Forces morales de la Nation - 1ère partie
Du militaire au civil, l’enclave des Anciens parmi les Modernes
Dans cette série d’articles – dont le présent écrit constitue la première partie – il s’agira d’analyser l’idée de « forces morales de la nation » au moyen d’une réflexion prenant appui sur les domaines de la philosophie, de la sociologie, de la polémologie, des sciences historiques et des sciences politiques.
Présentation générale
« Forces morales ». Voilà donc une expression bien en vogue cette année. En effet, après avoir fait l’objet du thème de la cérémonie du 14 juillet 2023, c’est désormais tout un colloque qui lui a été consacré le 28 novembre dernier par la jeune académie de défense de l’Ecole militaire (ACADEM). A cette occasion, l’institution a fait preuve d’ouverture en accueillant une cohorte d’enseignants, de représentants de la société civile, de chercheurs et de militaires afin de traiter du sujet au moyen d’une discussion sur l’engagement de la société civile en faveur des armées tout en étudiant les évolutions des modèles d’engagement citoyen.
Evidemment, le contexte du retour de la guerre en Europe n’est pas sans lien avec l’intérêt renforcé porté à cette notion. Tandis que le conflit russo-ukrainien perdure depuis plus d’un an, l’inattendu résistance des Ukrainiens à l’invasion russe interroge et intrigue, en posant une question tout aussi simple qu’essentielle : « Et si c’était nous ? ». La population civile participerait-elle de l’effort de guerre ? Nos citoyens auraient-ils assez d’âmes pour tenir le pays ? Seraient-ils capables d’adaptation face à cette situation de crise particulière qui nécessite qu’advienne un effort de guerre généralisé dans le cadre d’un contexte éminemment périlleux ?
Malaise dans la société française
Consacrer un colloque aux « forces morales de la nation » est loin d’être un événement anodin. En effet, l’existence même de ce colloque évoque un certain malaise dans la société française, ou du moins, un certain malaise de l’institution face à l’observation de la population civile. A cet égard, convoquer une assemblée afin de discuter des forces morales de la nation témoigne du doute qui se dégage quant à la relation de l’Etat avec ses citoyens ; quant à la certitude que le moment venu, le citoyen saura faire preuve de volonté et d’engagement afin de défendre un idéal qui dépasse son seul principe d’autoconservation. Ainsi, interroger les forces morales de la nation, c’est également interroger la cohésion nationale et la santé d’un peuple, sa capacité de faire corps contre l’adversité pour la défense d’une communauté. Depuis quelques années, un autre terme est entré dans la rhétorique de la défense, celui de résilience défini ainsi par l’Académie française vis-à-vis de sa métaphore psychologique : « Aptitude à affronter les épreuves, à trouver des ressources intérieures et des appuis extérieurs, à mettre en œuvre des mécanismes psychiques permettant de surmonter les traumatismes ». Si le terme a été à juste titre utilisé concernant la crise du COVID-19 ou encore face aux attentats terroristes islamistes ayant frappé le sol français, il ne faudrait toutefois pas qu’il se trouve galvaudé par un élargissement abusif de son domaine d’action. En effet, un conflit d’ampleur suppose, au-delà de la capacité à surmonter des traumatismes, celle de fournir un effort d’ampleur, une éthique de l’action réelle et de l’engagement placée au cœur du conflit.
Finalement, quelle est la question sous-tendue par ce colloque sinon celle déjà formulée en 1980 par Julien Freund dans La Fin de la Renaissance, cette fois-ci, à l’égard de l’Europe tout entière ?
« Il y a, malgré une énergie apparente, comme un affadissement de la volonté des populations de l'Europe. Cet amollissement se manifeste dans les domaines les plus divers, par exemple la facilité avec laquelle les Européens acceptent de se laisser culpabiliser, ou bien l'abandon à une jouissance immédiate et capricieuse, […] ou encore les justifications d'une violence terroriste, quand certains intellectuels ne l'approuvent pas directement. Les Européens seraient-ils même encore capables de mener une guerre ? Il y a donc toute une conjugaison de raisons diverses qui donnent l'impression qu'ils souffrent d'une lassitude généralisée, qu'ils n'ont plus de ressort ni de vigueur, comme si leur âme était devenue vide. »[1]
En ce sens, il convient de sonder l’âme du peuple et sa capacité à catalyser un certain stock d’énergie au service de sa défense. Quelles sont donc les ressorts de la défense d’un peuple ? Comment faire corps ? Afin de commencer cette série d’articles consacrée aux forces morales de la nation, sans doute est-il nécessaire de distinguer le système de valeurs militaire et le système de valeurs civil. En effet, la confusion de ces deux mondes pourtant imbriqués – en ce sens que l’armée constitue le garant de la souveraineté tout en témoignant de l’image d’une enclave au sein de la nation par rapport à son système de valeurs particulier – profiterait à la confusion des analyses. Ainsi, ce premier article sera consacré à la distinction des forces morales militaires des forces morales civiles sous l’égide d’une réflexion portée sur la dualité du monde des Anciens et des Modernes.
