L’absence effective de liberté et la pensée de la libération chez Herbert Marcuse - Version développée
Marcuse écrit dans Pour une théorie critique de la société que « la sphère de la liberté et la sphère de l’absence de liberté ne sont pas simplement juxtaposées mais se trouvent dans un rapport qui les fonde mutuellement »[1]. Tout l’enjeu de la philosophie marcusienne de la libération réside par conséquent sur la question de la possibilité de la libération de l’homme lui-même et de ceux qui le dominent. Ajoutons qu’il ne peut pas y avoir de réelle émancipation sans une philosophie de l’émancipation.
Chez Marcuse tout comme chez Sartre, la crise au sein de l’activité pratique des hommes est assimilée à une crise d’ordre ontologique. Marcuse cherche donc à constituer une philosophie pratique en la fondant sur une ontologie mais cette approche ontologique a sans doute pris le dessus sur la mise en place de cette philosophie pratique. En théorie, la « troisième voie » marcusienne, qui est une philosophie de l’émancipation, n’en reste pas à un statut de philosophie pure : elle est un programme d’une philosophie concrète, qui a néanmoins parfois changé de posture. Cette philosophie de l’émancipation n’est pas une idéologie dans la mesure où elle est une recherche de ses propres fondements, recherche qui suppose une réflexion sur les fondements de la raison.
Quoi qu’il en soit, il voit notamment chez Marx une ontologie de l’homme par l’intermédiaire de la notion d’être générique, et il s’en inspire grandement : « L’animal se confond immédiatement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle. Il est cette activité. L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience. Il a une activité vitale consciente ; elle n'est pas une détermination avec laquelle il se confond immédiatement »[2]. Cette notion d’être générique prend le sens d’une relation de l’être humain à soi-même, d’une relation de l’espace humain à la liberté de l’humanité. En définitive l’homme est un être générique car il prend conscience de sa propre essence. La philosophie de la liberté marcusienne est d’inspiration marxienne mais il met aussi l’accent sur le caractère biologique des tendances de l’émancipation, tendances qui s’opposent à la rationalité occidentale. Cette liberté n’est acquise que par ce que Marcuse appelle une « nouvelle sensibilité » conforme aux pulsions vitales. Nous reviendrons plus précisément sur cette notion dans le troisième moment de notre étude.
Dans ces principaux ouvrages, Marcuse stipule d’emblée le fait que la liberté est absente de la société technologique avancée ; son but est alors de définir les conditions propres à l’élaboration de la liberté dans la société de son temps. Selon lui les réflexions autour du concept de liberté dans le contexte contemporain sont primordiales ; il s’inscrit en effet dans tout le courant de la théorie sociale. Cependant comment Marcuse peut affirmer la négation de la liberté dans la société industrielle avancée ? Et quelles sont selon lui conditions réalisables à la pratique de la liberté ? Le plus paradoxal dans l’état actuel, c’est le fait que la modernité constitue le plus haut degré de civilisation, qu’elle possède les possibilités de la constitution d’un monde libéré mais qu’elle repose toujours sur la domination de l’homme par l’homme. Ce qui revient souvent chez Marcuse, c’est l’idée que la technique a tout le potentiel pour servir la libération mais qu’elle continue de servir la domination. Cela va dans le sens de la théorie freudienne selon laquelle la répression des instincts humains est nécessaire au progrès de la civilisation. Toutefois, nous le verrons plus précisément dans notre développement, Marcuse met en cause cette thèse et explique qu’il y a chez Freud lui-même des arguments allant à son encontre. Ainsi envisage-t-il l’interdépendance de la liberté et de la répression en émettant l’hypothèse que cet état des choses ne constitue qu’un schème historique et non essentiel de l’existence humaine. Marcuse, en se référant au conflit entre le principe de réalité et le principe de plaisir, essaye d’apercevoir leur réconciliation et, donc, d’imaginer une civilisation non-répressive où les relations sociales seraient profondément transformées.
Face à tous les types d’opposition, la société capitaliste avancée renforce sa domination, que ce soit au niveau économique ou militaire. Les chances de libération sont dès lors écrasées par l’emprise toujours plus poussée de l’appareil productif du fait de l’augmentation perpétuelle de l’homogénéité du capitalisme. L’ambiguïté réside dans le fait que seul le cadre démocratique permet un changement radical de la société mais la démocratie établie protège aussi le statu quo, et par conséquent est l’ennemi du changement. Une autre ambiguïté réside dans le fait que la volonté de changer radicalement de système par une certaine partie de la masse fera réagir les institutions, ce qui intensifiera la répression. Marcuse se projette alors dans la réalisation d’une société libre qui se caractériserait par une qualité existentielle nouvelle aussi bien dans les besoins humains que dans les institutions. Cette nouveauté ouvrirait la porte à une liberté fondée sur les instincts vitaux : la société refuserait alors l’ordre existant, sa compétition, sa domination, sa brutalité et sa laideur. Ce qui unit en effet les ouvrages de Marcuse, c’est la description sociologique de la société unidimensionnelle ainsi que la recherche de forces libératrices pouvant contrer sa course effrénée. Cette recherche implique de contrer la pensée « positive », qui se déploie dans la société industrielle avancée, par une pensée négative, qui est celle notamment de la philosophie. La pensée négative s’identifie avec la raison elle-même et c’est tout le projet de la théorie critique de la faire croître. Le projet marcusien est dès lors de propulser « le pouvoir de la pensée négative »[3] dans le monde des idées, comme il l’écrit dans Raison et révolution. Cette théorie critique repose essentiellement sur la philosophie, la théorie critique étant, comme le dit Horkheimer, une « philosophie sociale ». Le programme de cette théorie et son but sont expliqués en 1937 par Horkheimer dans son article « Théorie traditionnelle et théorie critique », mais aussi dans l’article de Marcuse « La philosophie et la théorie critique ».
Mais est-il possible qu’il existe une société absolument libre, c’est-à-dire où la domination serait totalement absente ? Peut-on imaginer une société où l’individu ne sacrifierait pas une large partie de ses instincts ? Comment, finalement, éviter le « malaise dans la civilisation » ?
