Francesca Woodman : un météore angélique
Une femme qui restera jeune
Francesca Woodman est une photographe américaine née en 1958. Elle entre à la Rhode Island School of Design, une école des beaux-arts en 1975. Tous les témoignages de l’époque prouvent que Woodman fait preuve d’une grande maturité artistique. En 1978 elle présente une exposition personnelle dans la librairie-galerie Maldoror en Italie. De plus elle rencontre les artistes du mouvement romain de la trans-avant-garde et se mêle à ce groupe dans une exposition à la galerie Ugo Ferranti la même année. Mais son ambition est plus grande, en 1979 elle retourne aux Etats-Unis, à New York. Elle cherche à faire carrière en photographie et devient alors « artiste résident » à MacDowell Colony dans le New Hampshire. De retour à New York elle participe à plusieurs expositions collectives à la galerie Daniel Wolf.
En janvier 1981 elle publie son premier ouvrage Some Disordered Interior Geometries où les photographies en noir et blanc sont superposées à un manuel de géométrie italien marquée par des notes de l’artiste. Ses photographies, mettant en jeu son corps dans diverses contorsions, contrastent avec les illustrations académiques de géométrie. Ce livre traduit l’opposition entre le travail intellectuel et les formes que peuvent prendre le corps, autrement dit entre la connaissance et la vie. Cependant elle allie les deux dans cette œuvre, cela laisse supposer qu’elle voulait résoudre le problème existentiel reposant sur l’inadéquation d’une pensée face à la réalité des choses. Quelques jours après cette publication, elle met fin à ses jours le 19 janvier, alors âgée de 22 ans. Une exposition en 1986 est alors organisée par Ann Garbor, directrice du Wellesley College Museum, qui met à l’honneur l’œuvre de Woodman. A partir de cette date elle est reconnue comme l’une des plus énigmatiques et des plus grandes photographes de son temps. Malgré sa brève carrière, son œuvre comptant environ 800 clichés a eu un succès considérable.
Je vous propose à présent d’analyser quelques photographies. Woodman aborde notamment les thèmes de l’ange, de la dissimulation, de la métamorphose corporelle et de l’érotisme dans un univers captivant, proche de la révélation.
L’ange
Dans une pièce inhabitée et insalubre, des draps flottent faisant penser à des ailes d’ange. Woodman, floue, fantomatique, semble s’élever vers le ciel dans un univers morbide duquel elle tente d’échapper. La lumière éclatante provenant de la fenêtre contraste avec le plafond, firmament nocturne. La clarté qui percute la vitre annonce peut-être un miracle, la venue d’un être divin, un ange. Sans doute l’ange est-il déjà présent mais invisible. Woodman, en pleine extase, défie la gravité aspirée par un au-delà vers lequel elle tend désespérément.
Woodman, nue, regarde l’objectif avec intensité. Une faible lumière heurte son corps délicat mais cela est suffisant pour percevoir ses formes douces qui s’opposent avec l’espace obscur dans lequel elle se trouve. Le spectateur ressent un certain vertige du fait de la hauteur à laquelle la photographie a été prise et ce sentiment est accentué par le vide et l’absence de sentiment sur son visage. Angélique et énigmatique, elle ne se dévoile qu’à moitié devant l’objectif, c’est-à-dire son monde artistique, vers lequel elle est attirée irrésistiblement.
Au centre de l’image se trouve une chaise massive en bois sombre. En travers du siège un vêtement blanc est prêt à tomber. Une femme est suspendue au linteau de la porte, elle porte une chemise trop large pour sa carrure. La lumière, éclatante, percute les jambes lisses, délicates et flottantes du corps en suspens. Son visage est caché par son bras gauche. L’effet de lumière offre une photographie pure, proche du miracle : le spectateur, saisi, fait l’expérience d’une révélation mystérieuse. De plus, lorsque nous regardons cette photographie, nous pensons à une crucifixion. Une femme crucifiée, ne serait-ce pas affirmer la figure de la femme en donnant à ce corps un caractère divin ? Cependant les objets du quotidien qui l’entourent supposent un tout autre point de vue, sans doute plus proche de la réelle signification de cette mise en scène. Ce n’est pas un corps crucifié mais un corps rempli de vitalité prenant une impulsion brutale et élévatrice. La femme, suspendue, est légère et défie une fois de plus la gravité, cette fois-ci d’un univers lumineux parsemé d’ombres.
Le corps métamorphosé et l’érotisme
Woodman opère des déformations de son corps dans plusieurs clichés. Elle appuie avec fermeté sur certaines parties de son corps pour qu’il change d’aspect, pour qu’il devienne autre que ce qu’il est. Ici, elle s’écrase les seins avec du verre, ce qui a pour effet de les aplatir. Dans une autre photographie, elle a sept pinces à linge sur la partie supérieure de son corps. Ces photographies révèlent sans doute sa théorie créatrice reposant sur la souffrance et l’engagement de son propre corps dans l’expérience artistique.
