L’absence effective de liberté et la pensée de la libération chez Herbert Marcuse


Herbert Marcuse, 1955 (source : Wikipédia)


Marcuse écrit dans Pour une théorie critique de la société que « la sphère de la liberté et la sphère de l’absence de liberté ne sont pas simplement juxtaposées mais se trouvent dans un rapport qui les fonde mutuellement »(1). Tout l’enjeu de la philosophie marcusienne de la libération réside par conséquent sur la question de la possibilité de la libération de l’homme lui-même et de ceux qui le dominent. Ajoutons qu’il ne peut pas y avoir de réelle émancipation sans une philosophie de l’émancipation.

Chez Marcuse, tout comme chez Sartre, la crise au sein de l’activité pratique des hommes est assimilée à une crise d’ordre ontologique. Marcuse cherche donc à constituer une philosophie pratique en la fondant sur une ontologie mais cette approche ontologique a sans doute pris le dessus sur la mise en place de cette philosophie pratique. En théorie, la « troisième voie » marcusienne, qui est une philosophie de l’émancipation, n’en reste pas à un statut de philosophie pure : elle est un programme d’une philosophie concrète, qui a néanmoins parfois changé de posture. Cette philosophie de l’émancipation n’est pas une idéologie dans la mesure où elle est une recherche de ses propres fondements, recherche qui suppose une réflexion sur les fondements de la raison.

Quoi qu’il en soit, il voit notamment chez Marx une ontologie de l’homme par l’intermédiaire de la notion d’être générique, et il s’en inspire grandement : « L’animal se confond immédiatement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité. L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente ; elle n'est pas une détermination avec laquelle il se confond immédiatement »(2). Cette notion d’être générique prend le sens d’une relation de l’être humain à soi-même, d’une relation de l’espace humain à la liberté de l’humanité. En définitive l’homme est un être générique car il prend conscience de sa propre essence. La philosophie de la liberté marcusienne est d’inspiration marxienne mais il met aussi l’accent sur le caractère biologique des tendances de l’émancipation, tendances qui s’opposent à la rationalité occidentale. Cette liberté n’est acquise que par ce que Marcuse appelle une « nouvelle sensibilité » conforme aux pulsions vitales.

Dans ces principaux ouvrages, Marcuse stipule d’emblée le fait que la liberté est absente de la société technologique avancée ; son but est alors de définir les conditions propres à l’élaboration de la liberté dans la société de son temps. Selon lui les réflexions autour du concept de liberté dans le contexte contemporain sont primordiales ; il s’inscrit en effet dans tout le courant de la théorie sociale. Cependant comment Marcuse peut affirmer la négation de la liberté dans la société industrielle avancée ? Et quelles sont selon lui conditions réalisables à la pratique de la liberté ? Le plus paradoxal dans l’état actuel, c’est le fait que la modernité constitue le plus haut degré de civilisation, qu’elle possède les possibilités de la constitution d’un monde libéré mais qu’elle repose toujours sur la domination de l’homme par l’homme. Ce qui revient souvent chez Marcuse, c’est l’idée que la technique a tout le potentiel pour servir la libération mais qu’elle continue de servir la domination. Cela va dans le sens de la théorie freudienne selon laquelle la répression des instincts humains est nécessaire au progrès de la civilisation. Toutefois, nous le verrons plus précisément dans notre développement, Marcuse met en cause cette thèse et explique qu’il y a chez Freud lui-même des arguments allant à son encontre. Ainsi envisage-t-il l’interdépendance de la liberté et de la répression en émettant l’hypothèse que cet état des choses ne constitue qu’un schème historique et non essentiel de l’existence humaine. Marcuse, en se référant au conflit entre le principe de réalité et le principe de plaisir, essaye d’apercevoir leur réconciliation et, donc, d’imaginer une civilisation non-répressive où les relations sociales seraient profondément transformées.