Forces morales militaires et forces morales civiles : la coexistence des Anciens et des Modernes
Si ce colloque était destiné à interroger les forces morales de la nation, et plus précisément l’implication des forces morales civiles, c’est bien parce que le monde civil est dans l’incapacité de forger ses forces morales par les mêmes moyens que le monde militaire. Et pour cause, le militaire – dans le cadre d’une armée professionnelle tout particulièrement – voit toute sa préparation destinée aux situations les plus rudes. Les valeurs qui lui sont inculquées sont celles du guerrier et il est évident qu’un tel enseignement répété quotidiennement l’amène à adopter un habitus adéquat. En effet, les forces morales d’une armée se forgent dans un contexte spatial tout particulier qu’est celui de la vie régimentaire et plus largement de la vie militaire qui oppose à la modernité un système de valeurs propre aux fonctions de défenses nationales telles que la discipline, la solidarité entre frères d’armes et le sacrifice de sa vie pour une cause supérieure. A ce sujet, Clausewitz écrit dans son fameux De la guerre :
« On aura beau s’appliquer à faire cohabiter le citoyen et le guerrier dans le même individu, à faire de chaque guerre une affaire nationale, à penser que l’armée tourne radicalement le dos à celle des condottieri d’autrefois : on ne pourra jamais abolir la singularité de cette activité. Et puisque c’est impossible, tous ceux qui l’exercent se considéreront aussi longtemps qu’ils l’exerceront comme une sorte de corporation, dont les ordres, les lois et les coutumes concrétisent par excellence l’esprit de guerre. […] Cet esprit de corps est en quelque sorte le ciment entre les forces naturelles qui agissent au sein de ce que nous appelons la vertu martiale de l’armée. Grâce à lui, les vertus martiales se cristallisent plus aisément. »[2]
Outre le fait que l’esprit de corporation est propre au microcosme qu’est celui de la vie régimentaire et qu’il est donc impossible à reproduire dans la vie civile, il faut également remarquer que les valeurs de l’armée vont à contre-courant de celles de la société civile qui consistent en la jouissance, l’individualisme, et la conservation de soi. A cet égard, la distinction établie entre le monde militaire et le monde civil est tout à fait semblable à la différence des Anciens et des Modernes. Par cette distinction, j’entends évidemment celle entreprise par Benjamin Constant au sujet de la liberté dans son célèbre discours exposé à l’Athénée royale de Paris en 1819. En effet, le monde civil est celui de l’individu et de ses droits lorsque le monde militaire est celui du collectif et de ses devoirs. Si les militaires jouissent de tous les droits reconnus aux citoyens, l’exercice de certains d’entre eux demeure limité ou restreint. Ainsi, il est interdit aux militaires en activités de service d’adhérer à des associations à caractère politique, l’exercice du droit de grève est limité et le militaire est soumis à un devoir de réserve concernant les domaines politique, philosophique et religieux. Aussi, l’individu s’efface au profit du groupe – représenté par le port de l’uniforme, la coupe de cheveux, la façon de marcher et de s’exprimer par exemple – duquel il revendique son appartenance à un régiment, une compagnie, un grade, une spécialité ; en somme, à un groupe déterminé. Être libre chez les Grecs signifiait d’appartenir à un même groupe ethnique, un groupe fermé auquel seul le citoyen appartient et duquel l’esclave par exemple est privé. Il en est d’une même logique communautaire concernant les militaires pour lesquels la vie au sein du microcosme régimentaire inclut un fort sentiment d’appartenance et la conscience, voire la revendication d’une différence marquée avec les « civils ». L’expérience du monde militaire n’est pas le fruit de la volonté individuelle mais celui de l’expérience collective. Ainsi, la liberté des militaires consiste à garantir la liberté de l’ensemble du territoire, ce qui constitue le principe selon lequel la liberté d’une partie de la population ne peut se constituer que par l’intermédiaire de la privation partielle de la liberté d’un groupe déterminé. La liberté martiale n'est alors pas jouissance mais devoir de responsabilité et c’est pourquoi elle revête un assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble. Ainsi, comme pour les Anciens, la cité représentée par l’institution représente une expérience collective : il n’y a pas d’individus, il n’y a qu’un corps politique composé de cellules reliées les unes aux autres. En effet, le bon fonctionnement de cette liberté collective placée sous l’égide de la responsabilité d’un groupe déterminé peut être entrepris sous une perspective organiciste dans laquelle l’ensemble des cellules du corps militaire représenté par l’institution doit se diriger dans une même direction avec une