Afin de répondre à ces problématiques, qui se situent au centre de la philosophie marcusienne, il faut tout d’abord décrire la société industrielle avancée. Cette société se caractérise notamment par le divertissement de masse, par la domination de la science et de la technologie, et enfin par la pensée « positive ». Elle provoque par conséquent une unidimensionnalité de la réalité, que ce soit d’un point de vue social ou individuel. De plus elle perpétue toujours l’aliénation en reposant sur le principe de rendement. Cette description est nécessaire afin de saisir la thèse marcusienne selon laquelle ce type de société empêche l’émergence de la liberté et, par conséquent, la pleine réalisation de l’homme. La liberté moderne n’est qu’une liberté « malheureuse », autrement dit une liberté qui n’en est pas une, une liberté qui reste absorbée par la répression et les mécanismes de la domination. Marcuse oppose à cette prétendue liberté une liberté libérée reposant sur ce qu’il appelle une « nouvelle sensibilité ». Cette liberté n’est réalisable qu’en transformant le travail en jeu et, par conséquent, en annihilant l’aliénation mortifère.
La description détaillée de la société industrielle avancée
Pour commencer, Marcuse oppose le principe de plaisir au principe de réalité, et défend la thèse selon laquelle le principe de réalité étend ses forces sur le principe de plaisir, en témoignent les transpositions érotiques sur le plan professionnel ou dans le domaine de la publicité. Le principe de plaisir ne persiste pas seulement dans l’inconscient mais également au sein même du principe de réalité, c’est pourquoi Marcuse écrit : « Le retour de ce qui a été refoulé constitue l’histoire souterraine et taboue de la civilisation et l’exploration de cette histoire ne révèle pas seulement le secret de l’individu, mais aussi celui de la civilisation. […] La répression est un phénomène historique »[4]. Il s’inspire ici du Malaise dans la culture où Freud considère que la civilisation est l’histoire de la répression de l’homme dans le sens où la civilisation le contraint à la fois socialement et biologiquement. Cela s’explique par le fait que la libre satisfaction des désirs individuels est incompatible avec l’union prospère des hommes. Par la civilisation nous passons d’une satisfaction immédiate à une satisfaction remise, d’un plaisir à une restriction du plaisir, d’une joie à une peine, d’une réceptivité à une productivité et d’une absence de refoulement à une sécurité. L’homme, en abandonnant le principe de plaisir au profit du principe de réalité, abandonne de fait la satisfaction immédiate et incertaine de ses désirs contre un principe restreint mais certain. Le principe de réalité est atteint par la renonciation d’une satisfaction pleine des besoins originels ; cependant il ne nie pas totalement le principe de plaisir, il le modifie en profondeur. La restriction de la vie sexuelle est indispensable selon Freud à la constitution de la civilisation. Cette restriction est possible par un détournement libidinal de l’homme : le travail, qui est bien souvent un travail pénible, aliéné et aliénant, et qui va à l’encontre du principe de plaisir, permet ce détournement en utilisant la force libidinale vers des activités socialement utiles. Marcuse écrit notamment : « Le conflit entre la sexualité et la civilisation se développe en même temps que la domination. Sous le règne du principe de rendement, le corps et l’esprit sont transformés en instruments du travail aliéné […] »[5].
Marcuse reprend donc la théorie freudienne de la culture en affirmant que l’histoire de son progrès est l’histoire du progrès de la répression. Par conséquent, aucune civilisation n’a encore connu de règne sans répression, c’est pourquoi il distingue le totalitarisme autoritaire du totalitarisme démocratique. Pour Marcuse nous avons analysé le totalitarisme propre au fascisme mais nous n’avons pas encore analysé le totalitarisme propre à la démocratie, qui prend une autre forme, une forme plus discrète mais tout aussi réelle. Nous voyons que la philosophie de l’émancipation marcusienne est radicale, que ce soit dans ses principes ou dans son développement effectif probable.
Le totalitarisme démocratique se caractérise par l’introduction de la désublimation répressive dans le quotidien des individus, désublimation qui les délivre tout en les soumettant. « Notre époque a tendance à être totalitaire, même là où elle n’a pas encore produit d’états totalitaires »[6]. Marcuse introduit la notion de désublimation répressive où la tendance opposée s’affirme, autrement dit où la libération sexuelle prend la forme d’une diminution de l’énergie des pulsions érotiques allant à l’encontre du principe de plaisir. Dans la société technologique avancée l’appareil de production essaye de devenir total dans le sens où il détermine les attitudes, les comportements et les besoins individuels, c’est pourquoi Marcuse écrit que « sa rationalité, son progrès et son développement son irrationnels dans leur principe »[7]. La société moderne occidentale tend vers un certain type de totalitarisme dans la mesure où elle manipule les besoins individuels au nom d’un intérêt général inexistant. Car ce n’est pas parce que les individus peuvent choisir parmi une multitude de produits qu’ils sont pour autant libres. Ils sont d’ailleurs, dans ce type de société, aliénés et contrôlés par les technologies, surtout par les communications de masse qui imposent des besoins futiles mais qui satisfont leurs désirs. Ce qui est le plus frappant pour Marcuse, c’est le fait que l’individu qui naît dans la société technologique avancée ne s’adapte pas mais s’identifie à elle de façon immédiate. Nous assistons alors, avec l’avènement de cette société, à de nouvelles formes de contrôle qui amincissent la liberté. Car, même si les individus jouissent d’un confort accru, il n’en demeure pas moins qu’ils sont des « esclaves sublimés » pour reprendre les mots de Marcuse dans L’homme unidimensionnel. En effet l’esclavage de se caractérise pas par la dureté du travail ni par l’obéissance mais par la chosification de l’homme. Les individus modernes sont des esclaves car ils n’ont aucun contrôle sur les décisions prises pour l’ensemble de la société, car ils sont seulement vus comme des instruments que le pouvoir utilise pour assurer son développement. Dès lors l’économie capitalisme a donné naissance à une seconde nature chez l’homme qui repose sur « le besoin de posséder, de consommer, de manipuler, de renouveler constamment tous les gadgets, appareils, engins, machines de toutes sortes qui sont offerts, et même imposés, aux individus, le besoin de s’en servir au risque même de sa vie, est devenu, au sens que nous avons défini précédemment, un besoin « biologique » »[8]. L’homme est devenu un être-consommateur qui se consomme et se consume lui-même dans les processus marchands.