Face à tous les types d’opposition, la société capitaliste avancée renforce sa domination, que ce soit au niveau économique ou militaire. Les chances de libération sont dès lors écrasées par l’emprise toujours plus poussée de l’appareil productif du fait de l’augmentation perpétuelle de l’homogénéité du capitalisme. L’ambiguïté réside dans le fait que seul le cadre démocratique permet un changement radical de la société mais la démocratie établie protège aussi le statu quo, et par conséquent est l’ennemi du changement. Une autre ambiguïté réside dans le fait que la volonté de changer radicalement de système par une certaine partie de la masse fera réagir les institutions, ce qui intensifiera la répression. Marcuse se projette alors dans la réalisation d’une société libre qui se caractériserait par une qualité existentielle nouvelle aussi bien dans les besoins humains que dans les institutions. Cette nouveauté ouvrirait la porte à une liberté fondée sur les instincts vitaux : la société refuserait alors l’ordre existant, sa compétition, sa domination, sa brutalité et sa laideur. Ce qui unit en effet les ouvrages de Marcuse, c’est la description sociologique de la société unidimensionnelle ainsi que la recherche de forces libératrices pouvant contrer sa course effrénée. Cette recherche implique de contrer la pensée « positive », qui se déploie dans la société industrielle avancée, par une pensée négative, qui est celle notamment de la philosophie. La pensée négative s’identifie avec la raison elle-même et c’est tout le projet de la théorie critique de la faire croître. Le projet marcusien est dès lors de propulser « le pouvoir de la pensée négative »(3) dans le monde des idées, comme il l’écrit dans Raison et révolution. Cette théorie critique repose essentiellement sur la philosophie, la théorie critique étant, comme le dit Horkheimer, une « philosophie sociale ». Le programme de cette théorie et son but sont expliqués en 1937 par Horkheimer dans son article « Théorie traditionnelle et théorie critique », mais aussi dans l’article de Marcuse « La philosophie et la théorie critique ».

Mais est-il possible qu’il existe une société absolument libre, c’est-à-dire où la domination serait totalement absente ? Peut-on imaginer une société où l’individu ne sacrifierait pas une large partie de ses instincts ? Comment, finalement, éviter le « malaise dans la civilisation » ?

Afin de répondre à ces problématiques, qui se situent au centre de la philosophie marcusienne, il faut tout d’abord décrire la société industrielle avancée. Cette société se caractérise notamment par le divertissement de masse, par la domination de la science et de la technologie, et enfin par la pensée « positive ». Elle provoque par conséquent une unidimensionnalité de la réalité, que ce soit d’un point de vue social ou individuel. De plus elle perpétue toujours l’aliénation en reposant sur le principe de rendement. Cette description est nécessaire afin de saisir la thèse marcusienne selon laquelle ce type de société empêche l’émergence de la liberté et, par conséquent, la pleine réalisation de l’homme. La liberté moderne n’est qu’une liberté « malheureuse », autrement dit une liberté qui n’en est pas une, une liberté qui reste absorbée par la répression et les mécanismes de la domination. Marcuse oppose à cette prétendue liberté une liberté libérée reposant sur ce qu’il appelle une « nouvelle sensibilité ». Cette liberté n’est réalisable qu’en transformant le travail en jeu et, par conséquent, en annihilant l’aliénation mortifère.

