plupart des concours (les basiques) et les directions générales ont besoin d’agents opérationnels dès leur entrée en anglais. Ainsi, malgré ses 3271 fonctionnaires dans les institutions, la France reste assez sous représentée dans les plus hautes sphères, freinant l’utilisation du français. Et même pour les rares exemples, comme celui du célèbre négociateur du Brexit (et moins célèbre candidat à la primaires du parti Les Républicains) Michel Barnier, ils s’expriment en priorité en anglais. 


Depuis l’élargissement aux pays du Nord de l’Europe en 1995 et l’entrée des pays d’Europe centrale et orientale en 2004-2007, cette tendance à l’affirmation de l’anglais se confirme de plus en plus. Les institutions européennes délaissent ainsi le multilinguisme et donc le français au profit d’arguments économiques (baisse du budget des services de traduction) et d’efficacité dans les relations extérieures. L’exemple le plus flagrant est probablement l’établissement récent du Parquet européen avec comme langue unique l’anglais, afin de faciliter la coopération avec les instances internationales.



Entre avenir incertain et perspectives de regain


Le combat de la France semble bien solitaire. L’Espagne et l’Italie ont bien porté plainte pour les mêmes raisons concernant les concours EPSO, mais cette volonté de défendre le multilinguisme est bien souvent associée à une volonté revancharde de la France qui rêve de retrouver le français comme langue internationale de la diplomatie, comme elle était celle des cours d’Europe au XVIIIe siècle. L’anglais, et donc le “globish”, ne semble pas déranger outre mesure la plupart des États européens et de leurs ressortissants travaillant dans les institutions à Bruxelles.


Toutefois, il existe de réels risques à cette prédominance de l’anglais au détriment des autres langues. D’une part, la plupart des citoyens de l’UE ne pratiquant pas cette langue peuvent être touchés par un sentiment de profonde déconnexion d’une bureaucratie uniquement anglophone et faisant fi des particularités culturelles de chaque pays. D’autre part, ce recul du multilinguisme peut agir comme un frein pour l’attractivité des universités européennes. Pourquoi partir en Erasmus en Allemagne alors qu’on peut intégrer un système anglo-saxon (bien plus onéreux) qui garantit alors plus de chance d’intégrer la fonction publique européenne sur la base de la sélection linguistique ?


Le cas de la langue française est donc particulièrement intéressant pour promouvoir ce multilinguisme en revenant sur le devant de la scène européenne. Tout d’abord, elle permet d’intégrer davantage la diplomatie multilatérale avec des organisations comme l’Union africaine (UA) ou l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) qui représentent notamment les populations francophones d’Afrique, appelées à continuer leur développement démographique. Même si la langue européenne la plus parlée reste l’allemand, cette dernière n’a ni la vocation internationale ni la présence culturelle du français. Ensuite, la langue française est défendue par près de 19 États membres au sein du Groupe des ambassadeurs francophones de Bruxelles, mené par la Roumanie, et qui n’est pas sans poids notamment dans le Conseil de l’UE (ministres) et le Conseil européen (chefs d’État). Enfin, cette question n’est pas uniquement une question franco-française, elle est également un moyen de prouver que la Commission européenne doit respecter les particularités culturelles de chaque État, et peut donc contribuer à réduire l’impact des discours populistes fustigeant la “sphère bruxelloise”. 



À l’instar de l’OIF, le Conseil de l’Europe et l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) utilisent également le français comme l’une des langues de travail. Afin de gagner son indépendance stratégique, notamment face aux États-Unis, il semble que l’Union européenne doit entrer résolument dans l’application et la promotion du multilinguisme dans ses relations internationales. La langue française, de par son héritage et toutes les opportunités de collaboration, peut ainsi contribuer à cette affirmation sur la scène internationale.

 

Pierre Jouin


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