L’un des autres aspects de la société technologique avancée, c’est son caractère proprement unidimensionnel. L’unidimensionnalité a comme fondement la techno-logie et Marcuse l’applique à tout l’univers politique, scientifique et idéologique de cette société. Dans tous ses ouvrages, il cherche à savoir si la raison et l’émancipation peuvent encore coexister. Car, de fait, la raison est nécessairement liée à la liberté mais aussi à la répression ; la liberté moderne sert en effet les intérêts de son contraire qu’est la répression. La liberté moderne se nie elle-même parce qu’elle fait naître la domination et l’aliénation. Par exemple, dans le monde moderne technologique, la pornographie a pris le contrôle de la sensation et la prétendue liberté sexuelle a effacé la tension qui existait entre les interdits et leur dépassement. En outre, l’essence de l’art est niée car la distanciation, inhérente à ce domaine, est oubliée et annihilée.
La société technologique avancée est une société close où l’opposition est absente et où se manifeste une servitude perverse, c’est pourquoi Marcuse cherche à définir ses causes dans l’optique de trouver une voie nouvelle. « L’unidimensionnalité résulte de l’identification de la conscience et de l’ordre existant sous l’égide d’une technologie apparemment neutre appliquée tout à la fois à la domination de la nature externe et de la nature interne »[9]. L’idéologie dominante a pris le contrôle de toutes les structures sociales : c’est ce que Marcuse appelle le « voile technologique ». La société unidimensionnelle a fait naître une pensée « positive » qui représente finalement une pensée allant à l’encontre de la critique et, donc, à la négation d’une possible métamorphose sociale. En effet dans ce contexte l’imagination diminue en raison de la productivité propre à la société technologique avancée, comme le montre Marcuse dans L’homme unidimensionnel. L’unidimensionnalité est déjà en germe dans son essai « Einige gesellschaftliche Folgen moderner Technologie », écrit en 1941, où il développe sa pensée vis-à-vis de la rationalité moderne. Le terme de « technologie » est important dans la mesure où se retrouve dans ce mot ce que veut dire Marcuse : la raison est devenue la technique elle-même. La techno-logie est une forme organisationnelle qui perpétue un certain mode de comportement et d’attitude propre à la domination et au contrôle. Dans « De l’ontologie à la technologie. Les tendances de la société industrielle », Marcuse écrit : « Cette évolution reflète la transformation du monde naturel en monde technique. C’est plus qu’un jeu de mots si je dis : la technique a remplacé l’ontologie. Le nouveau mode de pensée annule la tradition ontologique »[10]. De fait, il n’y a plus qu’une dimension de la réalité, la réalité étant dès lors fondue dans la substance de la technique. L’unidimensionnalité se manifeste donc aussi bien dans les théories prônées que dans la pratique.
Néanmoins Marcuse ne combat pas la mécanisation technologique en tant que telle mais son utilisation et son contenu ; en effet elle ne fait que manipuler les besoins individuels et atrophier les facultés. Il ne condamne donc pas la technique elle-même mais sa mauvaise utilisation dans la société moderne, la technique faisant naître une rationalité irrationnelle. « L’idéologie d’aujourd’hui réside en ceci que la production et la consommation reproduisent et justifient la domination »[11]. Mais, bien qu’elle justifie la domination par la production et la consommation, l’idéologie dominante est bougrement efficace dans la mesure où elle améliore le confort des individus par l’élévation de la culture matérielle et l’obtention plus simple de biens de consommation. Cette efficacité est cependant contrebalancée par le fait qu’elle impose le labeur et qu’elle favorise la destruction. Cela fait dire à Marcuse dans Eros et civilisation : « L’individu paie en sacrifiant son temps, sa conscience, ses rêves ; la civilisation paie en sacrifiant ses propres promesses de liberté, de justice et de paix pour tous »[12]. La rationalité grandissante de la société technologique avancée met finalement en perspective son système organisationnel irrationnel. Et, que ce soit la société capitaliste ou la société communiste, elles favorisent toutes les deux le processus d’utilisation de la technique comme instrument de la domination où l’identité du sujet et de l’objet est établie.
Résumons. Marcuse identifie les tendances originaires et instinctuelles de la civilisation occidentale et définit le principe de réalité particulier responsable de son progrès. Il définit ensuite ce principe de réalité comme étant le principe de rendement et montre que la domination et l’aliénation qui en découlent s’imposent aux instincts. Il analyse aussi la théorie psychanalytique avec des tendances historiques et en tire deux conclusions : le développement de la société occidentale, reposant sur le principe de rendement, est tel que la société pourrait effectivement diminuer l’énergie instinctuelle déployée dans le travail aliéné ; et la philosophie occidentale a représenté la raison ayant comme caractéristiques les éléments de la domination propres au principe de rendement. Par ses observations et développements théoriques, Marcuse en vient à admettre l’absence de liberté au sein de la société technologique avancée.
