Forces morales de la Nation - 2ème partie
La question des valeurs
Dans cette série d’articles – dont le présent écrit constitue la deuxième partie – il s’agira d’analyser l’idée de « forces morales de la nation » au moyen d’une réflexion prenant appui sur les domaines de la philosophie, de la sociologie, de la polémologie, des sciences historiques et des sciences politiques.
La hiérarchie des valeurs
Comme nous avons pu l’exposer dans le précédent article de cette série, l’essence même de l’activité militaire empêche de considérer sur un même plan les forces morales civiles et militaires. Pour autant, si les sociétés civiles et militaires paraissent toutes deux bien éloignées quant à leur mode de fonctionnement, il n’en demeure pas moins qu’elles appartiennent, au fond, à une seule et même entité et qu’elles contribuent toutes deux à l’énergie d’un même peuple.
En réalité, la cohabitation des civiles et des militaires n’est pas tant celle de deux mondes distincts que celle de deux hiérarchies des valeurs distinctes cohabitant en une même nation et c’est pourquoi il s’agira d’étudier dans ce deuxième article consacré aux forces morales de la nation, le rôle joué par les valeurs.
Le questionnement autour des valeurs et des forces morales de la nation, bien que faisant son grand retour en France, est loin d’être une exception dans l’histoire de la philosophie politique. En effet, de l’Antiquité à nos jours, les auteurs n’ont cessé d’entretenir cette réflexion dont la chute de Rome a constitué le principal référentiel. A ce sujet, il semble nécessaire de convoquer la pensée de Julien Freund, résistant français de la première heure, philosophe et sociologue du XXe siècle qui aborda la question dans de multiples ouvrages.
Au-delà de la nécessité « externe » du facteur militaire ayant pour mission de défendre les frontières extérieures de la nation contre de potentiels envahisseurs, Julien Freund réaffirme, à l’image de Cicéron et Machiavel, la nécessité « interne » des valeurs guerrières devant irriguer la société face à une virorum penuria qui menace la vitalité du peuple. Pour autant, avant de creuser plus profondément la question de la virtù et de sa perte, sans doute est-il nécessaire d’exposer ce que Julien Freund entend par l’idée de « valeur » :
Qu’est-ce que la valeur ? […] Ce qui est clair, c’est qu’elle ne vaut pas par elle-même, mais par rapport à d’autres objets auxquels je l’estime supérieure, inférieure ou équivalente. Toute valeur suppose donc une pluralité de valeurs, et c’est par comparaison avec ces autres valeurs qu’elle prend sa valeur. Le fondement de la valeur est un jugement de comparaison. […] De ce fait, la valeur est un facteur de différenciation entre les choses, non en vertu de leur construction ou de leurs caractères intrinsèques, mais en vertu de nos croyances subjectives[1].
D’une part, la valeur n’a de sens que comparativement à d’autres valeurs, et de l’autre, elle n’est relative qu’à nos « croyances subjectives ». Dès lors, il n’y a pas de valeur en soi. Or, la comparaison des valeurs est en lien avec une autre donnée à prendre en compte, à savoir, que « le concept de valeur implique par son concept même une hiérarchie »[2]. Ainsi, le déséquilibre dans la hiérarchie des valeurs introduit la possibilité de l’effondrement en ce sens que le système initial se délite au gré des bouleversements :
Une civilisation entre en crise, et parfois en décadence, lorsque sa hiérarchie interne des valeurs s’effrite. Une civilisation qui estime que tout se vaut et qui ne croit plus à sa propre hiérarchie des valeurs s’effondre. Une civilisation se réveille lorsqu’elle retrouve le sens de la hiérarchie [3].
À plusieurs reprises, Julien Freund met l’accent sur les valeurs conquérantes de cette Europe qui découvrit les autres continents et, par conséquent, sur sa valeur guerrière – ce qui n’empêche aucunement que d’autres valeurs coïncident, comme l’art et la valeur du beau par exemple. Les valeurs conquérantes de l’Europe s’étant dissoutes et devenant dès lors infidèles à la hiérarchie des valeurs constitutives de son identité, l’Europe se retrouve menacée par l’effondrement de ses fondations.
La nécessité de la virtù pour la vitalité du peuple
Si la valeur conquérante s’affaiblit, c’est la défense du territoire qui est en péril dans la mesure où l’affaiblissement des valeurs guerrières mène également à l’affaiblissement de la défense nationale. Cette valeur guerrière, Julien Freund la reprend notamment de Machiavel, évoquant la virtù qu’il définit comme « la force d’âme et l’audace de personnalités individuelles qui ont su insuffler au peuple le sens des grandes entreprises et l’énergie pour les accomplir »[4]. La perte de la virtù, qui fut selon Machiavel l’un des facteurs de la décadence romaine, advient généralement lorsque le peuple, après une période de gloire militaire, sombre dans l’oisiveté et en oublie l’esprit de conquête qui lui a permis d’acquérir le confort et la richesse dont ils jouissent désormais. Ainsi, à propos de l’essor des lettres et des arts faisant suite à une période de gloire militaire, Machiavel affirme qu’: « [il] n’est pas de leurre plus dangereux ni plus sûr pour introduire l’oisiveté dans les États les mieux constitués »[5]. En effet, les conquêtes permettent le confort et le profit pour les citoyens qui, dans une période d’accalmie, s’abandonnent à la jouissance des biens acquis sans efforts.