Marcuse propose une critique du monde moderne qui emporte à la fois le capitalisme et le communisme soviétique, fondée sur le constat, dans les deux systèmes, de l’augmentation des formes de répression sociale, qu’elle soit privée ou publique. La société technologique avancée crée des besoins illusoires qui permettent d’intégrer les individus à la société de consommation, au système de production, aux communications de masse et à la publicité. Cela débouche sur un univers unidimensionnel, que ce soit au niveau social ou au niveau individuel. L’esprit critique peine à se développer et la sublimation, nécessaire afin qu’une libération puisse être, est anéantie progressivement. L’entreprise marcusienne ne peut être vue que comme déraisonnable dans la mesure où il essaye de dépasser le principe de réalité existant, qui repose sur la rationalité. Mais, comme il le montre, la raison n’a jamais complètement dominé la civilisation et trouve son opposition dans l’imagination. La faculté imaginative représente le « Grand Refus » car elle est ce qui s’affirme au sein même du refoulement de la raison. La bi-dimensionalité ne peut qu’être atteinte par la pratique de la philosophie et son rôle critique ; c’est finalement ce qui fait vivre la pensée négative, qui est en définitive une pensée positive puisqu’elle est la négation d’un état actuel négatif, autrement dit la société industrielle.

Ce qui est particulier dans la conception de la libération marcusienne, c’est le fait qu’elle est une revendication contre un modèle politique et économique qui fonctionne vraiment, qui dure dans le temps. Il en appelle par conséquent à une rébellion morale dans la mesure où l’émancipation moderne réside dans la contestation des buts et des principes de la société capitaliste, principes qu’elle enfreint d’ailleurs constamment. Ce que Marcuse combat, c’est en définitive l’hypocrisie généralisée propre à la société technologique avancée. Toute la difficulté d’une émancipation véritable repose sur une tension insupportable : d’un côté, en travaillant selon les règles de la démocratie existante, nous favorisons et capitulons devant l’ordre établi ; mais d’un autre côté renoncer à la démocratie, et donc aux droits et libertés acquis, serait absolument fatal. Cependant, comme la société capitaliste étend de plus en plus son pouvoir monopolistique, les actes de résistance et la défense de la vraie démocratie devront se faire à l’intérieur de l’ordre établi. La désobéissance civile est en effet indispensable selon Marcuse pour transformer la démocratie représentative établie en une démocratie directe : c’est le seul moyen pour élire et révoquer des candidats politiques de façon véritablement libre. Bien que Marcuse critique vivement la pseudo-démocratie, il reste conscient du fait qu’une démocratie comme celle-ci vaut mieux qu’une dictature.

La liberté humaine ne représente absolument rien si elle n’est que privée mais elle n’est rien non plus si elle n’inclut pas la liberté privée. L’authentique liberté est celle qui réconcilie la liberté individuelle et la liberté collective. Marcuse tente de refonder la communauté occidentale sur une autre liberté que celle qui a été créée par la rationalité, liberté qui a finalement débouché sur une logique de domination. Dans cette perspective il réhabilite la notion d’esthétique en prônant non pas seulement les sens mais aussi la participation active de la communauté par l’intermédiaire de l’imagination. L’objectif est par conséquent de réintroduire de l’imagination au cœur même de la rationalité reposant autant sur une désublimation de la raison que sur une autosublimation de la sensibilité. Cela permettrait dès lors de transformer la notion même de raison qui domine le monde occidental et qui ne lui a fourni qu’une apparence de liberté. Marcuse ne nie pas fondamentalement la raison mais souhaite mettre en place une refondation de la raison qui donnerait lieu à une rationalité libidineuse. Cela implique essentiellement de ne plus se servir d’Eros dans le seul but de la production mais de considérer Eros comme ayant sa propre fin. C’est ici que réside la différence entre le travail et le jeu mais aussi la différence entre une société non libre et une société libre. En définitive Marcuse, par ses multiples ouvrages, pose les fondements d’une philosophie de l’émancipation qui s’inscrit pleinement dans une philosophie de l’histoire.

Si vous voulez approfondir le sujet, une version développée de l’article est disponible : https://www.leparrhesiaste.com/l-absence-effective-de-liberte-et-la-pensee-de-la-liberation-chez-herbert-marcuse-version-developpee


(1) In RAULET Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 7.

(2) MARX Karl, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 115.

(3) In RAULET Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 108.

Jean


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Dimanche 19 mars 2023