La liberté malheureuse des modernes
La liberté des modernes est une liberté « malheureuse », autrement dit il n’y a pas d’authentique liberté dans l’ordre établi. Afin de montrer et prouver cela, Marcuse prend appui, comme nous l’avons déjà mentionné, sur les réflexions marxiennes et freudiennes. Il reprend notamment l’idée de Marx selon laquelle c’est l’individu aliéné qui perpétue son propre enchaînement dans la mesure où il est assujetti à une idéologie dominante qui est d’ailleurs de plus en plus discrète. « Que la réalité ait absorbé l’idéologie ne signifie pas cependant qu’il n’y a plus d’idéologie. Dans un sens, au contraire, la culture industrielle avancée est plus idéologique que celle qui l’a précédée parce que l’idéologie se situe aujourd’hui dans le processus de production lui-même »[13]. Par la transformation significative des structures sociales depuis le XIXème siècle, Marcuse se détache parfois des analyses marxiennes pour mieux ancrer sa réflexion dans son époque. Le projet marcusien est par conséquent d’actualiser les thèses de Marx car les théories marxiennes sont à présent insuffisantes pour rendre compte de la réalité du capitalisme. En effet le capitalisme au XXème siècle a une forme qui comporte des caractéristiques nouvelles, notamment son caractère monopolistique, son impérialisme, sa contribution aux structures étatiques et enfin sa liaison de plus en plus étroite avec la science et la technologie. Ces nouvelles caractéristiques sont présentes au sein des structures extérieures de la société mais il existe aussi de nouvelles caractéristiques intimes, liées notamment à la vie individuelle en tant que consommateur. Les hommes modernes dans la société technologique avancée acceptent la répression et les intérêts économiques et politiques qui en découlent. L’idéologie au XXème siècle se fonde en effet sur le consentement des individus au système de production dominant dans la mesure où celui-ci leur permet d’échanger leur force de travail contre une intégration à la structure de consommation. En conséquence de quoi, les travailleurs s’embourgeoisent de plus en plus car ils cautionnent le mécanisme idéologique qui est fondamentalement répressif. Comme l’écrit Jean-Claude Clavet, « la légitimation de la domination se trouve ainsi dans le processus de production lui-même »[14]. Le processus de production est ce qui perpétue l’idéologie et la liberté qui en découle ne fait finalement que renforcer les structures de la domination. L’individu, qui est un consommateur, accepte son aliénation car il pense qu’il est un moyen nécessaire dans le but de parvenir à une réelle satisfaction. Cela a néanmoins pour conséquence majeure l’amoindrissement de la volonté et la diminution, voire l’anéantissement, de la recherche d’une véritable liberté.
L’idéologie est aussi renforcée par la science et la technologie qui sont à son service. Ces deux domaines pourraient permettre une libération sociale mais elles ne font qu’augmenter la répression. Les individus sont dès lors des êtres réifiés, qui sont réduits à n’être que des objets utiles pour satisfaire le progrès et les intérêts de la classe dominante. L’explication du contrôle répressif, qui est au fondement de l’idéologie, ne s’explique pas que par les structures extérieures de la société mais aussi par un changement de l’imaginaire des individus. La liberté qui découle de cette répression culturelle n’est dès lors qu’un simulacre. Car Marcuse insiste sur le fait que la répression, au bout d’un moment, n’agit plus pour un véritable progrès culturel mais pour des intérêts qui ont un statut universel. Dès lors, assujetti aux instances de la domination, soumis au principe de rendement, l’individu est un « idéologisé », terme présent chez Jean-Paul Dollé dans Le désir de révolution. Cet individu se caractérise par une uniformisation générale de son ça, par une identification du surmoi au collectif et par l’emprunt du moi de comportements standardisés… alors même que la conscience se croit libre et les individus autonomes !
Dans une société où la domination est rationalisée, les libertés individuelles sont reliées à cette domination et ne sont effectives que dans sa sphère. Cette société rend possible la libération des forces instinctuelles par la diminution de l’énergie employée au travail, diminution engendrée par la mécanisation. Or, bien que la libération des facultés individuelles soit possible, l’ordre établi renforce son système de domination, fait tout pour le préserver. « La civilisation doit se défendre contre le spectre d’un monde qui pourrait être libre »[15]. Bien que les conditions de libérer les forces pulsionnelles soient effectives dans la société technologique avancée, l’émancipation ne se produit pas et l’utopie d’une société libre non plus. Marcuse est aussi conscient du fait qu’une révolution prolétarienne ne mènerait qu’à un nouveau type de rationalité répressive, toujours lié au principe de réalité. La société industrielle avancée, étant rattachée au principe de rendement, est dite sur-répressive. « La sur-répression signifie […] la poursuite de la domination par les appareils idéologiques divers quand les conditions sociales objectives pourraient pourtant garantir la libération réelle du plus grand nombre »[16]. Cela mène à des paradoxes énormes : la liberté humaine est envisageable mais l’homme est de moins en moins libre, l’aliénation est de moins en moins nécessaire mais elle continue de se déployer. La société établie ne recèle pas en elle les conditions de possibilité d’une véritable liberté humaine dans la mesure où elle repose sur la permanence d’une structure, où elle maintient la servitude volontaire par une satisfaction et des valeurs perverses. De plus, l’espace libre est de plus en plus atténué par le capitalisme et ce même capitalisme déclenche l’indifférence de rechercher un tel espace.
La croissance de la technologie a entraîné ce que Marcuse appelle « une dématérialisation du travail » dans la mesure où elle permet de plus en plus de se détacher du travail purement physique, le travail reposant davantage sur l’énergie mentale. Cela aurait dû provoquer une distance entre le travailleur et les moyens de production comme l’avait prévu Marx, distance qui aurait été le signe de l’existence d’une liberté au sein du règne de la nécessité. La technologie rend possible la libération mais, pour l’instant, elle ne fait qu’intensifier la lutte pour l’existence. Vivant et restant dans l’ordre établi, ceux qui gouvernent et les consommateurs oublient le caractère profondément libérateur de la technologie. Or, « indépendamment de toute stratégie et de toute organisation politique, la libération devient un besoin vital, « biologique » »[17]. Dans la société de consommation, tous les besoins humains sont soumis à l’exploitation et au rendement. « Les comportements concurrentiels, les distractions standardisées, les signes de prestige et de réussite sociale, les symboles d’une virilité factice, d’un charme de réclame, d’une beauté commerciale : en se prêtant à tout cela, l’individu perd jusqu’au désir, jusqu’à la possibilité organique d’une liberté qui ne serait plus fondée sur l’exploitation »[18]. L’impossibilité de la libération repose dès lors sur l’impossible rejet de soi-même car rejeter la société d’abondance serait se condamner aussi soi-même, se renier, affirmer la négation de sa propre individualité. Dans cette perspective, « […] la libération constituerait une subversion contre la volonté et l’intérêt dominant de la grande majorité de la population »[19]. Cela mène à l’impossibilité effective d’une véritable démocratie.
