Culture de masse et divertissement : penser la crise de la culture avec Hannah Arendt


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De La Laitière de Vermeer jetée en pâture sur vos pots de yaourts aux graffitis gribouillés sur les façades d’un immeuble en passant par le florilège de films et séries proposées sur les plateformes de streaming, les objets culturels n’ont semble-t-il jamais été aussi prolifiques dans l’histoire du monde. Face à ce constat, sans doute pourrions-nous être amenés à penser que cette massification de la culture profite à une expansion de la culture. Pour autant, les effets produits par la culture de masse sur les objets culturels sont-ils nécessairement positifs ? C’est à cette question que s’intéresse la philosophe Hannah Arendt dans le sixième chapitre de l’un de ses ouvrages phares, La Crise de la culture (1961). Pour Arendt, la culture de masse comporte en elle le danger d’une destruction des objets culturels en ce sens que les objets culturels sont en proie à une dénaturation ayant pour résultat de les modifier et de les faire tomber dans le champ du divertissement.

Tout d’abord, Arendt décrit le processus par lequel la culture de masse advient. En effet, la culture de masse présuppose l’existence d’une société de masse qui « s’empare des objets culturels ». Ainsi, il faut entendre par le terme de « société de masse », celui d’une société disposant d’un certain temps à allouer à la culture, au loisir ; autrement dit, un temps n’étant pas soumis à la contrainte du travail. Cette idée d’une « massification » de la société n’est alors pas sans faire écho aux progrès techniques et industriels qui accompagnent le mouvement de la modernité. En effet, l’essor du capitalisme a permis d’alléger les contraintes physiques qui pesaient sur la majeure partie de la population tout en libérant un certain temps dit « libre » mis à sa disposition. Cela étant, la culture de masse a pour condition d’existence une société de masse permettant à une grande partie de la population de s’adonner à la culture. Hannah Arendt affirme néanmoins que la culture de masse comporte en elle-même le danger d’une destruction des objets culturels dans la mesure où ces derniers, sous le joug de la société de masse, seraient consommés par cette dernière en conséquence du « processus vital de la société ». Dès lors, Arendt affirme que les objets culturels, tels quels, ne sont pas censés être des objets de consommation. Or, les objets culturels, pris dans la société de masse, sont incorporés par cette dernière en raison d’un processus vital qui, comme un processus biologique, consomme les objets qui se trouvent dans son giron. Ainsi, de l’objet culturel aspiré par le processus vital survient un objet de consommation ; ce qui, par conséquent annonce une transformation de l’objet, et plus précisément, une dénaturation due à la digestion opérée par le processus vitale sur l’objet culturel, dépossédant de fait l’objet culturel de son essence. Et si l’on parle d’essence c’est bien car l’objet culturel est essentiellement immortel, et de fait, impropre à la consommation d’un processus biologique ne s’occupant que des objets mortels. Cela étant, la consommation des objets culturels donne inéluctablement lieu à une dénaturation par laquelle l’objet culturel perd sa permanence, son immortalité.

Cette dénaturation de l’objet culturel opérée par la culture de masse n’est toutefois pas le fruit de la diffusion de masse. A cet égard, Arendt distingue clairement l’aspect qualitatif de l’aspect quantitatif en ce sens que la diffusion de masse – en tant que phénomène purement quantitatif – n’affecte aucunement la nature de l’objet culturel tandis que la modification substantielle de ce dernier – en tant que modification qualitative – apparaît comme l’origine de la destruction de l’objet culturel. Et pour cause, la diffusion de masse, celle des grandes œuvres littéraires par exemple, pourrait être considérée comme éminemment favorable à l’expansion de la culture au bénéfice de la population dans la mesure où la nature de l’objet culturel demeure inchangée. Toutefois, Arendt dénonce la modification de la nature des objets culturels qui, pris dans le processus vital de la société, se retrouvent privés de leur nature immortelle en devenant des objets de consommation. Et si la dimension quantitative n’est aucunement responsable de la destruction des objets culturels, c’est en réalité la modification qualitative de ces derniers qui les entrainent vers leur destruction dans la mesure où, les objets culturels étant modifiés dans une dimension consumériste, sont modifiés dans leur nature propre, par l’utilisation consumériste des objets culturels. Afin d’illustrer ses propos, Arendt donne l’exemple des réécritures, de la reproduction ou de l’adaptation cinématographique des objets culturels en dénonçant le caractère « kitsch » de ces produits résultant directement de la crise du concept d’authenticité de l’œuvre d’art dans la modernité. La philosophe expose alors un concept fondamental de cette crise de la culture, celui du « divertissement ». En effet, les masses ne profitent pas de l’objet culturel à proprement parler, mais de sa dénaturation consumériste, d’une destruction de la culture au profit du divertissement qui n’est autre que le résultat du processus vital de la société ayant consommé la culture. Cela étant, le divertissement des modernes n’est ici autre que le résultat d’une dénaturation de l’objet culturel, une réduction biologique privant l’homme de ce qui lui permettait jusqu’alors de s’élever au-dessus de ses conditions biologiques.