Plus encore, dans le cas de Rome, Julien Freund reprend Machiavel en affirmant que : « [l]’erreur des empereurs fut d’avoir utilisé les Goths comme mercenaires et auxiliaires »[6], avec pour conséquence des « citoyens romains se trouvant dispensés de ce fait du devoir essentiel de la défense de leur sol et de leur patrimoine »[7]. Cette dernière remarque est capitale dans la mesure où les citoyens, dispensés de leurs devoir militaire, s’engluent dans l’individualisme et répudient leurs obligations militaires et en ce sens publiques, afin de revendiquer leur confort et leur profit privés. Dès lors, le citoyen se soustrayant à son devoir militaire et ce même devoir l’impliquant au plus haut point dans les affaires de sa civilisation, cette dernière n’est plus défendue par son peuple comme une nécessité vitale, mais livrée à la merci des mercenaires acquis au seul intérêt financier. Freund s’accorde pleinement avec ces réflexions de Machiavel. Les conquêtes et les grandes entreprises terminées, la virtù s’est progressivement effacée.
Évidemment, il ne s’agit aucunement de comparer une armée professionnelle composée de citoyens à des groupes de mercenaires Goths, toutefois, il importe de remarquer que l’abandon du devoir de défense mène à la perte du capital d’une certaine énergie vitale disponible. En effet, la vigueur d’un peuple en bonne santé agit comme un catalyseur des forces armées en ce sens que le peuple admettant une haute estime de la valeur guerrière développe l’énergie nécessaire à la défense de la cité. Dans le précédent article, nous avions pu évoquer le conditionnement propre au passage de la société civile moderne à la société militaire. Moins les systèmes de valeurs civiles et militaires s’opposent, plus le peuple est en mesure de fournir des individus psychologiquement et physiquement aptes à la défense du territoire national. Encore une fois, il ne s’agit pas d’instaurer les règles, exercices et codes militaires dans la société civile, mais bien de s’allier dans l’idée d’un devoir commun qu’est celui de la défense de la nation par la nation en reconsidérant les implications de la citoyenneté. A cet égard, Julien Freund expose le lien nécessaire qui existe entre la société civile et la société militaire :
Quoi qu’on en dise, le militaire est porteur d’un esprit, précisément de celui de la société ou de la civilisation qu’il est chargé de défendre. L’arme matérialise une idée. En effet, le militaire n’est pas coupé de la société environnante, car comme l’intellectuel ou l’entrepreneur, il en est une des images. Si une société ou une civilisation renonce à la lutte, le militaire, bien qu’il soit l’organisation spécialement destinée au combat, ne pourra pas maintenir ce que le reste de la population est prête à abandonner. On voit par exemple mal comment on pourrait constituer une armée décidée à combattre si les soldats qui la composent sont en grande majorité acquis aux illusions du pacifisme.[8]
« L’arme matérialise une idée »
« Si une société ou une civilisation renonce à la lutte, le militaire, bien qu’il soit l’organisation spécialement destinée au combat, ne pourra pas maintenir ce que le reste de la population est prête à abandonner » : tel est le problème qui hante le Vieux Continent tandis que ce dernier subit les assauts répétés des ennemis de la civilisation. La force armée ne peut se développer sans la force et la conviction que le peuple développe en faveur de la défense de son système de valeurs contre celui de ses ennemis. Si la lutte contre les idées contemptrices d’une civilisation est souvent associée à un conflit avec des agents polémogènes venus de l’extérieur des frontières nationales, il est toutefois nécessaire de considérer la menace interne qui plane sur l’esprit d’un peuple. Ces ennemis sournois affaiblissent les forces morales de la nation en semant le doute dans l’esprit du peuple au sujet de la légitimité de sa culture ou civilisation, entrainant dès lors la confusion par rapport au système de valeurs établi. Par ce processus de dépréciation et de moralisation des identités nationales, la cité sombre peu à peu dans un relativisme mortifère qui confère à ses ennemis l’avantage, jusqu’à rendre les citoyens complices et volontaires dans leur chute en s’adonnant au plaisir masochiste de l’autoflagellation. Aucune civilisation ne dure sans croire en elle-même ainsi que dans les principes qui l’ont élevé à la grandeur. A cet égard, le plan de bataille des idéologies contemptrices d’une civilisation est clair : entamer la souveraineté d’un peuple en s’attaquant à son identité. Une nation qui ne croit plus en elle-même est une nation vulnérable en ce sens que, son système de valeurs étant fragilisé, elle devient perméable aux idéologies ennemies et se fait complaisamment la victime de ses bourreaux.
Dans le prochain article de cette série, nous illustrerons l’instrumentalisation du pacifisme au service des appétits politico-idéologiques du XXe siècle avant d’ouvrir notre réflexion sur les idéologies destructrices des forces morales de la Nation.
Yoann STIMPFLING
[1] Julien Freund, Philosophie et sociologie, Louvain-la-Neuve, Éditions Cabay, 1984, p. 140.
[2] Ibid., loc. cit.
[3] Ibid., p. 142.
[4] La Décadence…, op. cit., p. 93.
[5] Nicolas Machiavel, Histoires Florentines, op. cit., p. 1169. Cité dans La Décadence, op. cit., p. 92.
[6] Ibid., p. 94.
[7] Ibid., loc. cit.
[8] Ibid., p.389.
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