Marcuse analyse la civilisation et son progrès dans la théorie freudienne. Dans le progrès civilisationnel, la liberté n’est rendue possible que par la libération des fils contre le père, donc par son meurtre ; néanmoins cette libération réinstalle immédiatement la domination, les fils désirant en définitive la même chose que le père, en l’occurrence préserver le groupe. Cela aboutit finalement à la création d’un groupe social qui s’auto-réprime : la répression du père devient la répression des fils envers eux-mêmes. Dès lors se manifeste, au plus profond de l’être humain, la culpabilité de n’avoir pas réussi une véritable libération. La théorie freudienne de la civilisation repose donc sur un cycle qui se compose d’une phase de domination, d’une phase de rébellion, puis d’une nouvelle phase de domination. Or cette seconde phase de domination n’est pas la même que la première ; cela signifie que, chez Freud, nous trouvons l’idée que le progrès de la civilisation est l’histoire du progrès de la domination. Plus la civilisation se développe, plus la domination devient objective et rationnelle, en témoigne le système de domination de la société technologique avancée. Selon Marcuse ce type de société rationalise la domination et contrecarre les possibilités de se rebeller contre lui, les révolutions ne menant qu’à un retour de la domination. « Depuis la révolte des esclaves dans l’antiquité jusqu’à la révolution socialiste, la lutte des opprimés s’est terminée par l’établissement d’un système nouveau de domination, « meilleur » ; les progrès se sont faits grâce à une chaîne améliorée de contrôles »[20].
En outre, la société technologique avancée implique une désublimation répressive qui absorbe l’énergie libidinale : les images sexuelles circulant partout provoquent une désublimation mais aussi une répression puisque ce projet moderne s’étend dans toutes les sphères sociales et s’installe dans la psyché individuelle. Dès lors Eros devient un complice de l’appareil global de domination. Comment, donc, être véritablement libre dans ce type de société où le possible se réduit au réel ? Marcuse affirme que l’imagination est victime d’une terrible répression dans la mesure où elle ne s’exerce plus que dans le contexte général de répression. Il remarque en effet que la jeune génération donne énormément d’importance à l’imagination dans l’action politique et que cette revendication est le signe d’un refus global contre la société capitaliste qui a freiné cette faculté. Si l’imagination unifie la sensibilité et la raison tout en ayant en elle des potentialités pratiques, alors elle façonnera une nouvelle technologie et une nouvelle science qui seraient essentiellement libératrices. « La transformation rationnelle du monde pourrait alors aboutir à une réalité façonnée par la seule sensibilité esthétique de l’homme »[21].
La véritable libération selon Marcuse
La civilisation défendue par Marcuse introduit une nouvelle relation entre l’instinct et la raison. Cette nouvelle relation aurait comme conséquence la régression de la rationalité dans la mesure où cette civilisation libérerait les instincts. Cette libération instinctuelle serait une rechute dans la barbarie si notre civilisation n’était pas aussi développée ; or, elle l’est, et les conséquences de cette libération sont donc totalement différentes. Ainsi mise-t-il sur « un ordre instinctuel non-régressif » où la sexualité, la plus chaotique des forces pulsionnelles, doit permettre une durabilité des relations entre les individus. La sexualité devrait dès lors aboutir à une « rationalité libidineuse »[22], qui s’allie au progrès et à la liberté civilisée. Marcuse prône donc à la fois la libération mais aussi la transformation de la libido. Celle-ci ne serait plus soumise au principe de rendement et s’étendrait dans la sphère privée ainsi que dans la sphère publique. Cette expansion libidinale ne correspond pas à une explosion des pulsions sexuelles – orgies à répétition et désespérées, prostitution exacerbée, viols – mais correspond à une véritable libération érotique qui inclut une diminution de la sexualité brute tout en intégrant davantage de libido libérée dans les activités publiques telles que le travail. La seule libération possible des instincts réside dans une libération intellectuelle ; cette libération, à la fois instinctuelle et intellectuelle, constitue une libération politique et n’est finalement possible que par une pensée de la mutation sociale. Marcuse émet donc l’hypothèse d’une civilisation non-répressive en prouvant qu’il existe la possibilité de libérer la libido dans une civilisation qui est arrivée à maturité. Il pose tout de même certains fondements indispensables à la nouvelle société, en l’occurrence la répartition des ressources, la propriété collective et la planification collective des moyens de production. Ce sont des conditions nécessaires afin d’établir une nouvelle société mais ces conditions ne sont évidemment pas suffisantes. Toutefois, grâce à ce fondement, il sera possible de constituer une nouvelle réalité qui accorderait une place à un nouveau type de conscience et à un nouveau type de sensibilité. Cette conscience et cette sensibilité seront dirigées contre tous les processus de domination et se manifesteront par le besoin vital d’être libre, condition préalable à la libération. En outre, la fin de la société reposant sur la domination a un autre prérequis qui est la modification du langage lui-même. Sans nouveau langage pour dire et nommer le monde, nous ne pouvons pas le transformer. La condition de possibilité d’une nouvelle société repose sur une révolution langagière qui rompt avec la terminologie de la société de domination et qui doit être en opposition avec l’ordre établi.
Cette libération s’accompagnera néanmoins d’une régression dans la mesure où l’homme devra se séparer de la domination de la marchandisation ambiante et, donc, nier sa tendance à la consommation. Car, « la liberté humaine ne se mesure pas selon le choix qui est offert à l’individu, le seul facteur décisif pour la déterminer c’est ce que peut choisir et ce que choisit l’individu »[23]. Les analyses marcusiennes supposent par conséquent de déterminer les faux et les vrais besoins en fondant une normativité des formes non-répressives, résultat d’un cheminement incluant une recherche et donc nécessairement des erreurs.