Alors, à qui la faute ? Quelle est la responsabilité de l’homme dans ce processus de dénaturation ? Selon Arendt, le délabrement de l’objet culturel en objet de consommation n’est pas le fruit d’un simple accident, mais résulte bien plutôt de la volonté d’un certain type d’intellectuels d’agir en ce sens. Pour la philosophe, le résultat de ce processus « n’est pas une désintégration mais un délabrement » dans la mesure où, à la suite du processus vital opéré par la société sur l’objet culturel subsiste quelque chose de ce dernier ; il n’est pas intégralement détruit mais modifié, vidé de sa nature propre, celle de conduire l’homme au-delà de sa condition humaine et de son cantonnement à un strict processus biologique afin d’en récolter par décantation, le seul divertissement qui enferme l’homme dans ses fonctions biologiques et consuméristes. C’est là peut-être l’essentiel de la distinction à opérer entre le divertissement et l’objet culturel : lorsque le premier est un objet fonctionnel – dans la mesure où il a pour objet de divertir et que le divertissement est une fonction vitale de l’être humain – le second quant à lui n’a pas de fonction vitale, il est même l’anti-fonctionnel en tant qu’il n’est qu’objet de désintéressement et de contemplation. L’objet culturel n’est pas un objet vital, il est un objet hors de la vie, au-delà de la vie permettant à l’homme de s’émanciper de sa condition. Pour autant, Arendt affirme que cette transformation de la modernité possède pour origine, une volonté, celle d’un « type particulier d’intellectuels » conduisant au délabrement de l’objet culturel par sa compromission dans le champ du divertissement. En effet, cette transformation n’est pas le fruit direct des producteurs d’objets culturels – tels que les compositeurs de Tin Pan Alley comme l’expose Arendt – mais celui d’intellectuels ayant pour objectif de faire passer des objets culturels tels qu’une pièce de Shakespeare dans le champ du divertissement, en la mettant au niveau d’une comédie musicale telle que My Fair Lady. Dès lors, on pourrait entrevoir dans les propos de Hannah Arendt, concernant les objets culturels modifiés par exemple, l’idée d’un nivellement par le bas dans la mesure où la comparaison sur un pied d’égalité d’Hamlet à une comédie musicale, entrainerait par conséquent une dénaturation de l’objet culturel en le faisant passer dans le champ d’un divertissement inapte à la culture ; et cela réciproquement. En conséquence de ce développement, Arendt ouvre la question de la survie des objets culturels passés et de leurs auteurs, dans la mesure où la crise de la culture entraine un passage de ces derniers dans le champ du divertissement. Or, si l’objet culturel est par essence immortel, le divertissement quant à lui est par essence mortel car pris sous le joug d’un processus biologique consumériste. Les objets culturels étant immortels, ils ne peuvent par définition mourir ; ce qui peut expliquer la survie de certains auteurs ayant sombré dans l’oubli pendant un certain temps. Toutefois, la modification de leur nature même, de leur essence au profit du divertissement constitue un danger considérable dans la mesure où cette dénaturation relègue l’objet culturel dans une dimension strictement divertissante.

Que retenir de la thèse d’Hannah Arendt ? La philosophe affirme que la culture de masse a pour résultat la destruction de l’objet culturel dans la mesure où, ce dernier étant pris dans le processus vital de la société, il devient un objet de consommation, un objet mortel opposé à la nature propre de l’objet culturel qui est son immortalité. En effet, s’il est un élément constitutif de la vie humaine que de s’adonner au divertissement, l’objet culturel quant à lui ne fait aucunement partie de la vie – au sens biologique – de l’être humain ; il est un au-delà de la vie, une possibilité pour l’homme de s’élever au-delà de sa condition humaine. Ainsi, la crise de la culture est notamment une crise de l’objet culturel qui, dénaturé, ne permet plus à l’homme de s’élever au-delà de sa condition.

Yoann Stimpfling

  • Hannah Arendt, La Crise de la culture (1961), Paris, Folio, 1989.


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