Emergence et caractéristiques modernes de la mode
La mode est un domaine fondamentalement ambigu dans la mesure où elle suppose un aspect purement commercial mais aussi une recherche poussée d’un point de vue esthétique. Peu de chercheurs s’intéressent particulièrement à la mode, notamment chez les universitaires, ces derniers considérant qu’elle est le résultat d’une manipulation sociale tendant vers une consommation excessive et superficielle. En effet, bien que la mode envahisse de plus en plus toutes les sphères de la société, elle n’est pas pour autant un sujet dont les intellectuels raffolent ; ils considèrent la plupart du temps que la mode est fondamentalement critiquable, qu’elle est le reflet d’un monde où le vice et la surconsommation sont prônés et où l’esprit critique est annihilé par la machine médiatique. Or il est important de remarquer à quel point ce phénomène social est unique dans l’histoire humaine dans le sens où la mode, univers de l’éphémère, s’est installée dans la durée et dans les consciences comme une nécessité essentielle à chaque individualité. Dans cette perspective, une recherche interdisciplinaire a vu le jour ces dernières décennies concernant la mode, désignée sous l’expression fashion studies ou fashionology, ce que nous pouvons appeler en France la « modologie »(1).
La définition de la mode elle-même est aussi ambiguë ; en effet elle est l’industrie de l’habillement en général mais aussi un type particulier de changement social dans la mesure où il n’y a de mode que par l’existence d’individus ayant une (prétendue) liberté de choix. En effet la mode ne peut pas être dans un Etat qui veut planifier la mode, comme cela a été le cas dans le régime soviétique. La mode est un phénomène social – où le changement est constant – qui a besoin d’un espace public pour se déployer ; sans cela, l’imitation et la diffusion des tendances seraient impossibles.
La mode a une importance majeure dans l’économie mondiale : elle est un objet social singulier dans la mesure où elle se situe entre l’industrie et les arts et elle est aussi un objet social total car elle « engage profondément les individus et les groupes sociaux et rend compte de l’humain dans sa totalité »(2), comme le souligne Frédéric Godart. La mode, en tant qu’industrie, est déchirée entre l’activité économique, donc la recherche de profit, et l’activité artistique qui met en avant des conceptions esthétiques. Car la mode ne se contente pas d’habiller les individus en transformant du tissu en vêtements, elle crée des objets qui portent en eux un certain sens. Dès lors nous pouvons dire que la mode est une industrie de la création, qui repose, selon Godart, sur six principes : le principe d’affirmation – les individus et les groupes sociaux s’imitent et se distinguent par le vêtement et le sens qu’il dégage –, le principe de convergence – les tendances de la mode sont produites dans un nombre limité de maisons de mode –, le principe d’autonomie – les maisons de mode sont autonomes par rapport à leur environnement économique et politique quant à leurs choix esthétiques –, le principe de personnalisation – le créateur de mode est au centre de l’industrie –, le principe de symbolisation – les marques ont un rôle primordial dans la relation qu’entretiennent les producteur de mode et les consommateurs – et enfin le principe d’impérialisation – la mode se trouve dans toutes les sphères de la vie sociale.
En effet la mode est devenue, à l’âge moderne, un véritable empire qui s’étend dans tous les domaines – esthétique, économie, politique – et qui repose sur deux axiomes du monde moderne, en l’occurrence la séduction et l’éphémère. Ce qui a profondément « lancé » la mode, ce sont les valeurs occidentales relatives au nouveau et à l’individualisme, qui sont nées surtout vers la fin du Moyen Âge. Ainsi, Lipovetsky défend que « la Mode ne s’identifie nullement à un néo-libéralisme doux, elle permet, tout au contraire, l’élargissement du questionnement public, l’autonomisation plus grande des pensées et des existences subjectives, elle est l’agent suprême de la dynamique individualisée dans ses diverses manifestations »(3). Néanmoins, au sein de la modernité, l’autonomie de la conscience provoque une insouciance significative ; l’ouverture d’esprit déclenche une désinvolture, une bien-pensance naïve, presque une irresponsabilité ; la pensée est amoindrie car plus influencée et, bien qu’elle soit sans doute davantage critique, elle semble être de plus en plus artificielle… Quoi qu’il en soit, essayons de dégager les conditions d’émergence de la mode ainsi que ses caractéristiques modernes.