Dans Vers la libération, Marcuse défend le fait que la nouvelle société libre et rationnelle ne peut émerger du contrôle de production par la classe ouvrière mais seulement par « une nouvelle sensibilité ». Cette nouvelle sensibilité se caractérise par l’émergence de nouveaux besoins vitaux chez l’homme, donc par la transformation de ses forces productives. Comme le mentionne Jean-Claude Clavet, l’idéologie se manifeste par « la mystification, la conservation et la reproduction de l’ordre dominant »[24]. Néanmoins la mise en place d’une liberté réelle reste possible. La liberté n’est possible que par la transformation de la rationalité et de la domination. Marcuse chercher dès lors l’effectivité d’une véritable liberté par une libération de la sensibilité. Ainsi cette nouvelle conception de la liberté renvoie-t-elle à la naissance d’un nouveau principe de réalité. La liberté est en effet ce qui constitue le fondement de l’émancipation et aussi le but le plus haut dans la philosophie marcusienne. Comme nous l’avons expliqué précédemment, Marcuse ne condamne ni la technologie ni la science mais condamne leur orientation et leurs objectifs au sein de la société de rendement. La technologie et la science doivent dès lors être reconduites vers des pulsions de vie par une nouvelle sensibilité. Ainsi défend-il « une technologie de la libération »[25] ayant comme principe l’imagination scientifique et excluant l’exploitation. Cela n’est cependant possible que dans une perspective de rupture avec l’ordre existant. Toutefois, et Marx a remarqué ce problème, que feront les hommes si jamais ils deviennent profondément libres ? Ne retomberaient-ils pas nécessairement dans une forme de servitude ?
La nouvelle sensibilité a une implication politique en ce qu’elle est pour Marcuse une façon de dépasser l’unidimensionnalité de la société technologique avancée. La révolution que prône Marcuse, qu’il place sous le nom de « Grand Refus », n’est ni une utopie ni seulement une théorie ; en effet elle repose sur la libération des forces pulsionnelles, libération possible par la progression toujours plus aboutie des forces productives. Cependant cela est très dur à mettre en place dans la mesure où la société capitaliste maîtrise totalement la sublimation répressive mais aussi la désublimation répressive. Marcuse est alors convaincu qu’une libération nécessite une imagination effective dans la société, comme nous l’avons esquissé plus haut. La valeur propre de l’imagination repose sur le fait qu’elle refuse de se soumettre aux limitations imposées par le principe de réalité et qu’elle tend vers une libération de la réalité historique. Ainsi faut-il imaginer selon Marcuse un stade civilisationnel « dans lequel les besoins humains soient satisfaits d’une manière telle et dans une mesure telle que la sur-répression puisse être supprimée »[26]. La première condition de ce stade de civilisation, qui tend donc vers une liberté accrue, est la diminution du temps de travail aliéné. Cette diminution provoquerait il est vrai une baisse du niveau de vie d’une manière générale, autrement dit l’anéantissement du principe de rendement déclencherait cette baisse mais aurait aussi comme résultat le progrès de la liberté. Dans ce nouveau stade de la culture, le niveau de vie ne serait plus réglé sur la possession matérielle mais sur la satisfaction des besoins fondamentaux des hommes et, par conséquent, sur la libération vis-à-vis du sentiment de culpabilité. Ce stade supprimerait dès lors la sur-répression, c’est-à-dire l’existence humaine en tant qu’expérience laborieuse. Ce que défend Marcuse, ce n’est pas la suppression du travail, c’est la modification de l’organisation sociale du travail : « la libération d’Eros pourrait créer des relations de travail nouvelles et durables »[27]. Cependant, comme il le remarque immédiatement, cette libération se heurte dès le départ avec le principe de rendement reposant sur la productivité. Ce qu’il faut afin de parvenir à un tel stade de la civilisation, c’est modifier l’être dans ses profondeurs dans le but de radicalement transformer l’existence humaine elle-même.
Le travail aliéné, dans le stade avancé de la civilisation non-répressive et libérée, serait transformé en jeu, activité qui serait la manifestation de la pleine liberté. « Dans une civilisation vraiment humaine, l’existence humaine sera jeu plutôt que labeur, et l’homme vivra dans l’apparence plutôt que dans le besoin »[28]. Le jeu ne consiste pas à jouer avec quelque chose mais consiste à satisfaire les besoins humains sans travail aliéné. Cette activité libérerait les facultés humaines mais aussi les potentialités de la nature. Le labeur serait dès lors remplacé par la liberté de jouer, liberté devenant réelle par l’imagination. La civilisation libérée consisterait à transformer le labeur en jeu, autrement dit à transformer la productivité répressive en productivité libératrice, la condition préalable de cela étant la disparition de la misère. Comme le mentionne Marx dans Le Capital : « En fait le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité ou opportunité imposées de l’extérieur »[29]. Selon Marx le règne de la liberté émerge sur les fondements du règne de la nécessité tandis que selon Marcuse, dans La fin de l’utopie, il s’agit de donner lieu au règne de la liberté à l’intérieur même du règne de la nécessité. Car, comme le souligne Gérard Raulet, « la réduction de l’investissement humain dans le processus de travail, grâce à la technicisation, libère une énergie pulsionnelle qui peut être investie ailleurs »[30]. Cette libération des forces pulsionnelles ferait dès lors naître une nouvelle organisation du travail où l’individu serait épanoui et où les structures propres au travail deviendraient esthétiques. Cela va à l’encontre de Marx, pour qui le travail ne saurait être un pur jeu.
La notion d’esthétique a une place très importante dans la vision marcusienne de la libération. En effet ce qui relève des formes artistiques provient d’une force inconsciente propre à la libération qui a échoué. L’art s’oppose aux institutions de la domination puisqu’il réalise une image de l’homme en tant que sujet libre et se présente donc comme ce qui nie l’aliénation. « Depuis l’éveil de la conscience à la liberté, il n’y a pas d’œuvre d’art véritable qui ne révèle pas le contenu archétypal de la négation de l’aliénation »[31]. La valeur propre à l’esthétique est irréaliste dans son principe même dans la mesure où il est fondamentalement inefficace dans la réalité. « […] l’existence esthétique est condamnée »[32] ; cependant ces considérations portant sur l’esthétique proviennent de la société répressive, c’est pourquoi Marcuse cherche à retrouver la signification originelle et le rôle primaire de l’esthétique. Dans cette optique, l’esthétique est ce qui relie les contraires, ce qui relie l’intelligence et la sensibilité, autrement dit la raison et le plaisir. Les qualités de la nouvelle société correspondent à la valeur biologique propre au Beau en tant que celle-ci renforce la vitalité. « Grâce à ces qualités, la dimension esthétique peut nous servir en quelque sorte à évaluer ce que serait une société libre »[33], écrit Marcuse. La société technologique avancée détruit les autres dimensions de la réalité, d’où la nécessité de réintroduire une pensée négative. Il propose dès lors, pour contrecarrer la logique sociale moderne, de revendiquer une rationalité esthétique s’opposant à la rationalité technologique. Il propose en effet de considérer et de mettre en place le travail comme une création artistique, comme un jeu, par conséquent il propose un modèle pour l’émancipation. Marcuse prend le terme d’esthétique dans son étymologie (aisthesis), qui se rattache à la perception sensorielle. Par conséquent lorsque Marcuse défend l’esthétique contre la raison, il ne veut pas détruire la raison pour autant : il utilise en effet le terme d’esthétique dans son étymologie et comme le définit Kant, en l’occurrence comme le résultat d’un accord entre sensibilité et raison. « Marcuse pense donc la liberté dans l’exigence d’une double rationalité, scientifico-technologique et esthétique, mettant fin à l’irrationalité de la modernité »[34]. Il met en avant le rôle primordial de l’art dans la conquête de la liberté véritable ; l’art est en effet une résistance authentique face à la société unidimensionnelle du fait de sa transcendance par rapport à la politique.
