Hegel et la guerre thérapeutique
INTRODUCTION
En 1795, Kant publiait son essai intitulé Vers la paix perpétuelle avec pour ambition que l’humanité embrasse, à terme, le pacifisme. Quelques années plus tard, en 1802, Hegel affirmait dans un article consacré au Droit naturel son acceptation de l’histoire et de la guerre comme une nécessité spirituelle ; propos qui n’étaient pas dénués de critiques à l’encontre du pacifisme kantien et au premier de ses impératifs catégoriques :
« Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle ».
Dénonçant le caractère utopiste de la proposition kantienne, Hegel établira, notamment par l’intermédiaire de son Encyclopédie des sciences philosophiques (1817) et de ses Principes de la philosophie du droit (1820), sa propre philosophie de la guerre et de la paix, passant à bien des égards pour un belliciste, lui qui, plus que d’affirmer la guerre comme une catégorie fondamentale de l’expérience humaine, en vantait les avantages pour la santé éthique des peuples dans la mesure où, selon le §324 des Principes de la philosophie du droit:
« [La guerre] conserve aussi bien la santé éthique des peuples en son indifférence vis-à-vis des déterminités finies […] que le mouvement des vents préserve les mers de la putridité dans laquelle un calme durable les plongerait, comme le ferait pour les peuples une paix durable ou a fortiori une paix perpétuelle ».
Contemporains, nous sommes habitués à envisager la guerre comme un phénomène inhumain propre à un état de nature barbare et sanglant au cours duquel s’entassent des millions de cadavres militaires et civiles. Pourtant, Hegel semble prendre la guerre à revers afin de l’affirmer comme un phénomène thérapeutique à l’encontre de la décadence des peuples, allant jusqu’à exposer la thèse selon laquelle la guerre serait au contraire une émancipation de l’état de nature par l’affirmation héroïque de la liberté.
En luttant contre nos émotions les plus vives et immédiates, il s’agira d’observer comment Hegel peut-il affirmer que la guerre contribue à la santé éthique des peuples tout en la présentant comme l’autel sacrificiel de la liberté humaine.
LA GUERRE OU L’AUTEL SACRIFICIEL DE LA LIBERTE HUMAINE
Afin d’expliquer la pensée hégélienne de la guerre, sans doute est-il nécessaire de réaffirmer quelques principes généraux de sa philosophie. La liberté, selon Hegel, en tant qu’essence spirituelle ou morale de l’homme, nécessite pour s’accomplir l’Etat moderne et la société civile dans lesquels le droit à la liberté subjective des individus est reconnu. Pour autant, les individus ne font que jouir de cette liberté par la satisfaction de leurs intérêts particuliers. Cela étant, Hegel ne considère de liberté que collective et c’est pourquoi le simple individu doit, au sein d’une communauté, embrasser le statut du citoyen. Autrement dit, il lui faut, par l’intermédiaire de l’Etat, trouver la possibilité d’abandonner ses seuls intérêts particuliers afin d’embrasser l’intérêt de sa communauté qui lui seul, permettra de réaliser l’Idée morale objective ; ce que Hegel affirme ainsi :
« L’Etat est l’effectivité de l’idée éthique » (§257).
A partir de cette réflexion sur l’Etat moderne comme condition de possibilité de la liberté se dévoile la place de la guerre dans le système hégélien. En effet, quel phénomène serait plus propice à l’Etat qu’une guerre permettant à la somme des individus habituellement soucieux de la conservation de leurs vies et de leurs biens, d’abandonner ces derniers afin d’embrasser la condition sacrificielle ? La guerre engage l’homme à renoncer à lui-même, à son immanence et sa particularité, pour embrasser la transcendance via l’universel d’un idéal collectif.
Cet idéal collectif n’est pas un idéal universaliste, n’en déplaise selon Hegel à Kant. En effet, la guerre suppose la pluralité des acteurs le constituant, en l’occurrence les Etats. Somme toute, la guerre est étroitement liée à l’identité : une communauté s’identifie par la différence avec les autres identités. Or, la défense d’une identité – nationale par exemple – suppose pour les individus de se battre pour une idée dépassant leur être naturel et les conduisant vers l’existence morale au sein de laquelle ils défendent les mêmes droits pour l’ensemble de leur communauté. La guerre étant une situation d’urgence, les intérêts individuels et les intérêts étatiques sont identiques. Dans le cas d’une défaite, c’est l’ensemble de la communauté étatique qui se voit perdre ses droits. Ainsi, la défense des droits de chacun est nécessairement celle des droits de tous, ce qui par conséquent entraine l’individu à la possibilité sacrificielle.
En somme, la liberté – comme la moralité – n’est pas donnée, elle s’acquiert et doit être défendue en permanence, fût-ce au péril de sa vie, et même surtout au péril de celle-ci dans la mesure où le côtoiement de la mort est un apprentissage de la liberté. Le sacrifice de l’homme pour l’Etat, tel est le courage authentique des peuples modernes accomplissant l’intégration des individus dans l’universel étatique. Plus encore, la guerre - accompagnée de la perspective de la mort - est une leçon contre la servitude. En effet, l’homme ne s’asservit à autrui que dans la perspective d’une spoliation de sa vie et de ses biens, en somme, de ses intérêts personnels. Or, l’expérience de la guerre est une expérience du dénuement apprenant à l’homme que son seul maître est la mort elle-même et que celle-ci domptée, l’homme devient maître de lui-même. On comprend mieux pourquoi Hegel fait de la guerre un dépassement de la nature animale de l’homme car, niant jusqu’au principe le plus naturel qu’est la mort, celui qui se présente sur le champ d’honneur dépasse sa condition.