Mais elle ne fait pas que déformer son corps, elle met aussi en valeur ses formes pour créer des photographies sensuelles d’où émane beaucoup de légèreté érotique. Sur celle-ci, Woodman est allongée sur un divan, deux paires de collants sont accrochés au mur au-dessus d’elle, l’une est noire, l’autre est blanche. En lingerie élégante, dos au spectateur, elle semble avoir quelqu’un dans ses bras. Mais elle n’a personne, c’est pourquoi elle se tourne : malgré sa beauté, qu’elle met ici en valeur, elle ne connaît pas le contact physique avec une autre chair.
Debout et nue, au second plan, une faible lumière vient adoucir son corps. Devant elle se trouve une fleur de lys dont l’une des fleurs est éclairée, au centre de l’image. Le lys est un symbole de pureté, parfois associé à la Vierge Marie. Il est aussi le symbole de la beauté de la jeunesse. Cela accentue l’effet de pureté de son corps radieux et jeune, sans douleur, sans rides, sans blessures apparentes. Elle avance et séduit véritablement en produisant des reflets sur son corps avec un ustensile, ce qui renforce l’idée qu’elle voulait s’effacer de ses productions tout en se montrant nue. Ceci constitue l’essentiel de ses productions, en l’occurrence le besoin de combiner visibilité et dissimilation, de combiner lumière et ombre. Ce corps féminin est à la fois pur et suscite le désir. Cette alliance paradoxale peut faire penser à la double injonction imposée aux femmes dans la société, en l’occurrence celle d’être vierge, pure, et celle de susciter du désir et de pouvoir féconder.
Autoportrait
En 1972, Woodman réalise un autoportrait qui est considéré comme sa première photographie : elle est âgée de 13 ans. Elle est assise sur une sorte de banc. Son bras droit est accoudé tandis qu'elle tient dans sa main gauche une barre qui se prolonge jusque vers l'objectif qui rend le premier plan flou. C'est en effet un autoportrait bien que la masse de ses cheveux cachent son visage. Encore une fois elle se dissimule mais cela fait partie de son identité : se cacher fait partie de ses gènes, elle refuse de se montrer complètement.
Conclusion
Le recours au corps féminin, récurrent dans son œuvre photographique, comme surface de projection pour la vue et les désirs a engendré des interprétations féministes. Le positionnement de l’artiste par rapport à ce mouvement reste cependant inconnu. Ce que nous pouvons dire avec plus de précisions, c’est le fait qu’elle utilise son corps comme l’expression de sa subjectivité. Elle prouve le caractère changeant du corps, de sa malléabilité et de son intérêt dans un projet artistique car le corps est une expression vivante. Elle laisse parler son corps qui est pour reprendre les mots d’Antonin Artaud le « langage physique et concret [1]». Elle a un corps atomique, explosif et créateur qui crée une « poésie dans l’espace [2]».
Woodman se construit un monde où elle n'existe pas, un monde de refus où la seule possibilité est d'être un ange et de flotter, léviter et obéir à de nouvelles lois physiques. La gravité est centrale dans ses clichés et c'est aussi cette gravité qui a fini par la tuer. L'inquiétude qui se dégage de ses photographies témoigne de son mal-être et de son incapacité à faire face à la vie, d'où la figure de l'ange qui lui donne une certaine consolation. Malgré cet univers rien de morbide ou de monstrueux ne transparaît dans son œuvre : Woodman est délicieusement cruelle. C'est elle-même qui forme et transforme sa chair. Son corps est son objet de travail, elle le met en valeur, le modifie, le néglige ou le dissimule carrément. Elle se cherche, cherche une identité qu’elle ne trouve finalement pas. Elle se multiplie, manipule des miroirs : elle part à l’aventure dans son être.
Elle est un ange, un ange à la dérive. Dans la maison à Providence, où elle réalise une série de photographies, le papier peint se désagrège, les murs agonisent et les portes se décomposent... pourtant un ange naît de ce lieu et semble résister à la désolation. L'ange à la renverse crée dans un tsunami de tourments tout en s’affirmant en tant que corps expressif. Elle se trouve dans un entre-deux, entre le spleen et la rage de vivre, dans un monde où temps est éphémère, fugace. Les photographies de Woodman abritent des fantômes insondables, d'une étrangeté dérangeante, proche de la mort. Elle captive, saisit ceux qui la regardent et ces derniers ne peuvent que rester bouche bée devant l’expérience que ses photographies procurent.
[1] Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Gallimard, 1964
[2] Ibid
Toutes les photographies sont extraites du livre Francesca Woodman. Devenir un ange paru en 2016 aux éditions Xavier Barral.
Jean
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