Marcuse remet donc en cause la théorie freudienne selon laquelle le principe de réalité a comme fondement principal l’inhibition de l’énergie instinctuelle de l’homme. Il montre en effet qu’une civilisation est possible tout en abolissant le contrôle répressif des pulsions. Mais cette libération instinctuelle a comme conséquence une explosion instinctuelle qui détruirait la civilisation. Sans travail ni contraintes, l’homme retomberait de fait dans un état de nature destructeur. Toutefois Marcuse signale des références mythologiques représentant l’imagination et la réceptivité créatrice, allant à l’encontre d’un Prométhée, héros de la productivité. Par ces représentations, il est possible d’envisager une libération libidineuse ; néanmoins il faut encore prouver que ces mythes apportent véritablement une aide pour dépasser le principe de rendement. Ces représentations propres à Orphée et Narcisse permettent de réconcilier l’homme avec l’esthétique et de transformer le travail en jeu. Symboliquement, Prométhée est celui qui représente le plus justement la productivité et la civilisation en tant qu’effort perpétuel. Il symbolise donc le principe de rendement. Tandis que Prométhée est le héros de la productivité et du travail, Orphée et Narcisse symbolisent, tout comme Dionysos, la joie, le chant, la réceptivité et l’union de l’homme et de la nature. Orphée et Narcisse représentent une vie opposée à la soumission au labeur, une vie libérée de la domination où les forces d’Eros ne sont plus enchaînées. Il faut bien admettre que, tandis que Prométhée symbolise un état de réalité, Orphée et Narcisse représentent quant à eux un monde essentiellement irréel. Toutefois, bien qu’ils représentent une impossibilité, ils permettent d’envisager une autre réalité par leurs significations ; en effet « l’expérience orphique et narcissique du monde repousse ce qui protège le monde du principe de rendement »[35]. Orphée et Narcisse glorifient Eros et, par conséquent, sont les symboles d’une sublimation non-répressive dans le sens où ils ne contraignent pas la libido.
Toutes les caractéristiques de la nouvelle civilisation envisagées par Marcuse sont le témoignage de la réalisation possible d’une réconciliation entre le principe de réalité et le principe de plaisir. La liberté ne commence qu’en dehors de la lutte pour l’existence : « La possession et l’obtention des biens vitaux de consommation est la condition préalable plutôt que le contenu d’une société libre »[36]. Que ce soit dans Eros et civilisation ou dans L’homme unidimensionnel, la communauté s’identifie selon Marcuse à l’unité primordiale du moi et du monde ; or dans la société technologique avancée, cette unité est perdue du fait d’une érotisation atténuée, restreinte à la satisfaction sexuelle. Ainsi cherche-t-il dans Vers la libération une nouvelle pensée du lien communautaire au sein de ce qu’il appelle la solidarité biologique. La solidarité, dans le socialisme, est la condition de la libération sociale ; or le capitalisme a réussi à absorber le milieu ouvrier dans sa sphère. Cela remet totalement en cause les hypothèses de Marx, ce dernier faisant reposer la révolution sur l’opposition entre les exploitants et les exploités. Cela fait dire à Marcuse que la possibilité d’existence d’une société libérée n’entre plus dans une logique marxiste mais dans l’exigence d’une dimension biologique de l’existence humaine reposant sur les besoins vitaux et urgents de l’homme. Ces besoins ne causeront plus une servitude car ils seront différents par leur fondement instinctuel et par leur conséquence sur le corps aussi bien que sur l’esprit. Il est néanmoins absurde selon Marcuse de demander comment la nouvelle société, concrètement, verra le jour dans la mesure où il est impossible de déterminer a priori sa constitution exacte, qui sera faite forcément d’erreurs et d’essais. La pensée négative devra élargir le domaine de la liberté, pensée négative qui est finalement positive en ce qu’elle vise un avenir qui est pour l’instant comprimé.
Comme le montre Marcuse, une voie libératrice, qu’il appelle le « Grand Refus », fait son apparition au sein même de la répression globalisée, une voie avec de nouvelles valeurs qui résistent à l’exploitation capitalistique. Il cite plusieurs formes de ce Grand Refus : les guérilleros en Amérique latine, la population des ghettos aux Etats-Unis et l’opposition étudiante en France. Bien qu’ils soient isolés, ces exemples prouvent le besoin de libération des individus au sein de l’ordre établi et prouvent aussi les limites qu’il porte en lui. « Que se passerait-il si ces limites venaient à être atteintes ? Peut-être l’ordre établi serait-il à même d’instaurer un nouveau système d’oppression totalitaire ; mais derrière ces limites s’ouvrirait aussi l’espace, physique et mental, où pourrait se constituer un domaine de la liberté nouveau […] »[37]. Ce domaine de la liberté inclurait la liberté de l’individu ; il serait dès lors libéré de l’enfermement et de l’exploitation de l’ordre capitaliste, libération qui est la condition indispensable de l’avènement d’une société libre. Cette nouvelle société, libérée, serait en rupture avec l’ordre établi, donc en rupture avec l’histoire passée.