LA POLEMOLOGIE HEGELIENNE DES CONFLITS INTER-ETATIQUES
La fondation de l’Etat par la subsumation des individualités dans la collectivité a pour conséquence de former les totalités éthiques que sont les peuples qui, eux-mêmes, se constituent en tant qu’individualités. Pour autant, chaque Etat formant une individualité, ces derniers sont soumis à la nécessité d’une paix éternellement menacée par l’instabilité des rapports inter-étatiques pouvant déboucher sur l’état de guerre. C’est en ce sens que se dévoile une double orientation de la guerre : d’une part, elle permet de subsumer les individualités dans une collectivité, dans un Etat par l’intermédiaire duquel le peuple se pose en s’opposant à autrui autour d’une individualité propre, d’un même corps politique. De l’autre, la pluralité d’Etats constituant autant d’individualités, il en résulte la possibilité du conflit. Ainsi, les Etats pourront toujours contracter des traités et signer des pactes entre eux, il n’en demeure pas moins que le respect de ces derniers n’est jamais assuré. De même, il est à remarquer que les Etats, entre eux, sont plutôt dans un état de nature que dans un état de droit, ce qui explique de fait la lutte de ces deux individualités opposées et insoumises à un commun droit effectif. Défenseurs d’une législation particulière, les Etats usent de violence afin de préserver et renforcer leur identité.
LA GUERRE COMME INSTRUMENT DE REGENERESCENCE DE LA SANTE ETHIQUE DU PEUPLE
Si la guerre permet à l’homme d’abandonner l’immanence pour embrasser la transcendance, il n’en demeure pas moins que celle-ci contribue également selon Hegel à la préservation de la santé des peuples en les protégeant de la « maladie éthique » de l’individualisme des hommes occupés à jouir de leurs seuls intérêts personnels.
La santé morale des peuples se trouve régénérée dans la mesure où l’exigence morale passe de la subjectivité et de l’abstraction à la réalité objective ; autrement dit, une moralité en acte, une moralité effective. Dès lors, la guerre ne peut être envisagée comme un mal absolu en tant qu’elle révèle la moralité des peuples.
Plus encore, la guerre est pour Hegel un remède à la paix qui, prolongée, confinerait les individus dans leurs instincts naturels, dans la jouissance de leur vie privée au détriment de la moralité. La guerre agit selon Hegel comme un rappel pour l’homme concernant l’exercice de la liberté nécessiteuse d’une totalité éthique. Sans la guerre, l’esprit du peuple s’affaiblit, la totalité éthique se désagrège et les individus s’engluent dans la vanité de leurs intérêts personnels. Dans la perspective organiciste du corps politique, les organes ont pour nécessité la pleine vitalité de leurs communications avec l’ensemble de l’organisme tandis que l’isolement mutuel des différents organes conduit inéluctablement à la mort du corps politique : seule l’unification transcendantale permet la pleine vitalité. La guerre prend alors la place d’une nécessité vitale afin de revitaliser l’organisme, le corps politique, par la communauté éthique. Autrement dit, les Etats, par la guerre à l’extérieur de leurs frontières, consolident la paix à l’intérieur de ces dernières.
CONCLUSION
Ainsi, Hegel pense la guerre comme un phénomène permettant la subsumation des intérêts particuliers par les intérêts universels d’un Etat, aboutissant à une totalité éthique à même de fonder la totalité éthique d’un peuple et d’acter en faveur de la liberté universelle. Aussi, nous avons pu démontrer qu’outre ces considérations, le phénomène guerrier permet de régénérer la santé éthique d’un peuple en sortant les organes qui composent le corps politique de leur inactivité et de leurs compartimentages.
Pour autant, la philosophie de la guerre hégélienne est à bien des égards critiquable. En premier lieu, un certain nombre d’historiens ont pointé du doigt les possibles influences des théories bellicistes de Hegel sur Hitler et le nazisme, à l’exemple de William Shirer concernant les prétendus vertus purificatrices de la guerre sur les peuples corrompus, et cela malgré les nombreuses critiques dont Hegel fit l’objet de la part des nazis (voir Georges Lukacs à propos de Alfred Rosenberg et de Alfred Baeumler).
En second lieu, concernant l’application de la théorie hégélienne, un élément nous paraît particulièrement discordant. Si la guerre agit effectivement tel un facteur de cohésion nationale à l’encontre de l’ennemi déclaré, il n’en demeure pas moins que l’engagement des citoyens au sein du conflit armé ne représente pas nécessairement un choix et n’est donc pas à proprement parler cette manifestation de la liberté qui va jusqu’à nier la mort. Les citoyens sont généralement contraints de participer à la guerre. Cela étant, il semblerait qu’à ce sujet, Sartre vise plus juste en affirmant comme manifestation de la liberté l’expérience de la Résistance. En effet, la Résistance constitue quant à elle la véritable expérience de la liberté dans la mesure où les individus ont le choix ou non de s’engager. Ils ont le choix de jouir de leurs possessions (vitales ou matérielles) ou de subsumer leurs intérêts particuliers au profit d’une idée supérieure et de la totalité éthique.
Yoann Stimpfling
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