certaine uniformité, tout en évitant les intrusions de systèmes de valeurs différents qui pourraient créer un phénomène de contagion au sein de l’institution. C’est en ce sens que Jacqueline de Romilly affirme dans La Grèce antique à la découverte de la liberté [3] que : « Jamais les Grecs de l’époque classique n’auraient eu l’idée de revendiquer leur liberté par rapport à la cité, mais grâce à elle » et que « Là où le monde moderne parle de droits, les Grecs, eux, parlaient de devoirs ». Il en est de même pour l’institution qui revendique la liberté grâce à l’armée dans la mesure où la protection du pays et la responsabilité entretenue à ce sujet permet aux citoyens de jouir des libertés individuelles. La fonction martiale est ainsi investie d’une dimension honorable en conséquence de sa dimension sacrificielle : je limite l’exercice de ma liberté individuelle afin de permettre à autrui de jouir pleinement de la sienne. En effet, le monde militaire part du principe que la cité n’est jamais réellement tranquille et qu’elle est toujours confrontée à la possibilité d’une guerre imminente, même en dépit de sa volonté, ce qui n’est pas sans rappeler la célèbre formule de Julien Freund plaçant la société dans une essence polémologique : « c’est l’ennemi qui vous désigne » [4]. Ainsi, la guerre est un élément fondamental chez les Anciens et celle-ci va jusqu’à participer à l’exercice de leur liberté dans la mesure où, si la liberté est liberté collective au sein de l’unité de la cité, si le citoyen n’est qu’une cellule appartenant au corps de la cité, alors la guerre est finalement l’ultime exercice de la liberté. Chez les Modernes – et en l’occurrence dans le monde civil – l’expérience de la liberté politique telle qu’elle était représentée disparaît d’un curieux mouvement par lequel, en même temps que s’efface la manifestation extérieure de la liberté survient une intériorisation de cette dernière, une opération de réduction par laquelle la liberté n’est plus démonstration du corps unitaire de la cité mais expression de la volonté des cellules qui composent l’Etat, faisant ainsi se disloquer le lien qui unissait les hommes dans l’expérience de la liberté collective. Le Moderne – le civil – est donc cet être qui, en relation avec soi-même expérimente à chaque instant sa liberté individuelle. Ainsi, lorsque la liberté constituait pour les Anciens – et demeure pour les militaires – expérimentée dans la responsabilité collective, elle semble pour le Moderne – et donc le civil – réservée au privé : il s’est produit une inversion de l’expérience et de la pratique de la liberté dans la mesure où le civil jouit de la liberté sans en prendre la mesure et la responsabilité tout en se délestant de la tâche qui lui incombe. De la liberté des Anciens en pratique, objective – liberté extérieure – est advenue la liberté des Modernes subjective du sentiment vécu et privé de sa manifestation extérieure dans le champ de l’action. La liberté n’est plus collective mais individuelle en tant qu’elle est mienne, elle est propriété inaliénable dans le sentiment vécu. Cela étant, l’armée se fait le garant de la liberté d’autrui et, paradoxalement, bien que privant les militaires des jouissances de la vie civile, forme un élément structurant et essentiel de la liberté des Modernes. Plus largement, si le fait d’être militaire implique un devoir de réserve concernant la politique, l’institution militaire constitue un principe essentiel du politique ; c’est le lieu du politique duquel la politique est absente en ce sens qu’une nation sans armée perd sa souveraineté.
Le développement des forces morales de la nation tout entière doit alors tenir compte de cette distinction fondamentale introduite par la modernité. En effet, si l’armée n’est autre que l’armée du peuple, il n’en demeure pas moins qu’elle est prise dans un paradigme tout à fait différent de celui embrassé par la société contemporaine dans sa globalité. A cet égard, il est nécessaire de tenir compte de cette distinction afin de ne pas sombrer dans les leurres d’une analyse qui en ferait abstraction.
Comment développer les forces morales civiles ? Comment réintroduire les forces morales au sein de la cité ? Comment rétablir le lien entre l’armée et le monde civil ? Que nous dit l’expérience humaine de la place des forces morales dans l’Histoire ? Tant de questions auxquelles nous nous attaquerons dans les prochains articles consacrés aux forces morales de la nation.
Yoann STIMPFLING
[1] Julien Freund, La Fin de la Renaissance, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p.7.
[2] Carl von Clausewitz, De la guerre [1832], Paris, Éditions Payot & Rivages, 2014, p.185.
[3] Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, Paris, Fallois, 1989.
[4] Julien Freund, L’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965.
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