Les conditions d’émergence de la mode
La mode est un phénomène qui a une histoire, autrement dit elle n’a pas toujours été présente dans la vie des individus. Elle est née avec une attache qui est celle du développement du monde moderne en Occident, elle est née lorsque la société chaude, reposant sur la nouveauté perpétuelle, s’est répandue, au détriment de la société froide prônant la tradition et la permanence. A partir du XIVème siècle en Occident, « le changement n’est plus un phénomène accidentel, rare, fortuit, il est devenu une règle permanente des plaisirs de la haute société, le fugitif va fonctionner comme une des structures constitutives de la vie mondaine »(4). Au fur et à mesure le passé est désacralisé et le présent devient le seul temps qui compte, le sacré devenant l’éphémère, ce qui est mais qui ne sera bientôt plus, le paraître luxueux sans cesse renouvelé. La naissance de la mode a dès lors renversé totalement la logique sociale, celle-ci ne reposant plus sur la tradition passée mais sur le présent, le charme et la séduction rapide. Il faut plaire de suite, dès le premier coup d’œil ! Ce théâtre qui accompagne la mode est lié à la démesure, à la surconsommation, et tend à devenir ridicule et inconséquent. Car on ne s’habille jamais que pour soi mais pour projeter une certaine image de soi aux autres ; cela a ainsi contribué à la production du narcissisme moderne.
La mode a tout d’abord été réservée à l’élite de la société. Mais, sans cesse, la mode a percé les couches sociales, ce qui a contribué au fait que l’élite tend toujours à vouloir se démarquer. Ce cycle semble éternel : l’élite adopte un style vestimentaire, les couches inférieures l’adoptent à leur tour, l’élite change de style pour se démarquer de la « populace », et ainsi de suite… C’est sur ce mouvement cyclique entre distinction et imitation que repose le phénomène de mode. Néanmoins, bien qu’elle reste un symbole de la domination sociale, la mode a participé à l’émergence du modèle démocratique puisqu’elle permet aux individus d’exercer une liberté. La mode est, encore une fois, ambiguë : elle est à la fois ce que tout le monde doit suivre et ce par quoi un individu peut réaliser sa pleine singularité. De fait, « la mode a commencé à exprimer, dans le luxe et l’ambiguïté, cette invention propre à l’Occident : l’individu libre, détaché, créateur et son corrélat l’extase frivole du Moi »(5). La culture occidentale célèbre le moi, l’individualité singulière et, de ce fait, a contribué à l’émergence des mutations propres à la mode.
Ce plaisir individuel de plaire, ce plaisir de séduire et d’éblouir l’autre, est né en Occident au sein de l’aristocratie et s’est répandu ensuite à toute la société. Ce plaisir naît par conséquent davantage d’une importance accrue à un ordre esthétique que d’une augmentation significative de la richesse. Le développement de l’amour courtois a aussi contribué à l’émergence de la mode, en prônant le choix libre de l’amant et, donc, l’autonomie du sentiment amoureux au détriment de la légitimité traditionnelle. Lipovetsky écrit à ce propos : « L’amour a contribué en ce sens au processus d’individualisation des êtres, à la promotion de l’individu mondain relativement libre de ses goûts, détaché de la norme ancienne »(6). Une esthétique de la séduction se met donc en place à partir du XIVème siècle, avec l’amour courtois qui engage les individus à mettre en avant leur corps, révélant et dissimulant l’érotisme des formes. Ainsi pourrions-nous croire que la mode débute quand le profane commence à s’immiscer au sein de l’élite. Cela est à la fois vrai et faux ; en effet, bien que le christianisme soit contre la vanité, il a aussi contribué à l’univers de la mode, notamment par la représentation artistique glorifiante de la créature terrestre. La mode, bien qu’elle s’émancipe des schémas religieux, a eu besoin de ce cadre chrétien de l’incarnation afin de s’épanouir, cadre qui met paradoxalement en avant la dignité de l’ici-bas.
Résumons : la mode émerge lorsque les structures sociales traditionnelles régressent et sa dynamique repose sur l’imitation et la distinction. Elle se manifeste comme un intermédiaire entre l’individu et la société ; l’individu qui choisit de porter un vêtement affirme une certaine appartenance à un groupe social particulier. En outre, la mode est relationnelle puisqu’elle est toujours tournée vers autrui, vers le monde social. Ainsi, Godart écrit : « La mode est une production et une reproduction permanentes du social »(7).
