Georg Baselitz : le chaos créatif de l’après-guerre
Georg Baselitz, né Hans-Georg Kern en 1938 sous le IIIe Reich, est un artiste allemand qui pratique la peinture, la sculpture et la gravure, tout en étant enseignant. Il s’inscrit dans le mouvement primitivisme, autrement dit au mouvement artistique consistant à communiquer une expression, une traduction énergique forte, voire violente, des sentiments à travers l’art.
Du fait de la séparation de l’Allemagne dans le contexte de la fin de la Seconde Guerre mondiale, il vit en RDA, donc dans l’état administré par les communistes. En 1956, il est admis à l’Ecole des Arts Plastiques et des Arts Appliqués à Berlin-Est, avant d’en être expulsé après deux semestres du fait de son « immaturité socio-politique ». Son côté non-conventionnel et, pourrait-on dire rebelle, se reflète dans ses peintures, à la fois chaotique et révélant une spontanéité surprenante. En 1957, il est admis à l’Ecole des Beaux-Arts de Berlin-Ouest et s’intéresse à l’époque aux travaux théoriques de Malevitch et Kandinsky. En 1958, il fuit définitivement Berlin-Est et s’installe à Berlin-Ouest. En 1961, année où le mur est construit, il prend le pseudonyme de Baselitz en souvenir de ses années passées en RDA (il a en effet vécu à Deutschbaselitz).
En 1963, il réalise sa première exposition, qui eut pour effet de scandaliser l’opinion publique. Deux de ses œuvres (La grande nuit dans le seau et L’Homme nu) ont été saisies par les huissiers à la suite de son exposition, qualifiée de malsaine. Ces deux peintures lui sont finalement restituées en 1965, année de la fin du procès. Cet événement explique la réputation provocatrice de Baselitz, provocation qu’il manifeste néanmoins clairement dans ses œuvres. Dans les années 1960, il atteint ainsi une réputation internationale et est aujourd’hui professeur émérite à l’Université des Arts de Berlin. Il assume donc une provocation artistique qui fait scandale. Mais, être artiste, n’est-ce pas être scandaleux ?
Touché par le contexte de l’après-guerre et de la Guerre froide, Baselitz réagit à son époque et aux traumatismes humains. A cet égard, il est profondément touché par les tragédies et les désastres liées à l’histoire de l’Allemagne, dévastée à la suite de sa défaite face aux Alliés. Sa vie manifeste une tension intérieure, qui se traduit par la séparation de son lieu de naissance et par la fuite vers l’Allemagne de l’Ouest, qui représente sans doute une déchirure.
Essayons à présent d’analyser certaines de ses œuvres. Le Portrait de Rayski III, réalisé en 1960, est l’une de ses premières œuvres. Son univers se dégage déjà parfaitement dans cette peinture de jeunesse, où nous percevons sa touche violente et sanglante, qui au premier abord choque le spectateur dans une intention volontaire. Le regard attiré par le rouge vif, dégouline du visage. Nous voyons le visage de Rayski (peintre du XIXe siècle) déchiqueté dans une absence totale de trait : il est méconnaissable. La création de ce portrait est pour Baselitz une occasion d’affirmer la dégradation du sujet, ce dernier étant sans visage, donc sans identité.
Dans L’Homme nu et La grande nuit foutue (les deux œuvres qui lui ont été confisquées suite à son exposition de 1963), nous remarquons un univers sombre, rempli de couleurs ternes et froides. Le premier, L’Homme nu, représente un « homme » pratiquant l’onanisme ; le second, La grande nuit foutue, représente un nu masculin ayant une érection. Ces œuvres, en effet, peuvent gêner le spectateur par son vice, sa brutalité, sa crudité. Les formes renvoient à une putréfaction proche de la décomposition. Dans les deux tableaux, nous observons un conflit fondamental entre la vitalité du pénis en érection et l’anéantissement de la chair. Le sexe semble en effet être le seul signe de vie présent.
Plus essentiellement, ces tableaux représentent le principe même de la vie dans la mesure où la décomposition se trouve au sein même de la vie : la vitalité renvoie au fait de résister à cette annihilation perpétuelle qui menace le corps. De plus, les corps enlaidis reflètent la laideur du monde par rapport au contexte historique. Pour Baselitz, le corps est le reflet du monde, la première chose touchée par les événements de la vie.
Une autre partie de son œuvre consiste à renverser le tableau. Cela est le cas dans Elke I (1976), dans son Autoportrait (1995) et dans Buisson de frênes (1972). Ce basculement, ce « haut-en-bas », est caractéristique d’une grande partie de son œuvre. Chez lui, ce retournement de l’objet est total : la tête est inversée, le corps et la nature aussi. Cela modifie notre vision et nous invite à nous retourner aussi, à effectuer un basculement intérieur. Ces peintures colorées attirent l’œil du spectateur, qui utilise des couleurs chaudes contrairement aux couleurs froides de ses compositions picturales morbides. Ici, la nuit n’est pas présente. Mais nous pouvons voir dans son autoportrait que le sourire est lui aussi inversé, traduisant sans doute un cynisme exacerbé. Dans ces œuvres, c’est véritablement « le monde à l’envers », l’histoire même qui, à son époque, prend une direction inédite, où existe une volonté inconsciente d’oubli et de refoulement des atrocités de la guerre.
Nous terminerons cette petite étude par l’analyse d’une de ses sculptures, en l’occurrence Tilleul et tempera, réalisée en 1979 et 1980. Il s’agit d’une sculpture réalisée à la tronçonneuse sur du tilleul. Ici, l’acte même de création est violent, anticipant l’œuvre terminée où se déploie une violence guerrière. Nous voyons un soldat, réalisé de manière acharnée et effectuant sans délicatesse un salut nazi. La destruction à travers le travail de l’œuvre fait écho à la destruction qu’a provoqué le sujet représenté.
Ainsi donc, Baselitz, à travers son œuvre à la fois violente et renversante, rend compte de son époque tout en interrogeant les représentations dominantes. L’artiste, selon lui, est celui qui a le pouvoir de bousculer sans cesse son public, qui a le pouvoir de créer un scandale par son œuvre. C’est donc dans l’être même de l’artiste de créer un rapport conflictuel avec le monde.
Jean
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