Marcuse propose une critique du monde moderne qui emporte à la fois le capitalisme et le communisme soviétique, fondée sur le constat, dans les deux systèmes, de l’augmentation des formes de répression sociale, qu’elle soit privée ou publique. La société technologique avancée crée des besoins illusoires qui permettent d’intégrer les individus à la société de consommation, au système de production, aux communications de masse et à la publicité. Cela débouche sur un univers unidimensionnel, que ce soit au niveau social ou au niveau individuel. L’esprit critique peine à se développer et la sublimation, nécessaire afin qu’une libération puisse être, est anéantie progressivement. L’entreprise marcusienne ne peut être vue que comme déraisonnable dans la mesure où il essaye de dépasser le principe de réalité existant, qui repose sur la rationalité. Mais, comme il le montre, la raison n’a jamais complètement dominé la civilisation et trouve son opposition dans l’imagination. La faculté imaginative représente le « Grand Refus » car elle est ce qui s’affirme au sein même du refoulement de la raison. La bi-dimensionalité ne peut qu’être atteinte par la pratique de la philosophie et son rôle critique ; c’est finalement ce qui fait vivre la pensée négative, qui est en définitive une pensée positive puisqu’elle est la négation d’un état actuel négatif, autrement dit la société industrielle.
Ce qui est particulier dans la conception de la libération marcusienne, c’est le fait qu’elle est une revendication contre un modèle politique et économique qui fonctionne vraiment, qui dure dans le temps. Il en appelle par conséquent à une rébellion morale dans la mesure où l’émancipation moderne réside dans la contestation des buts et des principes de la société capitaliste, principes qu’elle enfreint d’ailleurs constamment. Ce que Marcuse combat, c’est en définitive l’hypocrisie généralisée propre à la société technologique avancée. Toute la difficulté d’une émancipation véritable repose sur une tension insupportable : d’un côté, en travaillant selon les règles de la démocratie existante, nous favorisons et capitulons devant l’ordre établi ; mais d’un autre côté renoncer à la démocratie, et donc aux droits et libertés acquis, serait absolument fatal. Cependant, comme la société capitaliste étend de plus en plus son pouvoir monopolistique, les actes de résistance et la défense de la vraie démocratie devront se faire à l’intérieur de l’ordre établi. La désobéissance civile est en effet indispensable selon Marcuse pour transformer la démocratie représentative établie en une démocratie directe : c’est le seul moyen pour élire et révoquer des candidats politiques de façon véritablement libre. Bien que Marcuse critique vivement la pseudo-démocratie, il reste conscient du fait qu’une démocratie comme celle-ci vaut mieux qu’une dictature.
La liberté humaine ne représente absolument rien si elle n’est que privée mais elle n’est rien non plus si elle n’inclut pas la liberté privée. L’authentique liberté est celle qui réconcilie la liberté individuelle et la liberté collective. Marcuse tente de refonder la communauté occidentale sur une autre liberté que celle qui a été créée par la rationalité, liberté qui a finalement débouché sur une logique de domination. Dans cette perspective il réhabilite la notion d’esthétique en prônant non pas seulement les sens mais aussi la participation active de la communauté par l’intermédiaire de l’imagination. L’objectif est par conséquent de réintroduire de l’imagination au cœur même de la rationalité reposant autant sur une désublimation de la raison que sur une autosublimation de la sensibilité. Cela permettrait dès lors de transformer la notion même de raison qui domine le monde occidental et qui ne lui a fourni qu’une apparence de liberté. Marcuse ne nie pas fondamentalement la raison mais souhaite mettre en place une refondation de la raison qui donnerait lieu à une rationalité libidineuse. Cela implique essentiellement de ne plus se servir d’Eros dans le seul but de la production mais de considérer Eros comme ayant sa propre fin. C’est ici que réside la différence entre le travail et le jeu mais aussi la différence entre une société non libre et une société libre. En définitive Marcuse, par ses multiples ouvrages, pose les fondements d’une philosophie de l’émancipation qui s’inscrit pleinement dans une philosophie de l’histoire.
[1] In RAULET Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 7
[2] MARX Karl, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 115
[3] In RAULET Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 108
[4] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 27
[5] Ibid., p. 51
[6] Ibid., p. 9
[7] MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Paris, Les Editions de Minuit, 1968, p. 19
[8] MARCUSE Herbert, Vers la libération, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, p. 22
[9] RAULET Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 140
[10] In RAULET Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 133
[11] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 94
[12] Ibid., p. 94
[13] MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Paris, Les Editions de Minuit, 1968, p. 36
[14] CLAVET Jean-Claude, « Le concept de liberté chez Herbert Marcuse », Philosophiques, n°2, 1986, p. 218
[15] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 88
[16] CLAVET Jean-Claude, « Le concept de liberté chez Herbert Marcuse », Philosophiques, n°2, 1986, p. 226
[17] MARCUSE Herbert, Vers la libération, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, p. 72
[18] Ibid., pp. 29-30
[19] Ibid., p. 30
[20] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 86
[21] MARCUSE Herbert, Vers la libération, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, pp. 46-47
[22] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 174
[23] MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Paris, Les Editions de Minuit, 1968, pp. 32-33
[24] CLAVET Jean-Claude, « Le concept de liberté chez Herbert Marcuse », Philosophiques, n°2, 1986, p. 229
[25] MARCUSE Herbert, Vers la libération, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, p. 32
[26] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 137
[27] Ibid., p. 139
[28] Ibid., p. 165
[29] RAULET Gérard, Herbert Marcuse. Philosophie de l’émancipation, Paris, PUF, 1992, p. 194
[30] Ibid., p. 201
[31] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 131
[32] Ibid., p. 153
[33] MARCUSE Herbert, Vers la libération, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, p. 42
[34] CLAVET Jean-Claude, « Le concept de liberté chez Herbert Marcuse », Philosophiques, n°2, 1986, p. 234
[35] MARCUSE Herbert, Eros et civilisation. Contribution à Freud, Paris, Les Editions de Minuit, 1963, p. 147
[36] Ibid., p. 171
[37] MARCUSE Herbert, Vers la libération, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, pp. 8-9
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