La modernité : démocratisation, culte de soi et érotisation
La mode au sens moderne a pris naissance au XIXème siècle par une multitude de facteurs, notamment l’industrialisation, les communications de masse, les valeurs modernes et le système démocratique. Cela déclenche l’émergence d’une nouvelle façon de concevoir le vêtement : il ne doit plus entraver les gestes, il doit accompagner librement le corps naturel. La démocratie a favorisé le culte général de la mode, celle-ci n’étant plus réservée à la couche supérieure de la société : la mode, selon les mots de Lipovetsky, est devenue un « impératif social catégorique »(8). La mode accompagne en outre le culte moderne de l’éphémère, de la frivolité, du bonheur personnel et d’une vie plus facile à vivre. C’est donc dans une logique de glorification de la vie terrestre que la mode a pu connaître cet essor. « L’élévation du niveau de vie, la culture du bien-être, du loisir et du bonheur immédiat ont entraîné l’ultime étape de la légitimation et de la démocratisation des passions de mode »(9). Cette démocratisation de la mode a provoqué l’émergence du style jeune, du style non-style, du style décontracté et sport : l’âge de l’apparence individualiste est à son apogée. Encore une fois réside un paradoxe dans ce processus ; en effet par la mode l’individu, ce Narcisse, souhaite cultiver son intimité mais, d’un autre côté, cette culture intime s’accompagne nécessairement d’un exhibitionnisme exacerbé. En outre la multitude des modes permet un renouvellement perpétuel de l’apparence que l’on renvoie : l’homme, par exemple, opte pour un style décontracté pendant ses loisirs, tandis qu’il s’habille en costume pour le travail (il faut admettre que ce fossé entre le loisir et le travail tend à disparaître : il faut à présent même s’amuser au travail, en témoigne la logique éducative actuelle).
Cet essor de la mode met l’accent sur le féminin, au détriment du masculin, ce qui contribue à créer un fossé vis-à-vis de la séduction des sexes. L’homme est dépossédé des artifices, tandis que la femme conquiert tous les symboles relatifs à la séduction. La femme est en effet vouée à plaire par la mise en perspective de ses formes sensuelles et de son artificialité, qui suscitent à la fois le désir d’imitation et le désir sexuel. Au sein de la mode moderne, la femme peut tout porter alors que l’homme reste enchaîné à un style vestimentaire strict reposant sur un interdit social fondamental : la robe, la jupe et le maquillage sont réservés à la femme, seul sexe capable d’être érotisé pleinement. Chaque partie du corps de la femme est érotisée : le talon amincit le pied et la cheville tout comme le collant la ligne des jambes, la jupe magnifie les hanches et les fesses, la robe dessine la poitrine et les épaules, le maquillage permet un embellissement remarquable des lèvres, des paupières et du teint, enfin les accessoires – collier, bague, bracelet – accompagnent les mouvements sensuels et l’artifice général. Cette opposition de l’apparence tend peut-être actuellement à s’amoindrir dans les grandes villes – et encore ! – mais elle persiste partout ailleurs : « le masculin est condamné à jouer indéfiniment au masculin »(10). Culturellement, la femme est le sexe pouvant porter robes et jupes, tandis que l’homme est le sexe qui contredit la mode, qui va à son encontre, il est le sexe exclu de la sensualité et de la futilité : la femme est esthétique, l’homme est utile, voilà ce qui persiste fondamentalement dans les consciences ; la femme a le devoir d’être belle, l’homme doit avant tout être actif. Pourtant, avec l’égalité naissante due à la démocratie, la femme a pris le pantalon de l’homme tout en restant féminine… et l’homme est resté homme. Toujours est-il que l’hégémonie du vêtement entre les deux sexes n’a pas effacé la volonté individuelle d’affirmer une différence esthétique selon que nous soyons homme ou femme. La société moderne repose dès lors sur l’égalité sociale entre les sexes mais aussi sur une inégalité esthétique, la femme étant admirée pour sa beauté et la mise en valeur de son corps. En définitive, la femme – ou plutôt devrais-je dire la jeune fille car le culte de l’apparence s’accompagne du culte de la jeunesse éternelle – semble être sans le savoir la grande gagnante de cet idéal démocratique ayant pour principe le culte de soi, le bonheur immédiat et le bien-être éphémère.
Pour conclure, disons que la mode est à la fois l’affirmation de la liberté individuelle et l’emprisonnement du corps et de l’esprit dans une logique du désir insatiable. La mode est la dynamique sociale qui a permis de dépasser la société traditionnelle mais cette dynamique a aussi fait émerger la société individualiste autoritaire, qui a réduit le fossé entre les sexes tout en préservant entre eux une distinction fondamentale.
(1) Voir Godart Frédéric, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, 2016.
(2) Ibid., p. 9.
(3) Lipovetsky Gilles, L’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987, p. 20.
(4) Ibid., p. 33.
(5) Ibid., p. 55.
(6) Ibid., p. 75.
(7) Godart Frédéric, Sociologie de la mode, Paris, La Découverte, 2016, p. 25.
(8) Lipovetsky Gilles, L’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987, p. 91.
(9) Ibid., p. 135.
(10) Ibid., p. 156.
Jean
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